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Révolutions, féminisme et mémoire : la leçon de Mathilde Larrère

Derrière chaque droit acquis, des décennies d’ombre et de lutte. En interrogeant notre manière de raconter l’histoire des droits, l’historienne Mathilde Larrère dénonce les raccourcis mémoriels qui occultent les combats collectifs, souvent menés par les plus invisibles. Entre rigueur scientifique et engagement militant, elle revisite la conquête des droits en France à travers celles et ceux qui les ont arrachés, souvent au prix de l’oubli. Tout en rappelant le rôle central des femmes, des dominés et des invisibles, elle invite à reprendre le flambeau des combats passés. Retour sur une rencontre vibrante, où l’histoire devient outil de résistance et de transmission.

Le bar La Sirène à Avranches, en Normandie, a accueilli ce vendredi 9 mai l’historienne et spécialiste des mouvements révolutionnaires du XIXe siècle Mathilde Larrère, connue pour ses nombreux ouvrages politiques et féministes. Elle est interviewée par le libraire Nicolas Ferreira. Nous revenons sur ce dialogue en détail. 

 

NICOLAS FERREIRA – Mathilde, tu es maîtresse de conférence en histoire contemporaine, spécialiste des mouvements sociaux en France au XIXe siècle, de la révolution de 1830 et de la garde nationale de Paris. Tu donnes aussi des cours à Sciences Po Paris. On peut préciser que tu as été major de l’agrégation d’histoire. Tu es docteure en histoire, ta thèse a été soutenue par Alain Corbin, elle traite du pouvoir au bout du fusil, sortie en 2016, et elle est disponible aux éditions PUF. Peux-tu nous parler de la garde nationale de Paris, ce que c’est et pourquoi elle est intéressante ?

MATHILDE LARRERE – La garde nationale est une force de l’ordre citoyenne qui n’a existé que de 1789 à 1871, au milieu des deux révolutions, en fait. Elle ne comprenait “que” les citoyens, les femmes étaient exclues immédiatement de la garde nationale, et c’était une force citoyenne qui avait pour but de défendre les droits de l’Homme. D’ailleurs, elle était parfois du côté du désordre, puisque la garde nationale termine son histoire en étant la force armée de l’émeute de la Commune de Paris. 

NICOLAS FERREIRA – Est-ce aussi un accès à la citoyenneté ?

MATHILDE LARRERE – Oui, la garde nationale, c’est la mise en institution du droit de résistance à l’oppression. Elle était un des moyens d’y résister. Mais elle s’est vite délitée. Par exemple, la garde nationale lyonnaise est dissoute après la révolte des canuts. C’est aussi le cas à Marseille car la garde soutient les légitimistes (ceux qui sont favorables aux royalistes). La garde est dangereuse pour le pouvoir. De l’autre côté, la ville du Mans, par exemple, conserve sa garde nationale jusqu’en 1848.

NICOLAS FERREIRA – Tu as publié Il était une fois les révolutions, Rage against the machisme, Guns and Roses et le dernier pour lequel on t’a invitée, On s’est battues pour les gagner. Histoire de la conquête des droits en France. Tu as aussi co-écrit des ouvrages, comme Zemmour contre l’histoire, ou encore Le Puy du faux. Enquête sur un parc qui déforme l’histoire. Alors, quel est pour toi le rôle de l’historienne dans la cité ? Comment considères-tu cette fonction ?

MATHILDE LARRERE – Je suis enseignante-chercheuse, mon travail est de faire des recherches et de transmettre les recherches des autres (aux étudiant.e.s). Je considère que ma mission est de transmettre ce savoir à un public beaucoup plus large et ne pas laisser à d’autres le soin de cette diffusion. Vous connaissez la théorie du ruissellement, vous voyez donc bien que ça ne ruisselle pas vraiment. C’est la même chose avec le capital culturel. On est particulièrement armé pour le faire en tant qu’enseignants-chercheurs car on connaît les avancées récentes de l’historiographie, et en tant que professeur, on passe notre vie à se poser la question : comment réussir à faire comprendre à des étudiants de L1 la révolution de 1848 ? C’est pour moi le premier rôle d’un historien dans la société : faire cette passation de savoir et de savoir-faire. Mon choix est de faire passer l’histoire des luttes car je considère qu’elles ne sont pas assez connues, transmises, et que plus on connaît l’histoire des luttes, plus on a envie de lutter. C’est un but politique, on doit raconter les luttes du passé. Des personnalités comme Zemmour, Bern, Deutsch, Franck Ferrand transmettent une histoire qui n’est basée sur aucune historiographie. On a le droit d’être historien quand on possède une méthode historique : il s’agit surtout de croiser des sources et de s’appuyer sur une historiographie, entre autres. Ces “faussaires de l’histoire” instrumentalisent le passé au service d’une haine du présent : ils véhiculent des propos sexistes, xénophobes ou même ouvertement racistes, pro-colonialistes… Mon travail est de tirer la sonnette d’alarme et d’expliquer que ces propos ne s’appuient sur aucune source. Je suis payée par l’État, c’est donc ma mission de mener cela à bien au sein de l’espace public.

