La situation de violences en Irlande du Nord du début avril pose question et rappelle la période des « Troubles » qui opposa les nationalistes aux autorités britanniques et aux unionistes entre 1968 et 1998, souvent par l’intermédiaire de groupes paramilitaires. Le bilan de ces trois décennies est par ailleurs estimé à 3500 morts. Bien que 1998 soit la date de « l’accord du Vendredi Saint » qui mit en place un processus de paix et un processus politique, les dates de fin des conflits peuvent aller jusqu’en 2007 avec les processus de désarmement des groupes paramilitaires et la cessation d’opérations militaires britanniques sur le territoire.
Cependant alors que la paix semblait toujours fragile, 23 ans presque jour pour jour après les accords, l’équilibre de la paix semble avoir reçu un avertissement de taille avec les affrontements les plus importants depuis les accords. Ces affrontements rappellent fortement les « Troubles » mais des différences notables sont à l’œuvre.
Le conflit de ces dernières semaines en Irlande du Nord a duré une quinzaine de nuits entre la fin mars et les alentours du 14 avril. Cependant, aucun mécanisme de résolution des tensions n’a été engagé, et la perspective d’un nouvel embrasement semble inéluctable. Pour preuve une tentative d’attentat à la bombe ces derniers jours contre une policière …
Pour comprendre le conflit de ce début de mois, il convient d’en extirper les causes, qui sont multiples. Tout d’abord une situation sanitaire compliquée qui pèse fortement sur les classes populaires et qui entraîne des manifestations, comme nous avons pu le constater dans certains pays à travers l’Europe. Mais, cette cause semble minime et contribue seulement à une exacerbation des mécontentements, alors que ces derniers mois des groupes paramilitaires unionistes (favorable au maintien de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni) ont été démantelés par la police dans le cadre de divers trafics. En parallèle, ces descentes policières contrastent avec l’absence de poursuites pénales envers des responsables politiques républicains nationalistes (favorables à une réunification du Nord avec la République d’Irlande au sud de l’île) qui se sont réunis sans respect des règles sanitaires lors de l’enterrement d’un ancien leader nationaliste. Cet événement a été ressenti par les unionistes comme une certaine impunité des républicains, tandis qu’eux-mêmes ont le sentiment d’être vulnérables. Cependant, ce contexte tendu est loin d’expliquer les émeutes sur le territoire si la dimension liée au Brexit est éclipsée.
Alors que Boris Johnson avait déclaré qu’il faudrait lui « passer sur le corps » pour établir une frontière douanière entre Irlande du Nord et Grande-Bretagne, le Brexit et l’accord signé par Johnson ont préféré établir cette barrière aux ports nord-irlandais plutôt qu’une frontière terrestre entre les deux Irlande qui aurait embrasée la communauté nationaliste. Le résultat est dur, certains supermarchés du nord de l’île sont soumis à des pénuries, qui pourraient encore s’accentuer (car la période de transition sur les normes est encore en cours), et les unionistes et loyalistes se sentent floués par la mère Angleterre.
Ainsi, c’est la combinaison du contexte et de l’impact du Brexit qui sont à l’origine de ces violences en Irlande du Nord. La communauté unioniste (à majorité protestante) se sent en perte de vitesse, avec une frontière libre entre le nord et le sud de l’île alors qu’entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni des contrôles douaniers ont été mis en place. De plus, la communauté protestante décroît démographiquement par rapport à la communauté catholique. Alors que les unionistes sont divisés, le premier parti d’Irlande du Nord à l’issue des élections l’année prochaine pourrait bien être un parti nationaliste, républicain et à majorité catholique. C’est dans ce contexte tendu que sont apparues des émeutes, lancées par la communauté unioniste pour protester contre cet éloignement du Royaume-Uni.
Alors que les appels au calme se sont multipliés de tous bords, notamment par Michael Martin (le premier ministre de la République d’Irlande), Boris Johnson ou encore les différents responsables politiques d’Irlande du Nord, nationalistes comme unionistes, une certaine hypocrisie semble régner. Cette hypocrisie vient tout d’abord du côté anglais, car la préoccupation anglaise en Irlande du Nord semble faible et cet appel au calme semble assez loin d’une volonté réelle de se préoccuper du conflit et de tendre vers une volonté de résolution. Mais on retrouve aussi une certaine hypocrisie du côté des responsables politiques locaux et surtout du DUP (parti unioniste, favorable au maintien dans le Royaume-Uni et premier parti d’Irlande du Nord). Le parti a appelé à la fin des violences tout en essayant de se servir de ces violences pour mettre fin au protocole douanier entre Irlande du Nord et Grande-Bretagne. C’est également ce même parti qui a poussé en 2016 pour un vote en faveur du Brexit, qui est aujourd’hui à l’origine des tensions.
Concernant les aspects plus factuels des émeutes de ce début avril, ce conflit a pris naissance dans la communauté unioniste en raison de l’amoncellement de facteurs évoqués. Les unionistes ont affronté la police nord-irlandaise, et les nationalistes républicains se sont mobilisé également, contre les unionistes mais aussi contre la police, qui a souffert de nombreux blessés dans ses rangs, autour de 90. Cependant, ce conflit est marqué par des facteurs bien particuliers qui peuvent laisser présager différentes dynamiques.
