Andreï Gratchev, ancien porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev, nous livrait mercredi 10 octobre son analyse de témoin privilégié des dernières années de l’URSS, ainsi que des liens de cette période avec la guerre russo-ukrainienne.
Dès 17h45, la salle est pleine. Des professeur.e.s tentent de trouver une place, mais l’amphi est pris d’assaut par les étudiant.e.s. Un intérêt probablement suscité par la situation géopolitique actuelle, à l’heure où la guerre en Ukraine fait rage depuis bientôt huit mois et où les inquiétudes s’expriment quant à l’avenir. Au bureau, Andreï Gratchev, vieux monsieur élégant et discret, attend de prendre la parole. Ancien directeur des services de presse de Gorbatchev, M. Gratchev est aussi historien et politologue spécialiste des relations internationales, professeur à la Sorbonne, à Oxford et enfin correspondant de journaux russes à l’international.
Les révolutions de Gorbatchev : vers une Russie réformée, une Europe unifiée, un monde pacifié ?
A l’invitation des modérateurs de l’association Taishan, M. Gratchev revient d’abord sur les débuts de Gorbatchev en politique, et sur leurs premiers contacts. Il insiste sur le parcours d’ascension de celui-ci, originaire du Caucase du Nord. D’abord engagé en politique locale, puis repéré par Iouri Andropov, il devient le chef du KGB et un élu au Comité central du parti communiste de Moscou en 1971. En 1985, Mikhaïl Gorbatchev devient le plus jeune secrétaire général du parti communiste et prend la tête de l’URSS.
C’est peu après son accession au pouvoir que Gorbatchev rencontre Andreï Gratchev, vite séduit par sa jeunesse (il a 54 ans, 20 de moins que ses prédécesseurs de “l’école stalinienne”) et sa volonté de poser au monde une question :
“Sommes-nous vraiment condamnés à vivre éternellement dans un monde coupé en deux ?“
Il faut en effet un certain courage pour remettre en question l’ordre établi par la guerre froide, dans un contexte de blocs opposés, de conflits encore présents (guerre d’Afghanistan depuis 1979) et de stabilité fragile assurée par la dissuasion nucléaire.
C’est dans ce contexte que Gorbatchev met en place deux réformes ambitieuses: Glasnost (transparence) et Perestroïka (reconstruction), avec en tête la nécessité de mener quatre révolutions simultanées.
Une révolution politique, d’abord, qui devait questionner le parti unique, l’absence d’alternance et de réelle opposition politique. Une révolution économique, ensuite, avec la nécessité d’entrer dans l’économie de marché et de sortir de cette économie planifiée et nationalisée, qui fonctionne en temps de guerre, répond à la guerre et l’entretient dans une sorte de cycle. Un questionnement aussi sur la forme de l’Etat, héritier de l’empire russe, qui survit au démantèlement des empires centraux et coloniaux mais assure son autorité par la coercition et la négation des aspirations nationales. Enfin, et peut-être le plus important, la nécessité de réaliser la paix par la fin de la guerre froide.
Plutôt saluées à l’international (Gorbatchev remporte le prix Nobel de la paix en 1990), ces aspirations sont vues d’un mauvais œil par ses concitoyens. Certains lui reprochent d’avoir commencé par la réforme politique, négligeant l’aspect économique, à la différence de la République populaire de Chine. Andreï Gratchev nous rappelle ici les événements de la place Tian’anmen, symptômes de la suppression de la liberté de pensée que Gorbatchev voulait éviter le plus possible, ce qui justifie son choix d’axer les réformes sur l’aspect politique dans un premier temps. Pendant la mise en place de ces réformes, les oppositions perdurent par des conservateurs d’une part, des mouvements nationalistes d’autre part. Mais l’avenir est plutôt prometteur avec une Europe unie, une Allemagne réunifiée, et une Russie qui, avec Gorbatchev, aspire à rattraper son retard et à trouver sa place dans ce nouveau concert européen.
La question épineuse des nationalités
Après la chute de l’URSS et à la lumière des crises des dernières décennies relatives aux aspirations nationales, nombreuses furent les critiques, en Russie et à l’étranger, des choix de Gorbatchev, accusé parfois d’avoir négligé la question des nationalités dans son projet de nouvelle union. Lors de cette conférence, les choix de Gorbatchev étaient défendus par son ancien porte-parole. “Il dirigeait un train sans chemin de fer devant lui, obligé de s’arrêter pour poser les rails et pouvoir continuer, sans disposer du recul que nous avons aujourd’hui ”, souligne-t-il.
Pour lui, la question des nationalité ne se limite pas à la Russie. Elle est toujours une matière explosive, que ce soit au Royaume-Uni avec les aspirations écossaises et irlandaises, en Espagne avec la question catalane, ou même en Yougoslavie, où les tensions liées à la question des nationalités ont d’ailleurs provoqué une guerre…
En URSS, les conflits récents sont hérités de siècles de coexistence entre les peuples. Tant que l’URSS existait, les conflits armés étaient empêchés par le contrôle de l’Etat centralisé et du KGB. La fin de cette Union soviétique permet le “dégel” de ces conflits, qui émergent ainsi entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, en Tchétchénie, en Ukraine. En effet, pendant le mandat de Gorbatchev et juste après, l’attention était concentrée vers les pays baltes d’une part, le Haut-Karabagh d’autre part, les relations russo-ukrainiennes n’étant pas particulièrement préoccupantes.
Poutine et Gorbatchev, “un dialogue muet” ?
