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Economie Sociale et Solidaire : et si le changement venait des clubs sportifs professionnels ?

A première vue, rien ne relie l’Economie Sociale et Solidaire à l’économie actuelle du sport. L’Economie Sociale et Solidaire (ESS), représentant une autre façon d’entreprendre aujourd’hui, est présente dans tous les secteurs d’activité, notamment  les services dits d’intérêt général comme la santé, l’éducation, les services à la personne, l’action sociale, l’environnement, l’éducation, la culture et, bien sûr, le sport. Mais l’ESS permet aussi de repenser certains secteurs marchands, parfois accusés de dérives, comme la banque et l’assurance, le commerce, l’agriculture ou le BTP. Visant une réduction des inégalités, un meilleur partage des richesses et une revalorisation du travail, l’ESS cherche à proposer des alternatives au capitalisme actuel. Une ambition qui semble bien éloignée de l’image du sport et de son économie aujourd’hui … Et pourtant, les clubs sportifs professionnels, véritables entreprises à part entière, présentent tous les atouts et toutes les valeurs nécessaires pour devenir des modèles d’une économie alternative, davantage ancrée dans les enjeux sociaux, économiques et écologiques de nos sociétés. 

 

“Au-delà des mêmes valeurs philosophiques, Sport et ESS présentent les mêmes effets, le même impact : dynamiser les territoires, rapprocher les personnes, créer une richesse commune empreinte d’émotions et de respect de l’autre.”

Les clubs sportifs professionnels, loin des clichés du simple “sport business”

Quand on pense au sport, on imagine les stades remplis de spectateurs, les sponsors, le marketing et les grandes stars qui représentent les différentes disciplines sportives, football en tête. Mais le sport, rappelons-le, est avant tout une activité physique motivée par un ensemble de valeurs qui lui confère un rôle social encore largement sous-estimé. Le sport est un système à lui tout seul, dans le sens où il est à la fois un ensemble de valeurs, un modèle économique avec ses propres mécanismes de fonctionnement (bien qu’inspirés des logiques de marché) et une activité sociale qui participe à la cohésion des individus. Finalement, quand nous revenons à cette définition multidimensionnelle du sport, nous remarquons que l’économie du Sport n’est pas qu’une simple “question d’argent” ou de management. Qui plus est, il faut garder à l’esprit que la majorité des clubs professionnels sont de petites structures dont le fonctionnement économique demeure éloigné de celui des clubs les plus importants, souvent les clubs les mieux connus du grand public et qui, ce faisant, participent à une image du sport comme simple business. Dans cette perspective, les clubs sportifs professionnels ne sont pas déconnectés des enjeux économiques actuels mais aussi sociaux et écologiques. Des liens avec l’Economie Sociale et Solidaire peuvent donc s’avérer pertinents, à condition de garder à l’esprit la réalité des industries sportives, leurs caractéristiques et enjeux propres. 

Si nous revenons au sport en tant que pratique, en ôtant tout l’environnement économique dans lequel il évolue, nous trouvons des points communs entre l’ESS et la pratique sportive dans les valeurs humanistes qu’ils représentent et font vivre. Depuis la création des premières institutions sportives au XIXème siècle, le sport revendique les valeurs de respect, d’honnêteté, d’intégrité et de loyauté mais aussi de solidarité, d’altruisme et de tolérance, qu’il s’agisse de sports collectifs ou individuels. Contrairement à l’image péjorative que certains pourraient avoir du sport comme simple “business”, cette discipline dispose d’un cadre éthique grâce à certains textes comme la Charte d’éthique et de déontologie du sport français de 2012. Cette éthique du sport repose sur les valeurs d’égalité des chances, de refus de toute forme de discrimination, de cohésion et de lien social. Les valeurs humanistes citées plus haut confèrent ainsi une visée idéaliste – dans le sens littéral du terme, poursuivre un idéal, celui de l’humanisme – en même temps que le cadre éthique ici mentionné démontre que le sport est ancré dans nos sociétés et devient alors un fait social (l’anthropologue français Marcel MAUSS parlait même d’un “fait social total”). 