Tout d’abord, notons que de nombreux affrontements ont été menés par des jeunes, des adolescents et de jeunes adultes nés après 1998. Ceci montre l’existence réelle de communautés qui assurent la transmission d’idées et d’héritages qui perpétuent la division entre unionistes et nationalistes. Cette dynamique est profondément marquante, mais il convient de la relativiser dans la mesure où les émeutes n’ont pris de l’ampleur qu’avec l’arrivée dans les mobilisations des parties plus âgées de la population. Cette entrée dans la lutte a pu prendre une dimension directe mais aussi plus indirecte dans la mesure où dans ces conflits traînent l’ombre des groupes paramilitaires loyalistes (loyauté envers la Grande-Bretagne et la Couronne) qui manipulent les conflits et parfois les jeunes pour perpétuer leur lutte.
Alors que la vision extérieure de ces conflits consiste régulièrement à opposer protestants unionistes et catholiques républicains, il semble que la dimension religieuse du conflit soit à relativiser. Il est clair que dans la majorité des cas, les unionistes sont protestants et les républicains sont catholiques, cependant, ces associations bien que très répandues et majoritaires dans les deux groupes ne sont pas complètes et on observe de manière assez claire une perte d’influence de la religion en Irlande du Nord avec de plus en plus d’habitants se déclarant sans religion. De plus, même si cette association reste très vraie aujourd’hui, l’image d’une guerre religieuse semble de mon point de vue contestable voire inopérante dans la mesure où les religions ne sont que des étiquettes dans ces conflits. Ce que l’on constate, c’est que cette distinction religieuse n’est pas au départ du conflit, le départ du conflit est une colonisation anglaise sur l’île d’Irlande qui a débouché sur une distinction et une opposition, et de fait les différences de cultures religieuses entre irlandais et anglais se sont par la suite renforcées. En clair, la distinction ne s’est pas créée religieusement, elle s’est imposée par la colonisation anglaise de l’Irlande au Moyen-âge qui s’est perpétuée pendant de nombreux siècles. La distinction entre protestants et catholiques n’est donc pas cohérente pour aborder le conflit, ces étiquettes expriment quelque chose mais ne sont pas les clefs de la compréhension du conflit, qui est en réalité un affrontement entre unionistes et républicains/nationalistes.
Pour revenir aux dynamiques du conflit du début avril après cette mise au point importante, il convient de noter que la violence est un moyen d’expression politique à part entière en Irlande du Nord de part cette histoire coloniale. Alors que certains jeunes affrontaient la police durant ce début avril, ces scènes lorsqu’elles étaient limitées dans leur violence pouvaient apparaître comme banales dans la mesure où la vie continuait en marge de ces affrontements avec des passants parfois attentifs à ces petits affrontements, tandis que d’autres n’y prêtaient que peu d’attention. Aussi, il convient de noter que ces conflits sont essentiellement urbains, Derry ainsi que Belfast et sa banlieue ont été les principaux lieux de ces affrontements de début avril. Ces derniers rappellent l’histoire des « Troubles », lorsque de nombreux affrontements entre nationalistes et unionistes avaient eu lieu, au point de créer encore aujourd’hui dans les rues de Belfast une ségrégation avec des « murs de la paix » séparant les deux communautés.
Finalement, alors que le sentiment d’abandon et de vulnérabilité était un sentiment porté pendant des siècles par les républicains, dans le cas des émeutes récentes en Irlande du Nord on observe que c’est la communauté unioniste qui est en prise avec ce sentiment. Ceci s’explique par les conséquences du Brexit et la volonté de ne pas retrouver de frontière terrestre entre Irlande du Nord et du Sud. Dans un contexte de crise sociale, et face également à un sentiment d’impunité des nationalistes (enterrement de Bobby Storey en plein confinement), la jeunesse unioniste voit dans les violences un moyen d’action politique et un moyen de s’affirmer dans sa communauté.
Alors que les violences n’ont pas pour base une question religieuse, on observe néanmoins que la situation tendue en Irlande du Nord se perpétue et cela à travers les générations. Les jeunes des différentes communautés, du fait d’une ségrégation spatiale assumée de part et d’autre, ne se croisent pas, et cette situation est similaire à l’école dans la mesure où les enfants vont dans des écoles selon leur confession, seuls 7 % des élèves vont dans une école mixte. Des tensions profondes, parfois invisibles mais toujours latentes continuent d’exister entre les deux communautés et alors que les unionistes ont fait partie pendant longtemps de la communauté dominante, ces derniers se retrouvent aujourd’hui dans le sentiment de vulnérabilité. Ce conflit s’entretient dans une dynamique inverse alors que nous semblons plus proche d’une réunification de l’Irlande que d’une intégration plus forte de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni.
En réalité, ces deux débouchées semblent encore loin, et ce nouveau conflit marque surtout le début d’une dynamique qui pourrait être, si les choses restent ainsi, en faveur des nationalistes. Le Brexit mais aussi des actions symboliques créent cette dynamique et ce sentiment. Finalement, alors que les conflits se sont calmés après des appels unionistes à l’arrêt des émeutes pour respecter la mort du Prince Philip, la situation n’a pas été réglée et il est tout à fait envisageable de voir réapparaître des scènes d’émeutes dans les jours, semaines, mois ou années à venir. Les crises sociales et identitaires font partie de l’histoire de l’Irlande et continueront à en faire partie, car la résolution du conflit entre les deux communautés ne semble possible qu’en empruntant le chemin défendu par un seul camp. L’existence d’une troisième voie semble assez hypothétique, et le conflit se poursuit de manière latente. Il peut muter mais l’opposition entre républicains et unionistes continue de modeler la politique nord-irlandaise. Le sentier qui continue à se tracer sera-t-il un chemin de croix ? Il n’en est pas vraiment un du point de vue religieux mais le risque que ce chemin de croix soit humain est malheureusement une issue toujours envisageable.
Lucas Bertrand