GRAND FORMAT : #SciencesPorcs, et après ?

Clément Rabu

GRAND FORMAT : #SciencesPorcs, et après ?

GRAND FORMAT : #SciencesPorcs, et après ?

Clément Rabu
6 septembre 2021

Le hashtag qui dénonçait les violences sexistes et sexuelles subies par les étudiant.e.s des Instituts d’Etudes Politiques a fait grand bruit en janvier et février 2021. Face au tollé, il aura permis la réaction des directions des différents Sciences Po ainsi que celle du Ministère, décidés désormais à affirmer une « tolérance zéro ». Une mise en mouvement, face à l’exposition médiatique et à la remise en cause de la réputation des établissements, qui « doit s’inscrire dans la durée et se traduire par un plan d’action cohérent et robuste », affirme le rapport de l’Inspection Générale remis en juillet à Frédérique Vidal. A l’aube de la rentrée, qu’en est-il à Sciences Po Lille ?

A l’IEP de Rennes, février 2021.ⒸEPJT Tours

 

Le pouvoir du hashtag est encore trop sous-estimé en science politique. Encore aujourd’hui, les idéaux-types de « mise à l’agenda » enseignés (à Sciences Po notamment…), ne considèrent pas assez Instagram et Twitter comme de potentiels et véritables tremplins politiques. Et pourtant, #SciencesPorcs démontre une nouvelle fois dans les luttes féministes que seule la médiatisation massive peut faire réagir le ou la décideur.se en bout de chaîne…

Gangrène

Non pas que le processus « classique » de politisation d’un problème social n’ait jamais eu l’ambition d’aboutir : depuis une vingtaine d’années, les associations alertent sur les nombreux cas de violences sexistes et sexuelles (VSS) au sein de la sphère étudiante. Citons le travail du CLASHES (Collectif de lutte contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur) opérant depuis 2003, ou celui de Bon Chic Bon Genre à l’IEP de Lille [1]. Mais la suite logique –toujours selon les modèles théoriques- veut que l’Homme politique s’approprie la problématique et légifère à son propos. Force est de constater que la ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Frédérique Vidal, considérait jusqu’ici que les universités étaient davantage gangrenées par des mystérieuses sorcières islamogauchistes que par les VSS…

Devant la vague de témoignages pullulant sur les réseaux sociaux [2], la réaction des institutions était cette fois-ci obligatoire, a fortiori lorsque les révélations touchaient les étudiant.e.s de Sciences Po, destiné.e.s à incarner la future élite de la Nation [3]… La ministre s’empressait alors de missionner l’Inspection Générale dans les 10 IEP, afin de dégager un état des lieux de la situation : symptomatique là encore d’un retard dans la documentation et la considération du sujet jusqu’ici. Une manière aussi d’éviter d’avoir à se justifier soi-même de ses propres errements sur la question.

Rue Saint-Guillaume, Sciences-Po Paris. Crédits : ⒸFTV

Au rapport

Début juillet, ladite mission « relative à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les IEP », remettait son rapport, cette fois-ci sans le bouillonnement médiatique antérieur (là est l’inconvénient de l’éphémérité du hashtag). Pourtant, pendant 164 pages, les inspecteur.trices répètent la gravité de la situation et pointent précisément ce manque de prise de conscience du Ministère et des directions des Sciences Po face à des comportements qui persistent.

Parmi les 38 recommandations que le rapport transmet, on presse donc la désignation d’un délégué au ministère, la création d’un observatoire national élargi à l’ensemble de l’enseignement supérieur sur ces questions, et le lancement rapide d’une enquête nationale. Car les chiffres sont autant perfectibles que déjà alarmants. Sur les données de 2019 à juin 2021 transmises par les IEP, on dénombre  41 accusations de viols et 18 accusations d’agressions sexuelles, sur 89 faits remontés aux directions. Un recensement qui  ne concerne pas uniquement des faits liés aux établissements, mais qui paraît toutefois sous-estimé, les victimes restant très minoritaires à s’exprimer auprès des dispositifs existants. 

