La très controversée affaire Khashoggi anime depuis plusieurs semaines maintenant l’actualité géopolitique internationale. Porteuse de nombreux enjeux autres que la reconnaissance du meurtre par l’Arabie Saoudite, il est bien difficile de déterminer la part de vrai dans les nombreuses discussions et accusation portées à l’encontre du royaume Saoudien. Depuis les déclarations du président Trump le 13 octobre, le scandale s’est transformé en crise diplomatique qui a pour effet d’interroger sur les réels mécanismes et rapports de force gravitant autour du régime Saoudien. En effet, depuis la reconnaissance officielle de la mort du journaliste anciennement proche du pouvoir par le régime le 20 octobre, beaucoup de questions sont posées vis-à-vis du gouvernement piloté par le prince héritier Mohammed Ben Salman.
Un affaiblissement certain du prince héritier
Peut-on affirmer que cette affaire constitue le scandale de trop pour le reste de la communauté internationale ? Les réactions du monde occidental ne se sont du moins pas fait attendre. En effet, si l’Allemagne a rapidement rejeté l’ensemble des projets visant à de futures ventes d’armes au royaume, le parlement européen a quant à lui adopté le 25 octobre une résolution appelant à une enquête internationale indépendante. Au-delà des condamnations diverses (bien souvent uniquement de façade), c’est l’économie saoudienne qui a subi un revers le 24 octobre. En effet l’immense sommet sur l’investissement de Ryad, visant à faciliter sur le moyen terme la diversification économique du royaume, a été largement boycotté par les différents gouvernements occidentaux.
A l’échelle régionale, l’affaire Khashoggi peut également être vue comme une opportunité pour le régime turc. Largement instrumentalisé ou du moins médiatisé, le meurtre du journaliste révèle finalement une réalité régionale. L’affaiblissement relatif du prince héritier Mohammed Ben Salman pourrait profiter au gouvernement turc qui, on le sait, se dispute avec la monarchie saoudienne le leadership du monde arabe sunnite. La crise diplomatique en cours représente-t-elle alors le début d’une redéfinition des rapports de force au Proche-Orient ?
S’il est maladroit de déclarer que le prince héritier Ben Salman a perdu l’ensemble de son poids politique et diplomatique, il convient en revanche de parler de la fin de l’espoir qui avait gravité autour de cette figure du « prince réformateur ». En effet MBS parait éprouver de nombreuses difficultés quant à la mise en œuvre de ses projets. Tout d’abord, les projets de sortie de la pétro-économie par la diversification tardent à se mettre en place et le boycott du sommet sur l’investissement constitue une difficulté supplémentaire. Si la libéralisation relative et le rapprochement du royaume avec Israël posent également un certain nombre de problèmes au gouvernement princier, c’est le bourbier Yéménite qui constitue le principal poids enchainé à la cheville de Ben Salman. En effet l’intervention saoudienne débutée en 2015 et la crise humanitaire qui l’accompagne ne semblent pas trouver d’issue, ce qui ternit un peu plus l’image de la monarchie.
A ces difficultés évidentes s’ajoutent des contestations internes qui contribuent à l’affaiblissement de la position du prince héritier. En effet, depuis plusieurs jours maintenant, le retour au royaume de Khalid Ben Salman (le frère du prince héritier) fait circuler beaucoup de rumeurs. Aucun expert de la monarchie ne semble écarter la possibilité de voir l’émergence d’une nouvelle figure princière forte sur le moyen et le long terme. Par ailleurs, on assiste dans le pays à un retour en force du clergé Wahhabite. Si les oulémas ont toujours joué important dans la politique du royaume, les dernières années et la figure charismatique du prince Ben Salman les avaient peu à peu isolés. Une fin du processus d’affirmation de l’autorité monarchique saoudienne pourrait signifier un dangereux renforcement de la présence du Salafisme Wahhabite au sein du pouvoir du royaume.
Sur le court terme, MBS demeure l’homme fort du régime
En observant les mécanismes du pouvoir Saoudien, il apparait très rapidement que Mohammed Ben Salman a su bâtir et conserver son autorité grâce à des intérêts divers. Le premier est avant tout l’intérêt de son père le roi Salman Al Saoud et sa volonté de préserver l’unité monarchique. En effet, le monarque vieillissant n’aurait pas d’intérêt à voir son fils préféré (qu’il a lui-même nommé héritier) se faire écarter du pouvoir. Un effacement du prince Ben Salman sur un temps court serait considéré comme un aveu de faiblesse dangereux dans le difficile équilibre des rapports de force. En effet, le régime saoudien s’appuyant principalement sur un pouvoir princier autoritaire, un affaiblissement important de l’autorité monarchique signifierait la montée en puissance des contestations et la mise en danger du système.
Au-delà de cet intérêt politique interne, c’est avant tout les intérêts économiques occidentaux qui permettent au prince de maintenir sa force diplomatique et sa position politique. En effet, malgré les différentes condamnations de façade de la part des pays européens, les principaux partenaires de l’Arabie Saoudite ont observé un silence relatif ou du moins une certaine mesure dans leurs propos. On notera par exemple le manque de déclarations du président Macron, ou les propos du président Trump assurant qu’il maintiendra les contrats de vente d’armes au royaume (d’une valeur d’une centaine de milliard de dollars). De plus, la plupart des grandes firmes si elles n’envoyaient pas leurs PDG, étaient tout de même présentes au sommet sur l’investissement par le biais de divers représentants. C’est donc véritablement cet ensemble d’intérêts qui empêche un rapide effondrement de la figure et du poids politique de Mohammed Ben Salman
Aux intérêts politiques et économiques s’ajoute la verticalité du pouvoir du prince. Ben Salman a su rendre sa personne omniprésente au sein des institutions saoudienne de sorte à verrouiller son autorité. Les purges princières et ministérielles tout au long de l’année 2017 ont su, en utilisant le prétexte de la lutte contre la corruption, écarter l’ensemble des personnalités pouvant constituer un frein à l’établissement du pouvoir personnel du prince. Cette omniprésence se traduit principalement par le cumul des fonctions, allant du ministère de la défense au rôle de premier ministre en passant par la présidence du conseil des affaires économiques. C’est par ailleurs cette centralisation des pouvoirs qui rend impensable (pour de nombreux experts) l’idée que le prince ne puisse être à l’origine des actions de ses services secrets. De plus, on observe un véritable soutient populaire pour ce jeune héritier dans un pays ou la population jeune atteint les 70%.
Si l’affaire Khashoggi constitue bien une atteinte importante au poids diplomatique et politique du royaume et de son prince héritier, il est bien difficile d’imaginer sur le court terme l’effondrement de l’autorité de Ben Salman. En effet les intérêts divers liant la monarchie aux grandes puissances et la verticalité du pouvoir princier rendent improbable toute idée d’évolution institutionnelle immédiate.
Mehdi Cattez
Crédit photo : Saudi Crown Prince Mohammed bin Salman on March 7, 2018 in London, England. (Leon Neal/Getty Images), Foreign Policy.