Valeurs humanistes et cadre éthique ou, pour le dire autrement, poursuite d’un modèle idéal de société et ancrage social du sport rejoignent parfaitement les objectifs poursuivis par l’ESS. Comme expliqué en introduction de cet article, l’ESS vise une plus grande équité dans l’économie et permet de mettre en place des alternatives au capitalisme actuel dont les dérives sociales, écologiques et éthiques sont de moins en moins acceptées et acceptables dans nos sociétés. L’ESS propose ainsi des mécanismes économiques plus soucieux de la qualité de vie, de l’emploi et de l’environnement. Autre point important : la finalité de l’ESS. L’ESS considère que la rentabilité économique et l’économie en elle-même doit être mise au service de l’humain et de l’intérêt général. Le sport n’a t-il pas lui aussi vocation à améliorer chaque individu en lui inculquant des valeurs de résilience, d’intégrité et de solidarité et à avoir un impact positif sur les sociétés en permettant l’émancipation, la cohésion et le respect de chacun ? Si le sport n’a pas pour but de modifier les finalités de l’économie, ce que fait en revanche l’ESS en travaillant sur une économie plus éthique, plus éco-responsable, sa finalité est entièrement tournée vers l’humain, avec l’objectif  non négligeable d’agir pour l’intérêt général, au même titre que l’ESS. Un coup d’œil à l’Histoire du Sport nous permet de nous rappeler que dès l’origine de son institutionnalisation au XIXème siècle, malgré sa vision d’abord élitiste, le sport répond directement aux enjeux de la société puisque Pierre de Coubertin, architecte des jeux Olympiques modernes, cherche à revivifier la jeunesse française en introduisant le sport dans les lycées. En effet, Pierre de Coubertin pensait que la défaite de la France lors de la guerre de 1870 contre la Prusse s’expliquait par le fait que la jeunesse française n’était pas assez préparée sur le plan physique, en plus de manquer de patriotisme et de cohésion. Dans l’esprit de Pierre de Coubertin, la pratique sportive devait donc aider les jeunes Français à développer leur force physique mais aussi des valeurs comme l’unité, la détermination et le courage. 

La compatibilité entre les objectifs poursuivis par l’ESS et ceux poursuivis par les clubs sportifs est donc tangible. Par exemple, les clubs sportifs, y compris ceux de haut niveau, participent au dynamisme de leur territoire, en représentant celui-ci et donc en le rendant plus attractif. De même, Sport et ESS visent l’idée de cohésion, de rapprochement. Les clubs sportifs amateurs comme professionnels de haut niveau permettent à de nombreuses personnes de se retrouver, se rassembler et de vivre des émotions fortes ensemble. Au-delà des mêmes valeurs philosophiques, Sport et ESS présentent les mêmes effets, le même impact : dynamiser les territoires, rapprocher les personnes, créer une richesse commune emprunte d’émotions et de respect de l’autre. Toutefois, il ne faut pas oublier que le sport, ses valeurs, ses objectifs sociétaux sont régis par un modèle économique, au point de former un système économique à lui tout seul, avec ses propres règles, ses propres us et coutumes. Mettre en lumière les points communs dans les deux modèles de société que nous proposent sport et ESS ne doit donc pas conduire à l’erreur de manquer d’un certain pragmatisme en traitant du sport comme un simple système de valeurs. Évidemment, l’évocation du terme “sport business” paraît presque inévitable même s’il ne couvre que la partie visible de ce qu’est réellement cet iceberg de l’économie du sport. Ainsi, si sport et ESS convergent dans le modèle de société qu’ils visent, qu’en est-il des possibles convergences d’un point de vue économique ? C’est ici qu’entre en jeu la question du fonctionnement économique des clubs professionnels, des disparités entre “grands” et “petits” clubs et de la potentielle application des principes managériaux et économiques de l’ESS dans le champ de l’économie du sport.  

 

“Dans l’ESS, la notion de limite est fondamentale, limite sur le pouvoir et limite sur les rémunérations, dans le but d’être ensuite sans limite sur l’utilité de son action. Dès lors, à première vue, l’ESS semble donc difficilement compatible avec l’économie de certains clubs, fondée sur la course aux salaires, au sponsoring et à la rentabilité économique à tout prix.”

 

Clubs sportifs professionnels et ESS : mêmes objectifs économiques ? 

Avant d’interroger la possibilité d’une mise en place pratique de ce nouveau modèle économique qu’est l’ESS, il serait judicieux de revenir sur l’intérêt d’un tel modèle dans le sport. Effectivement, qu’aurait à gagner le sport (notamment les structures) à se lancer dans une rénovation de son modèle économique actuel selon les principes de l’ESS ? Au-delà de la question des valeurs communes partagées entre la pratique sportive et l’ESS, des points de croisement sont aussi observables de façon très pragmatique dans le domaine économique. Car, ne l’oublions pas, ESS et sport ne sont pas que des valeurs, ce sont aussi des principes d’économie et de management. 

Les structures de l’ESS doivent permettre de concrétiser dans le fonctionnement économique les valeurs de solidarité, de liberté et d’égalité. Pour ce faire, l’ESS traduit ces valeurs en principes tangibles, qui vont donner une structure aux entités dites d’ESS : 

 – la personne et l’objet social priment sur le capital c’est-à-dire que les individus sont replacés au cœur de l’économie et en constituent la finalité. Ce sont les individus qui œuvrent ensemble pour la rentabilité et qui tirent directement les bénéfices de cette rentabilité. 

 – la gestion est collective, démocratique et participative. La dimension démocratique est rendue concrète par plusieurs mécanismes de management comme l’élection des dirigeants, le principe de décision « une personne, une voix » ou encore la mise en place d’instances collectives de décision. 

– la lucrativité est absente ou limitée. L’ESS cherche à créer un cercle vertueux de la rentabilité, sans logique d’accumulation mais dans une logique de réinvestissement permanent. Ainsi, la majorité des excédents est réinvestie dans le projet social et sociétal de l’entreprise tandis que des fonds propres impartageables sont constitués. 

