Jeunes paliens boboïsés, petits-bourgeois en quête d’aventure, si loin du peuple dont ils se font les portes-paroles, voilà autant de reproches faciles que l’on pourra nous faire ! Toujours est-il que c’est ce tropisme qui nous a poussé à aller chercher le beau temps à l’Est en ces froides et pluvieuses vacances de Toussaint (osons les gros mots).
Notre objectif : atteindre Prague en auto-stop.
Pour ce faire nous nous accordâmes cinq jours et un budget de quarante euros chacun. Fidèles à nous-même, nos rencontres furent ponctuées de discussions sur l’histoire, la politique ou encore sur les particularités nationales. Habités par notre formation en sciences sociales, c’est naturellement que nous avons interrogé les conducteurs sur leurs origines socio-culturelles, leurs activités et leurs destins de vie. Avec du recul, nous nous sentons enrichis par ce voyage que nous avons vécu comme une véritable plongée dans un grand bain sociologique européen. Aussi souhaitons-nous, sans trop de prétention quant à notre neutralité axiologique, vous livrer nos impressions vis-à-vis de ce panel de rencontres diverses qui constituent autant de précieux objets d’étude.
Comme vous ne manquerez pas de nous le faire remarquer, chers camarades, nous sommes à l’évidence, emplis de biais de par nos socialisations et politisations respectives ; c’est assumé. En revanche, là où nous trouvons de l’intérêt, de la légitimité, voire même de l’objectivité (osons tout!) dans ce rapport de voyage se situe dans la posture que fut la nôtre au travers de ces entretiens informels, à savoir celle de l’auto-stoppeur. Comme Milgram ou d’autres ont pu le démontrer, le statut associé au chercheur est un des principaux biais de l’entretien ainsi que peut l’être la hiérarchie sociale entre l’enquêté et l’enquêteur. Il va sans dire que dans notre situation d’auto-stop, les conducteurs qui nous ramassaient, nous jeunes baroudeurs des routes européennes, étaient tout auréolés de bienfaisance et de générosité ; nous leur devions notre prise en charge, et ce quelque soit nos respectifs habitus. Redevables et toujours curieux nous engagions moult conversations et c’est par bienveillance qu’ils se prêtaient au jeu de la discussion. Cette remarque soulève un autre biais : nous n’étions pris que par des gens nous souhaitant dans leurs véhicules, il va de soi.
Par soucis d’exhaustivité et sans vergogne pour votre précieux temps, nous nous proposons de faire le récit synthétique de nos expériences en dressant les profils sociologiques de nos agréables rencontres ainsi que leur inclinaison aux sujets abordés.
Le gang de roumains
Après avoir été déposés à la frontière franco-belge par un lillois, nous attendons sur une aire d’autoroute où ne s’arrêtent que des camions fatigués. Après quelques instants s’arrête un van blanc, remorquant un break anglo-saxon ; après une rapide négociation sans cohérence, nous sommes acceptés à bord. Notre interlocuteur parle quelques mots de français, les quatre autres hommes (de 20 à 40 ans) ne parlent que roumain. L’ambiance est quelque peu tendue, et la discussion plutôt difficile. Nous apprenons néanmoins qu’ils rentrent en Roumanie depuis Londres, où ils auraient passé 45 jours et ” trouvé” la sus-annoncée voiture remorquée. Or, ces hommes n’ont ni sacs, ni victuailles ni même vestes, aucun ne comprend un mot d’anglais. La situation nous commande donc d’être précautionneux. Si nous sommes fusillés du regard par les autres, le francophone est plutôt bavard et nous interpelle de temps en temps bien que sur des sujets assez limités : « mon ami, viens Roumanie, les femmes font pipes » ou encore « tu prends coke ? ». Du reste il se montre assez sympathique.
Finalement, nous passons huit heures avec ces hommes d’un autre monde, échangeant rires et cigarettes soit le peu qu’il nous était possible de partager, sur fond de remixes roumains. Nous descendons après Francfort, il fait nuit.
