Ce 1er octobre 2021, le mariage impérial du grand-duc Georges Mikhaïlovitch de Russie et de Rebecca Victoria Romanovna Bettarini avait un petit goût d’histoire, la saveur de souvenirs d’une époque presque symbole de la Russie, celle des Tsars mais surtout de la dynastie des Romanov, connue pour être sortie de la scène politique dans la douleur de la révolution de 1917. Ce mariage n’a pas à rendre nostalgique d’une quelconque époque révolue mais il est, en revanche, l’occasion d’ouvrir à nouveau les livres de l’Histoire russe, trop longtemps maltraitée par les gouvernants du pays. Et cette éphémère recherche du temps perdu ne serait pas sans déplaire à un certain Vladimir Poutine…
Le mariage impérial, souvenir d’une époque occultée…
Le mariage, c’est souvent, dans notre imaginaire, amour, pièce montée et pas de danse endiablés. Mais un mariage des Romanov, c’est aussi une petite leçon d’Histoire, entre deux airs de polka. En réalité, ce mariage revêt un fort aspect symbolique, en marquant le retour d’un Romanov dans un événement aussi médiatisé en Russie alors que la dynastie a été plongée dans l’ombre avec la révolution de Février 1917, suite à un affaiblissement presque continu du régime dans les dernières années du règne du Tsar.
Il faut dire que le régime impérial entre déjà fragilisé dans la Première Guerre Mondiale en 1914 avec pour objectif la réaffirmation de l’autocratie tsariste, incarnée alors en la personne de Nicolas II. Mais la guerre s’avère plus compliquée que prévue et l’armée russe, peu modernisée, peu préparée, ne peut faire face. Si sur le front la situation reste difficile, à l’arrière les populations, surtout rurales, paient le tribut de l’instabilité gouvernementale (l’impératrice Alexandra, qui remplace Nicolas II à la tête des opérations militaires, gère la politique du pays et destitue les ministres les uns après les autres) et des conditions de vie liées à l’effort de guerre. En effet, les pénuries se multiplient dans les campagnes et des grèves éclatent. Nicolas Werth, dans 1917 La Russie en révolution, explique qu’à partir du 25 Février 1917, le peuple ne crie plus seulement « Du pain ! » mais aussi « A bas le tsar ! » ou encore « A bas la guerre ! ». Le 27 Février 1917, à la suite de combats entre le peuple russe et les autorités, le régime tsariste est finalement renversé. Le 2 Mars 1917, le premier gouvernement provisoire est nommé et Nicolas II abdique.
A ce moment précis de l’année 1917, les bolcheviks ne sont pas encore au pouvoir. En effet, le gouvernement provisoire est dirigé par Gueorgi Evgenevitch Lvov et se compose de libéraux, de démocrates et de centristes, pour ne pas entrer dans le détail des partis politiques russes de l’époque. D’ailleurs, le gouvernement provisoire ne sait pas vraiment que faire du Tsar déchu et décide donc de le retenir enfermé avec sa famille dans des lieux successifs : d’abord le palais Alexandre à Tsarskoïe Selo puis dans la maison du gouverneur à Tobolsk et enfin dans la villa Ipatiev, à Iekaterinbourg.
C’est dans cette villa que Nicolas II, son épouse, son fils, ses quatre filles mais aussi le médecin de la famille, l’intégralité du personnel ainsi que la femme de chambre et le cuisinier sont assassinés par des bolcheviks – arrivés au pouvoir suite à la révolution d’octobre – dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, alors que la Russie se déchire sous l’orage de la guerre civile entre blancs et rouges. Le massacre terminé, les corps sont brûlés puis aspergés d’acide sulfurique et enterrés dans une fosse commune au fond de la forêt de Koptiaki, afin de rendre toute identification impossible. Les bolcheviks souhaitaient faire table rase du passé impérial, empêcher toute réminiscence d’une époque qui devait être balayée par la révolution, ce fut chose faite : l’URSS ne cessera de dissimuler cet épisode sombre (parmi tant d’autres) de la révolution « Octobre rouge » par une justification, une légitimation de l’assassinat de la famille impériale.
Dès lors, on n’entendit plus parler des Romanov, hormis pour des rumeurs et controverses quant à certains membres qui auraient survécu au massacre, hypothèses réfutées par les tests ADN. En effet, en 1991, les restes du Tsar, de son épouse et de ses trois filles sont exhumés, offrant la possibilité de réaliser des tests ADN. Sept ans plus tard, des funérailles d’Etat sont organisées à la forteresse Pierre et Paul de Saint-Pétersbourg. Et ce n’est qu’en 2007 que les restes des deux autres enfants du Tsar sont finalement exhumés. L’effondrement du bloc soviétique a sans aucun doute participé à ce ravivement de la mémoire collective russe. Et le centenaire de l’assassinat de la famille impériale, en 2018, anniversaire à la fois fascinant et terriblement angoissant, n’a fait que relancer de plus belle les spéculations, en dépit des enquêtes et preuves scientifiques.