Car il existe bien des structures dédiées à la lutte contre les VSS au sein des IEP. Successivement, les circulaires de 2012 et 2015 puis la loi du 6 août 2019 [4], ont rendu obligatoire la présence d’un dispositif de signalement dans les établissements. A Lille, une Commission Egalité de Genre a vu le jour en associant professeur.e.s, personnel et étudiant.e.s (élu.e.s) autour d’une cellule de veille et d’une volonté de soutenir et garantir l’égalité de genre. La mission souligne que dans les IEP, parfois plus qu’ailleurs, des initiatives ont été prises en matière de partenariats avec des associations ou structures extérieures.

« Un « silence gardé pour préserver la réputation de leur établissement, de la marque « Sciences Po », ou même parfois une minimisation des faits »

Mais encore faut-il que celles-ci soit légitimes et…légitimées. La stupéfaction des directions des IEP lors de la flambée des témoignages démontre que les structures n’ont pas fonctionné efficacement.

Par manque de moyens d’abord : Catherine Saupin, chargée de la Mission Egalité à Sciences Po Lille ne disposait que d’une simple décharge d’heures de cours. Impossible pour elle de recueillir à la fois les témoignages des étudiant.e.s (très lourd mentalement par ailleurs) en même temps que de communiquer régulièrement pour faire connaître cette jeune commission à l’ensemble de la communauté (la pandémie n’ayant rien arrangé).

Par manque de confiance surtout : les directions ne sont que peu sollicitées par les victimes de manière générale. Plusieurs faits et lacunes ont renforcé ce sentiment dans les IEP. Des étudiants accusés simplement déplacés de campus, des maladresses dans l’écoute des victimes suite au manque de formation du personnel, la longueur des enquêtes internes, etc. L’ancienne présidente de BCBG, Manon Réveillé, parlait d’un « bricolage » qui n’était pas favorable à une prise en charge sereine des victimes.

Le rapport va, de son côté, plus loin et décrit un « silence gardé [des directions] sur ce sujet tabou (…) pour des raisons de préservation de la réputation de leur établissement, du diplôme et de la marque « Sciences Po », ou même parfois une minimisation des faits afin de préserver l’avenir et la carrière des mis en cause” page 30). Une attaque frontale que Pierre Mathiot, directeur de l’IEP de Lille, qualifie de « tout simplement fausse » dans son établissement. Interrogé par La Manufacture, il y voit d’abord une raison pragmatique : « Nous savons bien que si une « affaire » était rendue publique et montrait que la direction savait et n’avait rien fait, alors la réputation de l’école serait bien plus fortement ternie. Nous avons clairement intérêt à ce que les choses sortent et soient portées à connaissance, dans le respect bien entendu de la confidentialité et de la présomption d’innocence. »

La ministre Frédérique Vidal, juillet 2021

Un plan national à la rentrée

Il admet toutefois être conscient que l’administration doive travailler afin que « les mécanismes de porter à connaissance soient plus efficaces encore qu’ils ne sont et la parole plus aisée ». Rétablir cette confiance sera la clef de voûte d’une rentrée qui, grâce au hashtag, parait cette fois-ci avoir mobilisé l’ensemble de la communauté pour répondre à « la tolérance zéro », que porte désormais Frédérique Vidal. Le rapport insiste pour que cette «  mise en mouvement, en réaction à l’exposition médiatique et à la remise en cause de l’image et de la réputation des établissements, doit s’inscrire dans la durée et se traduire par un plan d’action cohérent et robuste ». Le ministère annonce présenter un plan national de lutte contre les VSS dès la rentrée avec une première enveloppe de 500.000 €.

A Sciences Po Lille, on affirme que les recommandations du rapport sont venues pour la plupart confirmer des décisions qui seront en vigueur dès septembre, grâce « très largement aux relations constructives entretenues avec l’ensemble des parties prenantes, notamment les associations étudiantes. » Celles-ci ont, de leur côté, fait savoir que leur rôle ne devait pas se substituer à celui de l’administration.  Jusqu’ici Bon Chic Bon Genre, l’association féministe et LGBT+ de l’école, était à la genèse de la majorité des initiatives : safe zones tenues par des étudiantes auto-formées lors des soirées liées à l’IEP, campagne de sensibilisation, charte et même cellule d’écoute pour les victimes…

A Lille, 1 an d’exclusion pour un ancien président du Bureau des Sports

Conscient de la « perfectibilité » des systèmes, la direction annonce leur évolution. La Commission Egalité de Genre sera ainsi dissociée de sa cellule de veille, qui quant à elle doit pouvoir se professionnaliser. C’est une condition sine qua none pour une meilleure prise de parole des victimes, affirme le rapport. Suppléer Mme Saupin de personnes extérieures spécialistes (avocat.e, psychologue) semblait urgent tant la référente fait un « travail très accaparant », reconnait le directeur. Aussi, il faudra trancher rapidement la question du maintien d’étudiant.e.s (élu.e.s à la CEG) dans ce  dispositif d’écoute, tant cela a pu être « difficile à gérer sur le plan psychologique » pour certain.e.s.

