Le 30 janvier 2019, Sorry to Bother you sortait dans nos salles. Salué par la critique outre-atlantique, la nouvelle comédie anticapitaliste du réalisateur-rappeur Boots Riley suit le parcours mouvementé d’un télé-marketeur dans une société américaine dystopique, où le capitalisme règne en maître.
ATTENTION : Ici on spoile allégrement petit palien, à tes risques et périls
Cassius “Cash” Green est un gars sympa mais fauché qui vit aux crochets de son oncle. Décidé à trouver un boulot, il s’engage dans une agence de télémarketing dans laquelle il va connaître un succès fulgurant qui va l’amener à découvrir les rouages sinistres du système dans lequel il évolue. Le film suit donc son parcours rocambolesque au sein d’un univers capitaliste déjanté et plus ou moins dystopique, où les violences policières croisent le trafic d’êtres humains, les manipulations génétiques, le racisme ordinaire et les émissions TV lobotomisées. A travers l’histoire de Cassius, Boots Riley se livre donc à une critique satirique d’une société américaine caricaturée dans ses pires travers. Autour d’une brochette d’acteurs efficaces au premier rang desquels Lakeith Stanfield (vu notamment dans Get Out en sympathique lobotomisé), le réalisateur livre un film dont le seule ambition est de véhiculer son message anticapitaliste dans un humour potache. Le montage n’est ici qu’une préoccupation très secondaire, Riley n’hésitant pas à conclure certaines scènes par des fondus enchaînés assez je-m’en-foutistes. Mention spéciale à la direction de la photographie par contre, qui sert très bien le ton léger et dynamique du film par une palette colorée et énergique. La bande son vaut aussi le détour, rien que pour la séquence de violences policières vers la fin du film, doublée d’une musique hallucinée qui permet de maintenir efficacement le ton décalé du film devant des scènes d’une violence crue.
Un large panel thématique
Une autre réussite du film réside dans sa capacité à aborder une masse de thématiques critiques de la société américaine et du capitalisme sans jamais trop s’éparpiller. C’est là que le ton léger et l’aspect de comédie du film joue beaucoup, en permettant d’accumuler des blagues et clichés en accord avec son caractère de critique d’ensemble du système. Le racisme ordinaire est tourné en dérision avec le recours des télé-marketeurs noirs à une “voix de blanc” sous hélium pour réussir à vendre efficacement, ou encore par l’interprétation de rap de Cassius ultra-clichée résumée au seul “nigga shit” répété en boucle pendant deux minutes, à la grande joie de ses admirateurs blancs. L’exploitation des employés est d’abord caricaturée dans le système “Worryfree” qui garantit à tous ses adhérents d’être nourris logés blanchis et employés dans une forme d’esclavagisme moderne promu par les “super-vendeurs”, caste supérieur de télé-marketeurs richissimes devenus trafiquants d’êtres humains que Cassius va intégrer. Elle est hypertrophiée par l’invention d’un mutagène transformant ces mêmes employés en “équi-sapiens”, hommes chevaux monstrueux conçus pour plus obéissants et productifs que les travailleurs humains. Les médias ne sont pas épargnés par une satyre d’émission TV décérébrée dont le principe est de littéralement “casser la gueule” au malheureux candidat, tandis que l’écho médiatique de Cassius comme lanceur d’alerte contre l’exploitation des équi-sapiens est rapidement détourné en glorification de l’innovation technologique. Le monde de l’art contemporain en prend aussi pour son grade au détour d’une “performance” hilarante de Detroit (Tessa Thompson), copine de Cassius. Et tout ce beau système est combattu par une organisation anti-capitaliste dont fait partie Detroit. Le film est donc généreux dans sa caricature assénée souvent sans grande finesse mais toujours avec assez d’énergie et d’humour pour entretenir son ton léger.
Un casting excellent mais sous-exploité
Du point de vue des personnages, le film est servi par un excellent casting même si l’écriture n’est pas toujours au top, notamment pour les personnages de Squeeze (Steven Yeun) aka “le gentil syndicaliste” et Salvador (Jermaine Fowler), meilleur pote de Cassius, tous deux sous-exploités. A côté de ça, on a quand même de très bons personnages comme Detroit, artiste et petite amie de Cassius versant dans la lutte anti-système, Mr. X (Omari Hardwick), sorte de Nick Fury décalé des super-vendeurs et bien sûr Cassius, sympathiquement incarné par Lakeith Stanfield.
Boots Riley parvient ainsi pendant 1 heure et 50 minutes à mener son film d’un trait léger et insouciant autant sur la forme que sur le fond. Cette insouciance peut cependant constituer un grief contre le film: à force de jouer la carte de l’humour potache et de la légèreté, on perd en profondeur des thématiques abordées, qui sont pour la plupart survolées sans porter à conséquence et sans ouvrir la porte à une véritable réflexion. Même la fin du film, qui met en scène la révolte des hommes-chevaux sur fond de grève réprimée dans la violence, n’est jamais suffisamment dramatisée pour dépasser le stade du délire sympathique. D’un côté, on peut reprocher au film une absence de vrai message du fait de son aspect de critique globale et humoristique, et de l’autre cette absence de message profond ne nuit pas vraiment au film, la volonté manifeste de Boots Riley étant de livrer une comédie satirique grinçante. Question de point de vue donc, et de ce que vous attendez personnellement du film.
Sorry to bother you reste avant tout un bon divertissement, qui conjugue critique satirique du système capitaliste américain et montage énergique servi par un casting efficace, sans grande ambition du point de vue de son message, mais dont l’univers déjanté et coloré vaut à coup sûr le détour.
Sorry to Bother You, de Boots Riley, avec Lakeith Stanfield et Tessa Thompson, est en salle depuis le 30 janvier 2019.
Pierre Vigneron