À l’occasion des Rencontres de l’éducation aux médias organisées le 14 novembre par l’ESJ de Lille, Sciences Po Lille accueillait la conférence de clôture sur le thème : « Comment naissent et se propagent les théories du complot ? » Les invités, Rudy Reichstadt et Thomas Huchon, sont venus livrer un état des lieux du complotisme et, surtout, parler de leur propre expérience.
La conférence commence sur le ton de l’humour. Aude et Claire, les deux étudiantes de l’ESJ qui animent le débat, décrivent Rudy Reichstadt comme « un opportuniste de la galaxie néo-conservatrice » et Thomas Huchon comme « le nouveau préposé en charge du catéchisme d’État ». L’ouverture de cette conférence peut surprendre. En réalité, ces termes sont ceux du site Anticons, site qui répertorie ceux qui « réduisent les cerveaux qui oseraient réfléchir et qui sous couvert de bonnes intentions tentent tout simplement de faire taire les opposants à leur pensée inique ».
En réalité, Rudy Reichstadt et Thomas Huchon sont deux spécialistes du complotisme, et font souvent les frais de la « complosphère » qui les voit comme des ennemis. Le premier a créé le site Conspiracy Watch qui est un observatoire du conspirationnisme. Il travaille avec Valérie Igounet, historienne de l’extrême-droite. Thomas Huchon, lui, est journaliste pour Spicee et a réalisé le documentaire Comment nous avons piégé les complotistes.
Théories du complot : où en est-on aujourd’hui ?
Le complotisme n’est pas un phénomène nouveau, puisque de telles théories existent depuis plusieurs centaines d’années. « Ce qui est différent aujourd’hui, c’est qu’Internet leur fournit un carburant inédit, explique Rudy Reichstadt. Après le 11 septembre 2001, il a fallu trois semaines pour articuler les premières théories. Après les attentats de 2015, il n’a fallu que quelques heures. »
Pour comprendre le phénomène de propagation, Thomas Huchon et Rudy Reichstadt sont allés jusqu’à expérimenter eux-mêmes le phénomène du complotisme en créant leur propre théorie. « L’idée était de s’infiltrer dans la complosphère », raconte Thomas Huchon. Ils ont ainsi décidé de créer un faux profil Facebook, avec des caractéristiques crédibles, ce qui leur a permis d’obtenir 500 amis et donc un important champ d’action. Quel est l’objet de cette théorie ?
Le Sida a été inventé par les Etats-Unis pour combattre la révolution castriste à Cuba dans les années 60. Voilà pourquoi, les Américains ont imposé un blocus à l’île. Et si aujourd’hui, la situation se détend, c’est parce que les Cubains sont en passe de trouver un vaccin sur lequel lorgnent les grands laboratoires pharmaceutiques.
Le journaliste a créé une vidéo et l’a publiée sur son compte Facebook. Résultat : 10 000 vues en seulement trois semaines. « Quelqu’un qui n’existe pas et qui arrive à 10000 vues, ça a un sens. Ça a été repris par d’importants sites complotistes, parmi les plus fréquentés de France. » La vidéo a finalement été supprimée avant que la théorie ne se diffuse encore davantage.
Entre extrême-droite, antisémitisme et radicalisation
Les théories du complot sont souvent vues comme des créations liées à l’extrême-droite. Cependant, Rudy Reichstadt nuance cette assertion. Pour lui, il est vrai que plus on vote aux extrêmes et plus il y a une radicalité, plus il y aura une tendance à croire les théories du complot. Cela est particulièrement vrai pour l’extrême-droite, mais c’est également présent dans d’autres mouvances.
Au cœur de cette problématique, il y a surtout celle de l’antisémitisme, dont les liens avec le complotisme ne sont pas nouveaux. « La figure du juif comploteur est centrale. C’est un peuple diasporique qui prête le flanc à l’idée d’un fantasme d’entente internationale. Sans le complotisme, il n’y a plus d’antisémitisme, détaille Rudy Reichstadt. Il y a quelque chose de fondamental : c’est l’idée que le juif dangereux est le juif vague, celui qui nous ressemble. Il est vague, parce qu’il n’y a pas de race juive contrairement à ce que disent les antisémites. »
Qu’en est-il de la radicalisation ? Comme pour l’extrême-droite, des opinions extrêmes induisent une croyance accrue en ces théories. Selon Rudy Reichstadt, il y a « au-delà de la sphère djihadiste, l’idée que l’antéchrist est borgne. Ce ne serait pas un hasard si le nouvel ordre mondial est symbolisé par un œil unique. On a un syncrétisme entre une tradition islamique et des théories d’extrême-droite. » Parmi les objets appartenants à Ben Laden, certains livres expliquaient qu’il n’était pas à l’origine des attentats du 11 septembre. Sur l’ordinateur de Mohammed Merah, des vidéos oscillant entre appel au meurtre et antisémitisme ont été retrouvés. « Tous les gens qui consomment des sites complotistes ne sont pas des meurtriers en puissance, mais tous les auteurs de meurtres de masse sont passés par la théorie du complot, explique Thomas Huchon. Ça doit être une sonnette d’alarme dans leur processus. »
Comment déconstruire les théories du complot ?
Interrogé sur la façon dont il faut répondre à quelqu’un qui croit aux théories du complot, Thomas Huchon explique que répondre n’est pas la bonne solution, qu’il faut plutôt déconstruire. Trop souvent, les conversations avec les complotistes se finissent en affrontement, ce qui s’avère contre-productif. « Il ne faut surtout pas stigmatiser, mais questionner. Quand on donne une information, il faut demander d’où elle vient. On arrive à déconstruire en remontant l’information. » C’est la méthode qu’utilise le journaliste lorsqu’il travaille dans des classes de collège ou de lycée.
Rudy Reichstadt évoque ce qu’il appelle une inversion de la charge de la preuve : « On nous demande de prouver qu’il n’y a pas de complot, alors que ça devrait être aux complotistes de prouver qu’il y en a un. » Le conspirationnisme est particulièrement efficace, parce qu’il réussit à mêler le vrai au faux. Une théorie est englobée dans une majorité de faits vérifiés, ce qui lui donne une crédibilité. Pour Rudy Reichstadt, il ne faut pas opposer ou renvoyer dos à dos médias traditionnels et médias conspirationnistes. « En réalité, je ne pense pas qu’il y ait une frontière étanche entre les deux. » À l’inverse, certains médias comme France 3 ont déjà diffusé des documentaires sur les morts de Pierre Bérégovoy ou de Lady Di, laissant entendre qu’il s’agissait de complots.
En tant que journaliste, qu’est-il possible de faire ? « Il faut travailler plus dur, et de manière plus intense, parce qu’en face de vous vous avez des gens ultra-motivés pour détruire la réputation de votre profession. Il faut vraiment recouper ses informations et ne pas se limiter à internet. » Pour comprendre l’importance de la vérification des faits, Thomas Huchon donne l’exemple d’une vidéo créée par la chaîne américaine CNN. À partir d’une pomme, la vidéo explique que certains diront qu’il s’agit d’une banane, alors qu’il s’agit bien d’une pomme. En filigrane, on comprend que les faits sont les faits. Le but : expliquer que seuls les faits comptent, comme le slogan l’indique : « Facts First ».
Alors, quelle leçon tirer de cette conférence ? Dans un monde où les faits alternatifs et les fake news gagnent en visibilité, où les journalistes sont toujours plus critiqués, il ne peut y avoir qu’une réponse : la pédagogie et la rigueur qui permettront de déconstruire les théories du complot, en expliquant le métier de journaliste et en montrant la véracité des faits.
Damien Cottin.