NICOLAS FERREIRA – Dans ton ouvrage génial Il était une fois les révolutions, tu rends accessible un savoir historique validé par les pairs et documenté. Les chapitres sont courts, il s’agit d’une sorte d’almanach révolutionnaire combatif. 

MATHILDE LARRERE – J’avais dans l’idée de l’écrire sous forme d’un almanach car c’est la base de la littérature populaire au XIXe siècle. Chaque mois, on a une révolution de racontée mais on y introduit des recettes, des conseils jardinage ainsi que des conseils bricolage, comme “comment monter une bonne barricade?” avec la figure de Blanqui. Il y a des chansons, aussi, avec notamment l’histoire de l’hymne des femmes. 

NICOLAS FERREIRA – Le livre est émaillé d’un certain nombre de citations et de graffitis, as-tu une passion pour les graffitis ?

MATHILDE LARRERE – C’est ma part plus universitaire. Pendant cinq ans, j’ai travaillé sur les citations aux révolutions du passé dans les mouvements sociaux contemporains car cela m’intéresse de voir comment les mouvements contemporains réactivent le passé révolutionnaire. En manifestation, je prends les photos des graffitis, pancartes et références au passé (les gilets jaunes portaient pour moi des bonnets phrygiens) qui m’intéressent. Je possède de facto une banque de données de citations considérable. 

NICOLAS FERREIRA – C’est vrai que les gens ont une ingéniosité folle en ce qui concerne les citations, je n’en citerai qu’une seule : “C’est pas la manifestation qui fait le débordement, c’est le débordement qui manifeste”. 

MATHILDE LARRERE – Oui, c’est presque le jeu de qui a la meilleure pancarte en manifestation. C’est un jeu avec la langue. Je travaille sur les pancartes en tant qu’historienne, mais sinon, cela se fait surtout dans les départements littéraires. Les graffitis sont véritablement une poétique. 

NICOLAS FERREIRA – Nous pouvons parler de ton ouvrage Rage against the machisme qui va s’associer à Guns and Roses. Le premier est publié en 2020 et retrace les combats féministes de la Révolution française à nos jours. Le deuxième est publié en 2022, il a ce côté facétieux, ironique, en montrant les objets des luttes des femmes (le stérilet, le pantalon, la crinoline, et même le robot ménager). 

MATHILDE LARRERE – Oui, même si certains hommes ont aussi aidé les femmes. Pour le premier, le titre fait bien sûr référence au groupe de rock, mais vient aussi des marches contre Trump pendant son premier mandat, il retrace une histoire longue en France de la Révolution à MeToo, des luttes féministes et pour l’égalité femmes/hommes. Il fallait être concis, mais je voulais rentrer plus dans le détail. J’avais donc le choix entre deux stratégies pour captiver le lecteur, la personnification et parler des objets, qui sont très utiles. Dans les visites de musées, ce qui marque mes élèves sont souvent les objets, comme les chaussures, les sacs… Les objets des luttes sont à la fois ceux contre lesquels les femmes luttent (le corset, la crinoline), les objets avec lesquels elles luttent (les fusils, les barricades, les pancartes, les journaux), mais aussi les objets pour lesquels elles luttent (les urnes) et ceux qu’elles détournent : le soutien-gorge est au début inventé par une ancienne communarde pour libérer les femmes du corset. Cela va jusqu’au mouvement “no bra” mais ça a été aussi la lutte des femmes qui fabriquent les soutiens-gorges que je raconte dans ce chapitre, lorsqu’on a voulu délocaliser les usines et qu’il y a eu des  luttes ouvrières. Cela dit aussi quelque chose sur les corps, qui défilent en soutien-gorges sans avoir des corps de mannequins. 

NICOLAS FERREIRA – Dans On s’est battues pour les gagner,  tu reviens sur l’histoire des luttes et des conquêtes des droits en France jusqu’à nos jours. Peux-tu nous expliquer cette  histoire populaire des droits humains ? Ton ouvrage s’inscrit-il dans la filiation historiographique de Michelle Zancarini-Fournel et de Gérard Noiriel avec son Histoire populaire de la France ?

