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Les écoles en langue régionale : une relation ambigüe avec l’Etat

En France, les langues régionales, bien qu’elles soient une réalité, ne sont pas protégées par l’Etat, qui a refusé de ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, adoptée en 1992 par l’Union Européenne. C’est une des raisons historiques qui a conduit le pays à privilégier le français (on n’oublie pas le fameux « il est interdit de cracher par terre et de parler breton »). Aujourd’hui, l’école se fait majoritairement en français, mais des résistants continuent de pratiquer, d’enseigner et d’apprendre la langue régionale. A travers un focus sur les écoles en langue régionale, tolérées malgré des réticences, La Manufacture vous propose un regard sur leur relation ambiguë avec l’éducation nationale et l’Etat français.

Le rôle de l’école pour la langue

Langues de France

 La France est l’un des pays européen où la pluralité linguistique est la plus débordante : du basque, de l’occitan, du breton, en passant par le catalan, le flamand occidental, ou encore l’alsacien, … sans compter les langues d’outre-mer comme le corse ou le créole… (et j’en oublie beaucoup). Bref, la France est multilinguiste, même s’il est difficile de déterminer le pourcentage le locuteurs d’une langue régionale aujourd’hui. Tout au long du XXème, ce taux n’a cessé de baisser, et la vitalité des langues régionales dépend aujourd’hui en grande partie de l’enseignement.

C’est là que l’école rentre en jeu. Si la quasi-totalité d’entre vous a fait sa scolarité en français, ce n’est pas le cas de tous les élèves en France. Aujourd’hui encore, l’enseignement en langue régionale (comme première langue) est une réalité pour des milliers d’enfants chaque année. Certains le voient comme un espoir pour le devenir de ces langues, d’autres comme une menace à l’unité nationale, d’où un rapport sans cesse incertain avec l’Education Nationale.

Les écoles en apprentissage immersif

On distingue aujourd’hui deux types d’enseignement des langues régionales. En effet, l’éducation nationale permet l’apprentissage du « patois » dans les établissement publiques, comme pour une langue vivante étrangère. Mais certaines régions sont allées plus loin et choisissent de proposer un enseignement « immersif ».

Élèves de maternelle dans un ikastola (Pays basque)

Et c’est ce cas qui nous intéressent, parce que dans cette structure, le français n’est introduit que progressivement dans l’enseignement, donc après la langue régionale. En France, il existe cinq réseaux d’écoles associatives et immersives : Seaska au Pays-Basque, Bressola pour les écoles en Catalan, Diwan pour le Breton, Calandreta pour l’occitan, et ABCM Zweisprachigkeit en Alsace (depuis 2017). Au total, on dénombre, à la rentrée 2018, 15 000 élèves dans les écoles, collèges et lycées de ces cinq réseaux.

Dans le droit, ces associations s’inscrivent dans la loi Deixonne (aujourd’hui supprimée après avoir été intégrée dans le code de l’éducation) de 1951, qui stipule que le basque, le breton, le catalan et l’occitan peuvent être enseignés dans l’Hexagone (l’alsacien suivra en 1992). Elles sont sous-contrat d’association avec l’État : l’enseignement y est dispensé selon les règles et programmes de l’Éducation nationale. En contrepartie, ces établissements perçoivent de l’État des subventions de fonctionnement et leurs enseignants sont rémunérés par l’Éducation nationale.

Faire avancer la langue malgré les réticences

L’immersion parvient à montrer son efficacité à faire perdurer les langues régionales. L’enseignement des programmes scolaires en breton ou en alsacien, de la maternelle au lycée, attire chaque années de nouveaux élèves, et les écoles font face à une demande croissante de scolarisation, si bien que plusieurs d’entre elles commencent à manquer de locaux d’accueil et de professeurs, comme l’association Seaska, qui doit réaménager, à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), son lycée Etxepare et son collège Estitxu Robles.

Jean-Louis Blenet, président de l’Institut supérieur des langues de la République française, témoigne : « La demande est très forte, ça craque de partout. Pendant des décennies, les familles ont pensé que transmettre à leurs enfants leur langue régionale revenait à leur transmettre une maladie sociale. Aujourd’hui, elles ont compris que défendre la diversité culturelle participe de la défense de la diversité de la planète. » (Le Monde).