Cette expression vient d’un article publié dans Libération après la mort de Gorbatchev. Si celui-ci garde une image de sauveur pour les occidentaux, il reste relativement détesté dans son pays, qui l’accuse d’être responsable de la décennie chaotique d’après la fin de l’URSS. D’après certaines analyses, l’absence de Poutine aux funérailles de Gorbatchev serait d’ailleurs la preuve de ce ressentiment russe. “De toute façon, Gorbatchev ne l’a pas su !”, remarque Andreï Gratchev sur un ton humoristique.
En tant qu’ancien porte-parole, M. Gratchev affirme clairement son avis:
“Gorbatchev ne serait en tout cas pas mécontent de ne pas avoir de bonnes relations avec Poutine, tant les deux personnages sont aux antipodes l’un de l’autre ! “
L’intervenant ajoute à cela que c’est sous Boris Eltsine que la Russie a connu ces douloureuses années de transitions vers le capitalisme, évoquant “la chute libre de l‘économie jetée dans l’abîme de l’ultralibéralisme”. C’est toujours avec précision et loyauté que M. Gratchev défend M. Gorbatchev, la voix et le regard traduisant une grande admiration.
Le souvenir de l’URSS, entre nostalgie et déception
Andreï Gratchev se définit tout naturellement comme ex-soviétique. Il regrette, comme beaucoup de ses concitoyens, certains aspects de l’URSS qui auraient pu selon lui être conservés dans la forme moderne et libérale que souhaitait Gorbatchev. Deux éléments, en particulier, lui manquent : ” l’internationalisme et l’éducation !“
L’internationalisme, certes maintenu de force par l’Etat policier, idéal de la révolution de 1917, mélange de peuples et de cultures reliés par l’appartenance à un même état et la maîtrise d’une même langue, le russe. L’éducation, pour tou.te.s, moderne et de haut niveau, qui hissa l’URSS au rang de première puissance scientifique et spatiale. Et comme le souligne le conférencier, un système qui aurait permis à Mikhaïl Gorbatchev, fils de paysans du Caucase, de postuler à la faculté de droit d’une grande université de Moscou. Une ascension sociale qui ne relève pas d’une trajectoire exceptionnelle, mais bien d’un système scolaire qui permet l’égalité des chances. Son avis sur l’actualité de l’invasion en Ukraine ? “Déçu”. Profondément déçu par le spectacle des réalités de la Russie post soviétique, inscrites dans une volonté de revanche dangereuse et violente.
Ukraine, Russie : invasion, sortie de guerre ?
Captivé.e.s par l’intervention de Andreï Gratchev, les étudiant.e.s sont surtout là pour entendre parler de l’Ukraine, et posent leurs questions.
Lorsqu’on lui demande si l’invasion russe en Ukraine l’a surpris.
M. Gratchev: “Bien évidemment, oui !“
Il qualifie cette “opération militaire spéciale”, euphémisme utilisé en Russie pour désigner la guerre, d’erreur politique et stratégique de Poutine. D’après M. Gratchev, Poutine s’enlise entre une résistance ukrainienne bien plus solide que prévu et une large condamnation de la part de la société occidentale. En se mettant l’Occident à dos, Poutine semble vouloir retrouver la logique de blocs antagonistes de la guerre froide. Il avait d’ailleurs plutôt anticipé une situation similaire à celle de la répression de l’insurrection de Budapest à l’automne 1956, où l’Armée Rouge avait fait entrer ses chars dans la ville et tiré sur la foule, dans la plus grande indifférence de la communauté internationale, et en particulier du bloc de l’Ouest.
A la deuxième question, concernant la sortie de guerre en Ukraine, M. Gratchev répond de manière moins certaine. Il présente le conflit russo-ukrainienne comme “l’enfant de plusieurs années de gestation”, référence à toutes les tensions existant entre les deux Etats depuis la fin de l’URSS. Division linguistique et culturelle entre Ouest proche de l’empire austro-hongrois et Est russophone, Crimée presque entièrement russophone et annexée en 2014, déchirures internes entres courants pro-occidentaux et pro-russes, l’Ukraine est un Etat jeune qui doit déjà faire face à ses propres problématiques. Pour Andreï Gratchev, la seule solution viable pour la fin de cette guerre serait que la résistance au conflit vienne de l’éveil des peuples, ukrainien bien sûr… mais aussi russe. “Ils devraient refuser d’être entraîné dans cette lutte meurtrière contre un “peuple frère”.
Dernière question: la Russie a-t-elle besoin de faire la guerre, de dominer des peuples pour exister ?
M. Gratchev : “La Russie n’est pas en guerre en tant que nation, il s’agit de la guerre d’un gouvernement aveuglé et corrompu dont la soif de vengeance et de domination a des conséquences négatives pour la société russe comme pour l’Ukraine.”
Il appelle, une fois encore, à une prise de conscience de la société et à un règlement des problèmes internes, pour une réalisation du peuple russe, de sa culture, de ses aspirations vers l’Europe. Il n’hésite pas à rappeler l’alliance passée de l’URSS avec l’Occident : en 1945, sans l’Armée Rouge, quel sort aurait connu l’Europe ? Et il conclut :
“Tout comme le peuple allemand n’est pas condamné à être nazi, le peuple russe ne doit plus être condamné à être un symbole de l’oppression intérieure et extérieure.”
C’est donc tout de même, avec un message d’espoir que Andreï Gratchev nous quitte, après une discussion parfois inquiétante mais indéniablement passionnante sur l’histoire et l’avenir de la Russie, de l’Ukraine et de l’ordre mondial.
Mathilde Genet