Les Allemands sur l’aire d’autoroute
Au bord de la fameuse Autobahn, le froid du soir nous contraint de nous couvrir. Impossible de faire du stop «traditionnel», nous abordons les Allemands à la sortie du restaurant pour rejoindre Nuremberg. Notre accoutrement semble les décontenancer avec : vestes, chaussures de marche, bonnets, écharpes, sacs et tente. Nous sommes perçus comme des SDF et les réponses oscillent entre « I don’t have any money » ou « I don’t speak english » (avec un accent des plus parfaits ceci dit).
Marcel le Camion, ou le flamand polyglotte
Un vieil homme accepte enfin de nous prendre dans son camion. Belge de nationalité il parle néerlandais, français, anglais et allemand. Bien qu’à la retraite, il continue de sillonner les routes par goût d’aventure et nécessité de boucler les fins de mois. Veuf depuis vingt ans, il a la chance d’avoir sa fille en Belgique, en revanche il déplore ne plus voir son fils « devenu Américain ». Son temps libre il l’occupe avec ses amis retraités d’Anvers avec lesquels il a monté un groupe de motards du style biker, à la Johnny. Pour plus tard, il nous conseille l’hôtel Paprika, à la frontière austro-hongroise coûtant 15 euros pour la nuit et 50 euros pour descendre au sous-sol où travaillent des prostituées. Mais lui n’y est jamais allé, ou uniquement pour boire un verre ! Cet homme, incarnation de la bravoure et de l’humilité populaires, nous dépose enfin sur une aire près de Nuremberg. Nous partageons un café avant de lui dire au revoir puis nous enfonçons dans la campagne pour planter la tente.
Sven l’Allemand de l’ascension sociale
Le lendemain, nous nous postons à la sortie de l’aire avec notre panneau « PRAG ». Quelques minutes suffisent pour que s’arrête une Volkswagen, Sven se rend dans un village à l’Est de Prague mais nous propose de nous déposer dans le centre. Deutsche qualität permettant, il nous faut à peine 2h30 pour rejoindre la ville aux clochers. Ouvrier mécanicien de formation, il refuse sa situation de stagnation et ne se laisse décourager par aucune difficulté en faisant le choix de reprendre les études. Désormais il est cadre commercial dans la même boîte et voyage de temps à autres en Europe avec sa voiture de fonction pour assister à des réunions où il mène des négociations. Selon ses propres mots, il est un « self made man ». Son cas semble faire figure d’exception : selon Marcel Fratzscher, économiste berlinois, la mobilité sociale est très limitée en Allemagne.
Sven a fait partie des derniers à être appelés au service militaire allemand (Wehrpflicht) ; depuis 2004, les Allemands avaient le choix entre la conscription et le service civique et depuis 2011, le service ne revêt plus de caractère obligatoire. Si Sven apprécie la formation militaire, il nous confie s’être ennuyé le reste de son année, et regrette l’érosion du sentiment d’unité dans son pays. Étonnamment en heurt avec nos conceptions universalistes françaises, voilà ce que la loi fédérale allemande disposait lorsque le service était obligatoire : il concernait « tous les citoyens de sexe masculin, hormis ceux ayant deux frères ayant fait leur service militaire, ceux donc un ancêtre a été persécuté par le national-socialisme (jusque la 3e génération), ceux ayant fait leur service dans un autre pays dont ils sont ressortissants et ceux poursuivant des études de théologie dans le but de devenir prêtre catholique ou pasteur protestant ». Sven nous dépose finalement au cœur de Prague sur la Náměstí Republiky. Nous visitons la capitale tchèque en bons touristes : le pont Charles, la vieille ville, le château et sa cathédrale. Splendide !
Le Tchèque altermondialiste
Après avoir échoué de convaincre une jeune russe avec qui nous sympathisions de nous héberger, nous sommes abordés par un troubadour pragois qui se présente sous le nom de Mira Ahisma. Il nous propose de partager son squat, un appartement qu’on lui prête, à quelques kilomètres de marche. Nous le remercions de son invitation mais précisons que nous tenterons d’abord de trouver en ville des jeunes pour nous accueillir. En cas de problème, il nous propose de le rejoindre au concert qu’il donne avec sa troupe, au programme : maracas et percussions. Lorsqu’il nous tend sa carte, nous avons le bas réflexe de lui demander ce qu’il fait dans la vie. « I’m only interested in freedom », nous dit-il avant de nous inviter à un rassemblement libertaire qui se tient chaque année dans une forêt européenne où est expérimentée la vie en auto-gestion et en pagnes. Encore une fois nous l’en remercions.
