“Les hommes les plus dangereux n’étaient pas ceux d’en face, mais ceux qui donnaient les ordres”.
Joe Haldeman
Il y a 47 ans paraissait le roman La Guerre Eternelle de l’auteur américain Joe Haldeman. Entre space-opéra, manifeste pacifiste et allégorie de la guerre du Vietnam, l’œuvre est devenue une véritable pierre angulaire de la science-fiction. Le roman est un récit très personnel pour son auteur. La Guerre Eternelle constitue un récit expiatoire, sorte d’autobiographie fictive dépeignant l’horreur de la guerre du Vietnam qu’il a directement vécue. Le nom du héros, William Mandella, est d’ailleurs un acronyme venant de celui d’Haldeman. L’histoire retrace la vie du soldat Mandella, engagé volontaire d’un conflit opposant l’humanité à une civilisation alien issue d’Aldébaran. Au fil des sauts spatio-temporels collapsars, Mandella va être amené à vivre une guerre totale s’étendant sur des centaines d’années, et dont nul ne semble plus imaginer la fin ni la raison.
La Guerre éternelle est avant tout un récit de guerre à hauteur d’homme d’un grand réalisme. Haldeman fait montre d’une empathie profonde pour les soldats qui font la guerre et la subissent, et livre en opposition une critique acide du commandement militaire qui n’existe que par et pour le conflit. Il touche au cœur l’absurdité guerrière comme moyen de communication le plus primaire, face à une altérité que l’on refuse de comprendre.
L’œuvre a été mise en image à partir de 1988 par le dessinateur Mark “Marvano” Van Oppen. Le roman graphique qui en est issu est imprégné de l’esthétique 80’s de la BD de science-fiction franco-belge, dans la droite lignée d’auteurs comme Moebius et de la revue Métal Hurlant. Marvano est parvenu à forger une identité visuelle originale et empreinte de réalisme, notamment dans sa représentation de la technologie et des armes et uniformes militaires. Il illustre brillamment l’horreur et la démesure du récit d’un trait sobre mais dynamique. Les nuances de bleu, d’orange et de gris dominent ses planches, et apportent une teinte toute poétique aux illustrations. Le dessinateur alterne habilement entre plans rapprochés illustrant les points de vue des personnages et plans larges spectaculaires, illustrant la démesure de l’espace, théâtre de la guerre où la mort rôde. Le résultat est d’une grande cohérence, et ce dessin n’ayant que très peu vieilli facilite d’autant l’immersion dans l’histoire.
L’ancrage du récit dans la science-fiction sert son propos en permettant à l’auteur de s’affranchir des contraintes de la réalité afin de donner un tour maximaliste aux enjeux de l’histoire. Pour figure d’ennemi, il prend ce qu’on peut concevoir de plus radicalement autre, de plus extérieur à l’humanité : une race alien aussi lointaine que mystérieuse, les Taurans. On ne sait rien d’eux, sinon qu’ils ont été amenés à détruire sans explication un vaisseau de colons américains en 1997. Et cette unique attaque va motiver un conflit total de plusieurs centaines d’années entre deux civilisations de force égale qui ne se conçoivent que comme des ennemis mortels et obstinés. La guerre est démesurée dans l’espace et dans le temps, elle dépasse le commun des existences humaines pour devenir un absolu, une réalité indépassable qui aura vu naître et mourir des générations entières. Dans un passage mémorable, Haldeman résume à travers les lèvres d’un officier cette déshumanisation totale du conflit “L’Armée établi son programme en termes de siècles, pas en termes d’individus”. Marvano donne à cet officier les traits d’un rouage anonyme du système quasiment incorporé à une console informatique, et aux yeux cybernétiques inhumains. Son visage terne reste insensible aux supplications des officiers et amants Potter et Mandella, sur le point d’être séparés à tout jamais dans l’espace et dans le temps.
Joe Haldeman et Marvano, La guerre éternelle, p 109
A chaque instant du récit, les deux thématiques centrales traitées par Haldeman demeurent le rapport à l’altérité et à sa propre identité.
Le roman se concentre sur la rupture progressive du personnage de Mandella avec l’univers qui l’entoure et qui avance sans lui du fait des distorsions temporelles du voyage spatial. Entre révolutions sociétales et technologiques toujours plus aliénantes, le soldat du XXIe siècle a perdu sa place dans le monde civil. Progressivement, la guerre va devenir sa seule échappatoire, le seul univers qui donne un sens à son existence aliénée. Un développement d’une ironie profonde vu le dégoût que l’organisation militaire et son propre métier lui inspirent. En quête d’une identité dont le passage du temps l’a dépouillé, Mandella finit par s’en remettre à la seule autorité capable de lui dicter qui il est : l’armée. Quitte à perdre au passage une partie de ce qu’il a été.
Mais malgré le paysage crépusculaire de la “grande histoire” anonyme traversée par ses personnages, Haldeman ne verse pas non plus dans un pessimisme sans nuances, et livre au contraire un message profondément humaniste. Au milieu de l’horreur de la guerre et de la perte absolue représentée par le passage des siècles, Mandella conserve une part de ce qui le défini : ses souvenirs et sa conscience. L’ironie qui teinte chacune de ses pensées apparaît autant comme une marque de fatalisme que comme la survivance de son libre arbitre. Et par-delà la solitude, l’amour, l’amitié et la haine des hommes et femmes avec qui il a combattu l’empêchent constamment de sombrer dans l’indifférence.
Joe Haldeman et Marvano, La guerre éternelle, p 51
Autour de lui, l’humanité finira par apprendre lentement, douloureusement, à gérer la violence qui l’anime face à une altérité qui l’effraie, fut-ce au prix de sa propre identité.
En fin de compte, peut-être Mandella survivra-t-il à l’armée. Et au bout du voyage, la paix ?
Pierre Vigneron