Une ouverture culturelle mise en doute

En effet, de nombreuses études le montrent, l’enseignement en immersion, notamment à travers le bilinguisme, permet une ouverture culturelle supplémentaire des enfants dès la maternelle, mais surtout un développement stimulant pour le cerveau, dès l’enfance.

Le bilinguisme permet une flexibilité mentale plus élevée que la moyenne, et une facilité dans l’apprentissage des langues, qui ne peut être que profitable dans un pays comme la France, où le niveau des élèves en langues étrangères est un des plus mauvais d’Europe. « Un enfant qui suit des études bilingues présente en général des résultats scolaires supérieurs, notamment en français, en langues étrangères et même en mathématiques », soulignait l’an dernier Gaid Evenou, ancienne cheffe de mission langues de France (DGLFLF).

Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale

Cependant, cette immersion dans la langue régionale est, depuis toujours, critiquée par une partie des politiques français, la principale accusation étant le fait de rejeter le français. En mai 2019, Jean-Michel Blanquer a déclaré au Sénat : “On pourrait arriver à dire que cognitivement, ce n’est pas si bon que ça (l’enseignement immersif, ndlr), précisément si l’enfant est mis dans la situation d’ignorer la langue française.”

Propos très mal accueillis par les associations de défense des langues régionales, surtout venant d’un ministre de premier plan, qui soutient même que cela mène au « bilinguisme ». Un discours également incohérent, sachant que de nombreux élèves ayant reçu un enseignement en langue régionale choisissent chaque année de suivre le même parcours prestigieux que Blanquer (Sciences po, agrégation de droit public, …), et que le lycée Diwan obtient chaque année un des meilleurs résultats au bac.

Un enseignement aujourd’hui menacé

On pourrait rire des critiques de ce même homme, si celui-ci n’était aux manettes de l’Education nationale et ne s’employait pas constamment à mettre des bâtons dans les roues des langues régionales, en particulier avec sa réforme du baccalauréat. Avec l’arrivée des nouvelles modalités d’enseignement, avec matières au choix, les langues régionales sont totalement laissées de côtés.

Des classes de langues régionales ferment, et des enseignants, démunis, se retrouvent avec moitié moins d’élèves que l’an passé. « Dans l’académie de Toulouse, 7 lycées viennent de supprimer les cours d’occitan, sur les 42 où il était enseigné avant l’été, ce qui représente une baisse de 16% », alerte Nicolas Rey Bèthbéder, président du Centre régional des enseignants d’Occitan (Creo) de l’académie. La réforme a conduit à la création d’une spécialité « langue et culture régionale », mais dans les faits, elle s’avère quasi inexistante. Autre cas en Bretagne, où jusqu’ici les élèves avaient le choix d’étudier le breton ou le gallo comme une Langue Vivante bis (LV2), et passer un examen pour cette matière. Cette notion de la LV2 bis disparaît avec la réforme.

La deuxième menace qui pèse sur les écoles immersives est celle du financement. Si les écoles immersives sont privées sous contrat d’association, le financement de celles-ci (revenus des professeurs, investissement dans des locaux, …) repose en grande partie sur l’autofinancement (des dons essentiellement). La réforme des contrats aidés de 2017 a également contribué à mettre à mal de nombreuses écoles, en supprimant plusieurs postes (hors enseignants) : type animateur, agent d’entretien ou Atsem (encadrant dans les classes maternelles), dont les écoles immersives, comme toutes les autres, ne peuvent se passer.

 

Aujourd’hui, plus que jamais, les langues régionales sont menacées d’extinction, et les écoles immersives semblent la solution la plus viable pour maintenir en vie cette richesse territoriale. Or, malgré les appels au soutien du gouvernement et de nombreuses manifestations, l’Education nationale ne semble pas décidée à aller dans le sens d’une protection des langues régionales, pourtant si importantes dans la culture française. Il faut souligner que ces écoles immersives ne seraient pas indispensables si l’Etat n’avait pas, depuis plus d’un siècle, employé tant d’efforts pour mettre fin à la transmission familiale des langues régionales, et s’il ne leur réservait une place aussi peu importante dans l’enseignement public.

                                                                                                                                                                           Enora Paniez