Les jeunes Slovènes en quête d’aventure
En fin d’après-midi nous abordons deux jeunes slovènes à la terrasse d’un café. Elles viennent de Šentjur, un village slovène de près de 5000 habitants, et jouissent de leur récente majorité pour visiter une de leur amie qui habite en Tchéquie depuis quelques années. Nous décidons de poursuivre ensemble et trouvons un bar aux prix abordables : U Templáře (« chez les templiers »), la pinte est à 36 czs (≈ 1,80€). Là-bas nous discutons de nos différences culturelles et rions de nos langages respectifs. Elles considèrent les Praguois comme plutôt austères et peu accueillants ; et si elles ont pu visiter le musée du communisme, la maison de la photographie leur est inaccessible depuis deux jours. Elles sont issues de la classe moyenne supérieure slovène, au capital culturel plus qu’économique. Le père de Tina est un viticulteur autonome, son vin est labellisé « bio et anarchiste », elle en est particulièrement fière. Quant à Zala, elle nous parle de sa mère comme d’une femme plutôt dépressive qui ne retrouve le sourire que sur les photos qu’elle envoie, voilée, depuis l’Iran, une région qui la passionne.
Scolarisées en « lycées d’art », elles nous confient vouloir étudier à l’étranger, déçues de leur vie à la campagne qui ne leur offre comme perspectives que de randonner en montagne ou de fumer du cannabis. Pour Zala, ce sera Londres elle le sait. De plus c’est avec un humour terrible qu’elles reviennent souvent sur le fait que leur village ait le taux de suicide le plus élevé de tout le pays, induisant l’ennui mortel qui y règne selon elles. Il faut le reconnaître qu’elles sont exaltées par l’atmosphère pragoise et jubilent face à l’urbanisme des métros, des bars ou de la foule. Elles cristallisent finalement les aspirations contemporaines des jeunesses rurales et répondent à leur sentiment d’exclusion de la société ouverte par un brûlant désir de liberté et d’émancipation. De là à parler de Rastignacs des temps modernes…
Ester, bloki, communism and autistic dog
Plus tard elles nous entraînent à la chicha où nous rencontrons leur amie vivant à Prague. Lorsqu’elles parlent slovène entre elles, nous sentons l’ambiance de négociations : nous n’avons nulle part où dormir et leur avons fait comprendre. Leur amie se méfie un peu de nous et défend que son appartement ne conviendrait pas. La soirée est amusante et en fin de compte nous sommes invités à la finir chez elle autour d’un verre et aussi nous vendent-elles un petit parc adjacent, idéal pour monter la tente. Trente minutes de bus plus tard nous voilà dans les « bloki » sur lesquels leur amie plaisante nerveusement. Nous sommes effectivement surpris par l’atmosphère de ces lieux, que nous saisissons à l’aune du kitch décrit par Kundera ici incarné tant par l’organisation soviétique des blocs que par les bonnes mœurs des Tchèques, « car toute discordance serait un crachat jeté au visage de la souriante fraternité ». Nous vivons cette immersion comme l’observation intemporelle d’une culture slave dont l’ordre, au service du calme et de la propreté, est hissé en inestimable tranquillisant populaire ; un choc agréable somme toute, en décalage avec les banlieues françaises.
Nous sentons chez elle beaucoup de pudeur en effet, elle s’excuserait presque de la rudesse du logement familial pourtant fort chaleureux et assez commun avec le logement moyen français. Nous passons une sympathique soirée autour de différents alcools locaux. Aux raps slaves qu’elles nous imposent nous répondons par du Brel, du Aznavour ou du France Gall ; le cachet français éternel, finira de les convaincre, nous dormirons ici. Pour contrer notre offensive culturelle, elles enchaînent sur les plus fameux hymnes au communisme. Plus sérieusement, elles défendent admirer Tito et regrettent la Yougoslavie et le communisme, nourries à la fois d’un idéal d’égalité et d’un sentiment de grandeur perdue. C’est enivrés que nous finîmes par nous coucher ; et hormis une longue rixe verbale entre Matthieu et le chien autiste de la jeune fille, la nuit fut plutôt calme…
Jean Tiers-Monde et Matthieu Alzuyeta.