Plus que la CEG, le plan d’action se doit aussi d’être global, détaille l’administration lilloise. En amont d’abord, les primo-arrivant.e.s seront davantage sensibilisés à la question lors du SAS de rentrée, alors que les étudiant.e.s faisant parti.e.s des « bureaux » ont quant à eux été formés avant l’été. En aval, l’Établissement Public Expérimental « Université de Lille » (projet de mutualisation de compétences de Sciences Po Lille avec d’autres établissements lillois, en vigueur au 1er janvier 2022) pourrait être une opportunité afin d’améliorer le fonctionnement de la section disciplinaire de l’IEP. Pierre Mathiot veut en tout cas peser le pour et le contre : transférer le pouvoir disciplinaire aux instances de l’EPE ferait nécessairement perdre une proximité souvent nécessaire, en même temps que ce « dépaysement vers une structure plus grande, plus professionnelle sans doute, plus éloignée de notre vie quotidienne pourrait aider à améliorer nos pratiques ».

La présente commission disciplinaire a quant à elle prononcé le 2 juin dernier, sa première exclusion de tout établissement d’enseignement supérieur pour une durée d’un an, d’un étudiant de l’IEP. Ancien président du Bureau des Sports, il est accusé par une étudiante d’agression à caractère sexuel.

Pierre Mathiot, directeur de Sciences Po Lille

Une responsabilité au-delà des murs de l’IEP

Un travail en bonne voie qui se heurte toutefois à plusieurs difficultés majeures. La question des VSS n’est pas intramuros à l’IEP ; où placer la frontière entre une sorte d’espace public de Sciences Po Lille justifiant l’implication de l’IEP et l’espace de la vie privée, s’interroge le directeur ? Car naturellement, les violences subies au sein de l’établissement semblent minoritaires (sans nier celles infligées par des professeur.e.s)  face aux multiples cas d’étudiant.e.s des IEP en soirée privée.

 Le rapport tranche franchement l’ambiguïté en rappelant que depuis la décision du Conseil d’Etat le 27 février 2019, si les faits ont eu lieu dans des évènements en lien avec la vie universitaire (soirée étudiante, colloque – y compris à l’étranger, soirée privée, etc.), la section disciplinaire de l’établissement est compétente pour mener une enquête, « dès lors que les faits sont de nature à porter atteinte à l’ordre et au bon fonctionnement de l’établissement”, c’est à dire qu’ils ont un “retentissement tant sur le climat régnant entre les étudiants de l’université que sur la santé et la scolarité de la victime”. De la même manière, pénalement, la responsabilité de directeur (comme tout officier public ou fonctionnaire, article 40 du Code Pénal)  est celle de signaler sans délai au procureur de la République un crime ou un délit dont il a connaissance.

La complexité du problème demeure toutefois grande. Seule une situation sur deux, parmi celles qui auraient dû être signalées, l’a effectivement été : à première vue, c’est un manquement majeur des directions, qui nourrit la perception d’impunité des agresseurs. Toutefois, c’est aussi régulièrement la victime qui s’oppose à l’enclenchement d’une procédure pénale, pour des raisons multiples (longueur de la procédure, question de la preuve…). Les administrations sont alors tiraillées entre leur obligation pénale et le souhait de la victime… Un point qui semble tenir à cœur à M. Mathiot, voyant un rapport qui “simplifie à l’envie des situations en réalité toujours complexes“, symptomatique selon lui de la position difficile des inspecteur.trices restés seulement deux jours dans chaque IEP. 

Rassemblement à Strasbourg, février 2021.