Il faut ainsi comprendre que l’histoire tragique de la famille impériale dépasse le simple fait divers mais représente bien une partie intégrante de l’Histoire du pays dont les Russes ont été privés pendant des décennies. Cet assassinat est le symbole du point de basculement d’une longue époque, celle des Tsars, à l’entrée dans une nouvelle ère, celle de l’URSS. A cet égard, le mariage de l’héritier du Tsar s’offre comme une nouvelle occasion pour les Russes de se pencher sur leur Histoire et de renouer avec elle.
Un mariage impérial dans la Russie du XIXème siècle, un événement qui ne peut être anodin
Seulement voilà, ce mariage ne s’est pas tenu dans n’importe quelle Russie. L’Union Soviétique n’est plus de ce monde, certes, mais la Russie du XIXème siècle, elle, existe bel et bien. Cette Russie, c’est « la Russie de Poutine », une expression largement employée dans les médias mais qui a le mérite d’en dire long sur la situation politique du pays. Et Vladimir Poutine ne fait jamais rien au hasard. Encore moins quand il s’agit de la puissance de son pays sur la scène internationale.
Nous l’avons dit, l’URSS a tenté, tant bien que mal, de faire oublier l’assassinat de la famille impériale en le faisant passer pour une nécessité politique, celle d’une étape inéluctable dans le gommage du passé et donc dans l’avènement d’une société « socialiste ». En ce sens, il y a bien occultation puisque le régime a cherché à cacher les corps et s’est toujours montré très évasif quant aux circonstances des homicides. Mais, cette occultation est aussi le fait d’une distorsion politique de l’épisode lui-même par une espèce de pirouette idéologique. En effet, les bolcheviks considéraient Nicolas II (et plus largement la famille impériale) comme un obstacle à leur projet politico-idéologique. Par conséquent, d’un point de vue d’un bolchevik, l’assassinat se justifiait. Or, l’URSS a imposé la vision bolchevique du monde – et là se trouve la pirouette – à la société russe entière, n’autorisant aucune autre perspective. Et c’est par ce mécanisme que l’assassinat n’est plus assassinat mais un procédé politique parmi d’autres dans la construction d’un Etat socialiste. Ainsi, même si le fait existe toujours, il est en quelque sort volontairement vidé de sa substance – celle d’un acte tant condamnable sur le plan légal que sur le plan moral – pour en être rempli d’une autre – celle d’une nécessité politique en vue d’un projet de société nouvelle qui ne peut supporter les vestiges du passé. Il y a donc bien occultation par manipulation.
Toutefois, il existe encore plus subtil et peut-être plus opportuniste aussi. Et impossible n’est pas ce bon vieux Poutine : un mariage impériale dans sa Russie, il fallait sauter sur l’occasion ! Depuis plusieurs années, Vladimir Poutine s’improvise historien puisqu’il cherche souvent à réécrire l’Histoire de sa patrie, par exemple en choisissant soigneusement de célébrer la victoire de la Seconde Guerre Mondiale pour mieux délaisser la déroute de la Première Guerre Mondiale qui ne fait sans doute pas assez strass et paillettes dans le « roman national ». S’il a sa check-list de commémorations acceptables, Vladimir Poutine ne s’est néanmoins pas rendu au mariage impérial (il ne faut pas trop lui en demander non plus). Mais attention, même absent physiquement, Poutine n’est jamais très loin, surtout jamais très loin des opportunités politiques.
Vladimir Poutine voit en ce mariage impérial le tissu recousu ou, pour le dire plus clairement, l’occasion de réunifier les Russes autour d’une Histoire commune, celle d’un passé qu’il veille à faire paraître comme glorieux, peu importe l’angle de la lumière sous lequel ce passé se trouve projeté. Mais surtout, si les Russes ont les yeux tourné vers la Russie des Romanov, Poutine a, lui, bien le regard en direction de l’Occident. Ainsi, l’effet médiatique qui entoure le mariage impérial vise aussi à faire les yeux doux à l’Ouest. Est-ce un heureux hasard si Xavier Bettel, Premier Ministre du Luxembourg, figurait parmi les invités ? Même s’il a surtout participé par amitié envers la mariée, son invitation apparaît tout de même comme une petite porte, timidement entrouverte certes, vers l’Ouest. De même, est-ce une coïncidence si la Cathédrale Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg, où a eu lieu la cérémonie religieuse, a été ouverte pour la première fois pour un mariage (et ce mariage là en particulier) depuis celui du Tsar Pierre le Grand en … 1707 ?
Mais le Kremlin l’affirme, le répète, presque le jure : il n’a rien à voir de près comme de loin avec ce mariage, impérial qui plus est ! Non, la politique des symboles, ce n’est pas une affaire assez sérieuse pour le Kremlin. Et, comme pour nous prouver la bonne foi du Président, Dimitri Peskov, porte-parole de Vladimir Poutine, a déclaré à la presse que le président russe « ne [prévoyait] pas de féliciter les jeunes mariés » puisque « [c]e mariage n’est lié en rien à notre agenda». Les jeunes mariés ont, de leur côté, assuré ne vouloir jouer aucun rôle politique mais promouvoir une image positive de la culture russe à l’étranger, parfois jugée bien trop sévèrement. La fête semble donc bien finie et chacun joue la partition qu’il a toujours joué. Le Kremlin tient son rôle politique, la famille impériale son rôle historique. Mais, au fond, tout le monde sait qu’histoire et politique sont toujours intimement liées…
Clémence Delhaye