Quelques secondes auparavant, je me mouvais discrètement sur le quai au rythme des basses qui tapaient contre mes tympans. Maintenant, je suis affalée sur le siège du train, la chance d’avoir trouvé une place assise. Les écouteurs toujours coincés dans mes oreilles mais, cette fois-ci, le volume au minimum. Je commence mon jeu : faire semblant d’être dans mes pensées, fixant un point aléatoire, pour mieux observer mes colocataires de wagon. Entendre leurs chuchotements non couverts par la musique, comme s’ils me murmuraient des secrets. Les écouter, deviner qui ils sont, percer à jour leur véritable personnalité, enfouie au plus profond d’eux. Seuls les mystères dont ils regorgent sont dignes d’intérêt, le reste n’est que broutille. Alors je choisis quelques individus et j’enquête. Ils m’aident indirectement à enterrer mes propres énigmes loin du reste du monde, de la société mais surtout de moi-même. Se fondre toujours dans la masse superficiellement uniforme tout en gardant le détail qui change tout, ce qui me rend remarquable tout en restant moi-même.
La première personne à attirer mon regard est mon voisin d’en face, à droite, un enfant. Un garçon d’une dizaine d’année. Déjà bien autonome pour son âge. Prendre le train seul, je ne l’aurais pas fait. Il a trouvé une place assise lui aussi. Un carnet sur les genoux, il gribouille je ne sais quoi. Je plisse un peu les yeux pour mieux voir. Quelques feuilles d’arbre dessinées sur celle de papier et voilà que je plonge dans la surface blanche. Il se balade dans la forêt au bout de son jardin, pour fuir les disputes parentales. Par chance, il trouve une petite grotte à côté d’un fin ruisseau. Il décide d’y implanter une cabane, refuge solitaire et secret. Aussitôt, il se met à la recherche de branches, grandes ou petites, de feuilles pour faire un toit végétal. Les parois de la grotte sont humides, il y fait froid. Il faut du bois sec pour faire un feu, il prendra des allumettes en revenant la prochaine fois. En récoltant tous ses éléments, il s’enfonce malheureusement une écharde dans l’index, comme si la forêt ne voulait pas de cette présence humaine. Pourtant, tout semble fait pour lui dans ce coin : le calme, l’immobilité, il n’y a que sa peau contre la roche mouillée, le lichen mousseux quand on le presse pour lui rappeler qu’il est vivant. Il se concentre sur ces sensations tactiles, seules choses qui comptent pour lui car il n’y a que ça de vrai. Il oublie petit à petit ses parents, s’envoyant des mots durs comme s’ils étaient sur un cours de tennis. Il finit par s’endormir dans sa cachette, effacé des yeux du monde. Il ne se réveille que quelques heures plus tard, le soleil commence à se coucher, il doit rentrer à tâtons, ses mains comme seul guide, à moitié dans le noir. Cette cabane au fond des bois sera son premier secret. Son échappatoire qu’il dessine dans le train et qu’il dessinera pendant plusieurs années, sur un carnet qu’il emportera partout.
Je reviens peu à peu à moi. Mon regard glisse vers une femme qui vient de monter à bord de notre boîte de métal. Elle restera debout, ballottée par les secousses sur les rails. Son visage est tiré par la fatigue, les cernes camouflées tant bien que mal mais visibles, deux poches bleutées sous ces yeux noisettes. Elle porte une fine écharpe, assez étrange pour les douces températures du début du mois d’octobre. Elle s’avance dans l’allée et s’arrête près de moi. Une odeur forte parvient à mes narines et me voilà qui chavire. Elle est amoureuse. Allongée dans son lit, les yeux rivés au plafond, elle sourie niaisement, l’écharpe serrée contre son cœur. Le parfum de son amant emplie ses récepteurs olfactifs. Les messages nerveux se transforment en dopamine et sérotonine après leur passage cérébral, flux d’hormones plus fort que les effluves de son repas préféré qui passe sous la porte de sa chambre. Elle est dans un état de pur bonheur, en pensant à lui. L’odeur qui émane de la petite écharpe d’enfant la met dans un cocon de sécurité. Rien ne peut l’atteindre, elle est dans sa bulle parfumée. Le flacon est sur une étagère dans sa salle de bain. Il lui avait offert en même temps que l’écharpe, pour qu’elle puisse avoir une partie de lui toujours avec elle. Elle continue de la porter malgré leur rupture. Elle ne peut se défaire de cette émanation rassurante. Elle a pourtant essayé de s’en débarrasser. En vain. Elle se sent oppressée par les regards étrangers sans son armure laineuse et parfumée autour du cou. Alors, elle a fini par la garder et c’est devenu une habitude. Toutes les semaines, deux pulvérisations de la précieuse fragrance sur l’écharpe. Le flacon touche à sa fin et elle devra faire face à un dilemme : abandonner l’odeur ou la racheter au prix de sa sueur ?