Entre-soi et omerta

Que reste-il alors comme leviers d’action pour lutter contre ces violences ? Il faudrait en réalité revenir à la base : le comportement des agresseurs. Et dans notre sujet, il s’agit surtout du comportement des étudiants, particulièrement au sein de filières sélectives et restreintes comme la formation Sciences Po.

La spécificité de ces établissements accueillant par campus un maximum de 2 000 élèves nourrit un entre-soi et une omerta à la base de la persistance des agressions. Dès lors, il s’agit non plus de montrer seulement la direction du doigt mais également de s’interroger en tant qu’étudiant sur les pratiques -perpétuées souvent par « tradition »– qui rendent propices des violences encore trop récurrentes. C’est dans ce sens que certain.e.s utilisent une expression, souvent mal comprise, celle de la « culture du viol » [5].

Le rapport rendue à la ministre ne souhaite pas trancher sur l’existence de celle-ci, mais apporte tous les éléments qui pourraient faire dire à certain.e.s que l’expression se confirme. Non seulement les méthodes patriarcales ne s’arrêtent pas aux portes de l’enseignement supérieur, mais sont parfois propres à celui-ci. Les évènements comme le CRIT sont revenus continuellement dans les témoignages récoltés. Jusqu’il y a très peu de temps, le « grand chelem », sordide compétition visant à avoir des rapports sexuels avec un.e étudiant.e de chaque IEP, y était pratiqué.

La dense vie associative et étudiante, marque de fabrique des IEP, ne saurait être résumée à ces évènements [6]. Il faut toutefois être conscient que les moments de sociabilité qu’elle offre favorisent autant le large épanouissement d’étudiant.e.s  qu’un entre-soi qui connait ses dérives à court et long-terme. La régulation des directions est ainsi toute naturelle ; pour Pierre Mathiot, il serait préférable de maintenir ces évènements inter-IEP en les cadrant d’une manière stricte sur le sujet plutôt que de se risquer à une interdiction et voir un évènement officieux se tenir, avec bien moins de garantie.

Notre rôle d’étudiant.e

Au-delà de la direction toutefois, il est de la responsabilité des étudiant.e.s, notamment celles et ceux responsables des associations, de contribuer à la tenue d’évènements plus « safes ». Depuis quelques promotions, beaucoup d’entre nous ont vu se coordonner leur adolescence et le hashtag #MeToo, non sans influence sur l’évolution des « traditions étudiantes ». A coups de hashtags encore, (#payetoniep, #duhamel, #sciencesporcs), ces trois dernières années ont initié la déconstruction de pratiques et comportements qui ne sauraient être institutionnalisés. La lettre ouverte des associations de l’IEP l’an dernier doit incarner les prémisses d’une volontaire mutation.

Il reste un travail colossal à accomplir. Poursuivons sans ménagement l’interrogation d’habitudes élevées au statut de « traditions », soyons intransigeant.e.s autant avec les directions qu’avec nous-mêmes. A Lille, il est encore aujourd’hui insupportable de voir une collocation surnommée TDS (d’abord une référence à Toutes des Salopes…), de se sentir obligé d’afficher ses conquêtes sur sa description de liste BDE. L’entretien de cette « culture de choper » (dixit le rapport), bien qu’elle soit consentie, n’est pas innocente face aux multiples victimes.

C’est par ce travail en profondeur que notre sphère étudiante pourra aspirer à devenir une véritable « safe zone ».

 

Clément Rabu

                                                                                                              

 


 

[1] Plus d’informations sur les actions menées. CLASHES : https://clasches.fr/  et Bon Chic Bon Genre,  https://www.instagram.com/bcbgscpolille/

[2] Voir la page Instagram d’Anna Toumazoff, memespourcoolkidsfeministes

[3] Selon le directeur de Sciences Po Strasbourg dans son discours de rentrée : « Vous êtes l’élite de la nation ».

[4] En savoir plus sur la loi du 6 août 2019 sur le volet de l’égalité femmes-hommes : https://www.vie-publique.fr/eclairage/272387-legalite-professionnelle-dans-la-loi-transformation-fonction-publique

[5] En savoir plus sur la culture du viol : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1000390/quest-ce-que-la-culture-du-viol 

[6] La FédéCrit a annoncé que l’évènement CRIT sera réformé. Un travail est engagé depuis deux ans.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Aller à la barre d’outils