MATHILDE LARRERE – Je m’inscris dans la “history from below”, ou l’histoire par le bas, c’est-à-dire ne pas raconter l’histoire des dirigeants mais les “sans histoires”, les “sans dents”, comme l’a dit François Hollande. Cela nous oblige à nous poser des questions différentes, puisqu’il a toujours été plus facile de travailler sur la noblesse que sur les ouvriers. C’est la même chose avec les hommes sur les femmes et les dominants sur les dominés. L’ “history from below” est un tournant historiographique assez ancien et de plus en plus d’auteurs essaient de faire cette “contre-histoire”, comme on l’appelle aussi. Il y a une phrase du journaliste Daniel Mermet, qui explique que pour comprendre l’histoire populaire, si l’histoire de la chasse n’est racontée que par les chasseurs, les lapins n’ont pas d’histoire. Mais ce que je veux faire, c’est l’histoire des lapins qui ont un fusil. Ce qui m’intéresse, ce sont les dominés, les femmes, les esclaves, les colonisés, qui ont une capacité d’agir, qui ont réagi et agi, et qui n’ont pas fait qu’attendre et subir. Ils ont bien souvent arraché leur liberté. 

NICOLAS FERREIRA – Pourquoi insistes-tu bien sur la conquête des droits ?

MATHILDE LARRERE – Ce qui me dérange, c’est que les lois ne montrent qu’une date et un nom, elles invisibilisent des décennies ou même des siècles de luttes pour arracher ces droits. Nous ne sortons de l’histoire des droits qu’une date et un nom. En fait, le droit vient acter une situation de fait. Waldeck-Rousseau donne le droit de se syndiquer en 1884 mais pas dans les entreprises, par exemple, il limite fortement ce droit. On ne se bat pas forcément pour nous mais pour les autres, pour les générations futures. Ceux qui se sont battus n’ont pas pu voir toutes les avancées pour lesquelles ils avaient agi.

NICOLAS FERREIRA – Tu as découpé ton livre par ordre chrono-thématique car les luttes sont toutes imbriquées entre elles. Quelle est la différence entre les droits naturels et politiques ?

MATHILDE LARRERE – Je traite des luttes pour ces droits jusqu’à aujourd’hui. Les droits naturels relèvent du fait que Dieu a créé l’homme doté de droits, et de facto, ces droits sont consubstantiels à la nature de l’homme. Ce sont les droits tels que formulés dans la DDHC de 1789, qu’on retrouve dans la Bill of Rights ou dans la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis en 1776 : la liberté, la sûreté, la résistance à l’oppression et la propriété. Le droit naturel inclut les hommes et les femmes, par contre. S’oppose la question de la barrière de couleur car fin septembre 1789, on maintient l’esclavage. En revanche, les droits politiques ne sont pas propres à la nature de l’homme, il n’était donc pas choquant pour les gens à l’époque de ne donner des droits politiques qu’à une partie de la population. Le droit de vote (suffrage censitaire) n’a été donné qu’à 60 % des hommes et à aucune femme. J’ai aussi travaillé sur le droit de pétition : Robespierre disait que le droit de pétitionner devait être un droit naturel, et Le Chapelier un droit politique. C’est Robespierre qui gagne, les femmes et les esclaves pouvaient donc pétitionner.

NICOLAS FERREIRA – Tu précises bien que le droit de vote ne dit pas régime démocratique. 

MATHILDE LARRERE – Le suffrage est effectivement une condition nécessaire mais pas suffisante à la démocratie. 

NICOLAS FERREIRA – Je crois que demander à un historien de prévoir l’avenir, et cela arrive souvent en interview, est une bêtise. J’aimerais, pour terminer cet échange passionnant avec toi, te demander quelle est ton analyse de la situation actuelle ?

MATHILDE LARRERE – On assiste à un “backlash”, à un détricotage d’une très grande majorité des droits. Les plus menacés sont les droits sociaux (les retraites, la sécurité sociale). Il y a une atteinte réelle à la liberté de la presse à cause de la répression des journalistes en manifestation. Les personnes trans sont aussi extrêmement menacées dans leurs droits, et même le droit de vote des femmes. Aux Etats-Unis, on veut demander aux femmes de présenter un acte de naissance qui porte le même nom que celui inscrit sur la liste électorale : les femmes mariées ne sont pas en mesure de le faire. Un journal a calculé que soixante-neuf millions de femmes seraient alors privées du droit de vote. On attribue à Simone de Beauvoir cette citation : “N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant.” Moi, je vous dis : il suffira d’un mouvement social pour que les droits soient reconquis. Elle dit “soyez vigilant toute votre vie durant”, je dis : soyez militants toute votre vie, il faut se battre. 

 

Kim Le Roy



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