La question flotte dans l’air. L’arrêt signe la moitié de mon trajet. Encore un peu de temps pour trouver d’autres secrets. Tiens, tiens, ce vieillard que je vois de dos. Cheveux blancs, presque translucides. Un gros sac à ses pieds, je n’arrive pas à voir son visage. Mais un autre détail attire mon regard : un petit paquet de caramels mous dépasse du sac. La saveur de l’enfance et voilà que je chute dans des souvenirs à la fois proches et lointains. Tous les mardis, il prend le même train dans un seul but : voir celle qui a pris son cœur à la maison de retraite, la faire sortir de ces murs blancs comme la mort. L’emmener voir un ciel azur rempli de nuages de coton. La faire marcher, un peu. Mais surtout s’asseoir sur un banc et déguster ces caramels mous que les infirmières interdisent, sans justification valable. Soit disant, il ne faut pas qu’elle mange trop de sucres à cause de son diabète. Dans tous les cas, il ne lui reste que quelques années à vivre alors pourquoi se priver des petites choses qui embellissent ses journées. Il suffit de tendre la main pour attraper un bonbon caramélisé. Certes, ça demande un peu d’effort mais au final si peu comparé à cette explosion de sucré sur leurs papilles. Parmi toutes les saveurs qu’ils ont pu goûter dans leur vie, le caramel reste leur préférée. Certainement parce que c’est grâce à cette sucrerie qu’ils s’aiment autant aujourd’hui. Un amour sincère, passionné, encore un peu enfantin. Pourtant, ils se sont connus à l’âge de soixante-deux ans, devant un arrêt de bus. L’un partait d’un rendez-vous médical, l’autre rejoignait sa petite-fille. Elle partagea quelques sucreries avec cet homme qu’elle avait croisé plusieurs fois en ville. Ces caramels étaient le goûter de sa petite-fille mais à dix-sept ans, cette dernière n’y portera
pas attention et sera même enchantée de ce joli hasard. Je souris en devinant tout ce bonheur, il panse mon cœur meurtri.
Bientôt rentrée chez moi, plus que quelques gares pour découvrir une autre habitude secrète. A nouveau à la recherche du
détail qui rend singulier chaque être humain présent sur cette terre. Pour le moment, l’être humain qui attire mon attention est une adolescente, écouteurs dans les oreilles comme moi mais elle semble complètement dans son univers. Ces lèvres murmurent doucement les paroles qui défilent contre ses tympans. Debout, son corps se meut lentement au rythme des instruments qui coulent jusqu’à ses neurones. Je m’attarde un peu plus sur ses oscillations et me voilà qui tombe dans son monde de musiques solitaires. Elle danse dans sa chambre, ces quatre murs si rassurants et protecteurs. Elle se déhanche si naturellement en chantant, d’abord doucement puis en affirmant sa voix grave. Plus rien n’existe en dehors de cette musique qui frappe son corps, qui le fait voler dans tous les sens. Sa sensibilité à rude épreuve, son enveloppe de peau prête à exploser sous les coups des émotions qui veulent ressortir. Ses bras, ses épaules et ses hanches. Elle se balance comme une poupée désarticulée pour évacuer tout ce qu’elle a enfermé au fond d’elle. La liberté qu’elle donne à son corps n’existe pas en dehors de ces murs à la fois banals et intemporels. Une bulle protectrice qui lui permet de tout lâcher. D’être à cent pour cent elle-même. Aucune limite à l’expressivité. Si discrète et pourtant elle a tellement à donner aux autres. L’explosion se prépare petit à petit. Jamais auparavant, elle n’aurait bouger sur les sons qui l’emportent ailleurs. Aujourd’hui, je devine cette destruction libératrice sous les mouvements imperceptibles de ses pieds qui frappent doucement le sol plastifié.
Enfin à destination, ouverture de la porte automatique. J’enfourche mon vélo pour filer à travers champs, pendant que le soleil se couche à tribord. Avec toutes ces histoires, vous vous demandez certainement quel est mon secret personnel. Vous avez bien raison mais prenez garde. Moi, mon secret, c’est de collectionner ceux des autres, avec mes yeux comme seule arme. Et je suis
plutôt forte à ce jeu.
Fantine Dufour