 – enfin, les principes de solidarité et de responsabilité guident la mise en place des différentes actions énoncées dans une démarche de développement durable.

Mais surtout, il faut comprendre que, dans l’ESS, la notion de limite est fondamentale, sur le pouvoir et sur les rémunérations, dans le but d’être ensuite sans limite sur l’utilité de son action. Dès lors, à première vue, l’ESS semble donc difficilement compatible avec l’économie de certains clubs, fondée sur la course aux salaires, au sponsoring et à la rentabilité économique à tout prix. Pour Jérémie LOEVENBRUCK, ancien sportif de haut niveau et diplômé de l’INSA en 2012 reconverti dans l’ESS auprès des acteurs du sport, le problème n’est pas tant économique que “philosophique”. Ainsi, c’est le fait de placer la victoire de façon exacerbée au centre de la politique sportive de certains clubs de haut niveau qui poussent ces clubs vers des pratiques économiques du “toujours plus et du plus fort”. L’Économie Sociale et Solidaire replace l’argent comme un levier pour faire de belles choses. Selon lui, dans l’entreprise très capitalisée, ou bien le sport de haut niveau, on en fait souvent un totem, un but à atteindre au même titre que la victoire à tout prix.

De nombreux clubs sportifs mettent déjà en place des mécanismes de fonctionnement économiques tirés de l’ESS. Commençons par l’exemple des “fans ownership” et de l’implication de la communauté. Certains clubs sportifs adoptent un modèle dans lequel les supporters ont directement leur mot à dire dans les décisions du club. Cela peut contribuer à un sentiment de communauté et de responsabilité partagée. On touche ici le principe de fonctionnement démocratique et la place centrale de l’individu prônés par l’ESS. Qui plus est, les clubs sportifs peuvent s’engager dans des programmes de sensibilisation communautaire, en utilisant leur influence pour résoudre les problèmes sociaux. En ce sens, l’ESS permet au sport d’approfondir sa fonction sociale originelle. On pense ici aux initiatives liées à la santé et au bien-être, à l’éducation et au soutien d’œuvres caritatives locales. Certains clubs mettent également en place des pratiques durables, plus respectueuses de l’environnement par l’utilisation d’énergies renouvelables, la réduction des déchets et la promotion d’initiatives respectueuses de l’environnement. Ensuite, conformément à son éthique de l’inclusion et de l’égalité des chances, les clubs sportifs peuvent saisir l’ESS comme une opportunité pour approfondir cette dimension inclusive du sport. Cela passe par le fait de diversifier les équipes, fournir un accès au sport aux communautés marginalisées ou plaider en faveur de l’égalité des sexes dans le sport. Enfin, certains clubs sportifs vont encore plus loin en s’appuyant sur le modèle du commerce équitable. Dans ce cas, l’ESS dans le sport s’étend à l’approvisionnement en marchandises et en équipements. Les clubs peuvent choisir des produits issus du commerce équitable et fabriqués de manière éthique pour s’aligner sur les principes de responsabilité sociale. Cela passe aussi par des partenariats avec des entreprises sociales dont la priorité est l’impact environnemental et social. Des traductions économiques concrètes existent donc de l’ESS dans l’économie du sport. Mais à quel degré ? Et cela se fait-il de façon égale pour tous les clubs ?

 

“L’ESS n’est pas un modèle socio-économique naïf. Le sport a besoin de ses clubs sportifs professionnels et ces derniers ont besoin de rentabilité pour vivre, mettre en place des projets, se développer, faire rêver.” 

 

L’ESS au service du sport ou le sport au service de l’ESS ? La question de la subordination aux logiques économiques 

Comme le disait Maurice Herzog, alpiniste professionnel et secrétaire d’Etat à la Jeunesse et au Sport sous De Gaulle, “Le sport doit surtout rester un exceptionnel moyen d’éducation, un précieux facteur d’épanouissement, (…) de santé, (…) de promotion humaine et sociale”. Le sport pourrait apparaître aujourd’hui comme un business doré, parfait pour gagner en notoriété et se faire de l’argent facilement. Non seulement cette image est caricaturale d’un système économique plus complexe (il faudrait pour l’expliquer retracer, par exemple, l’histoire de l’entrée du marketing dans le sport) mais, en plus, elle ignore d’un côté les motifs et les valeurs sportives évoquées plus haut qui aujourd’hui encore guident les professionnels du sport dont les athlètes mais aussi les membres du staff et des directions de clubs et, de l’autre côté, la réalité du paysage économique du sport avec de fortes disparités de ressources notamment entre les clubs dominants et les clubs de moindre envergure. 

Si l’on se place du côté de l’ESS, nul doute que la réponse à la question du titre de ce paragraphe serait la suivante : l’économie ne doit pas être recherchée pour le profit lui-même mais pour mettre ce profit au service du sport. Plus que le profit même, l’ESS défendrait l’idée que l’économie, ses ressources financières et humaines, son organisation, ses infrastructures doivent être efficientes pour concrétiser les valeurs du sport tout en permettant la rentabilité des clubs sportifs. Car l’ESS n’est pas un modèle socio-économique naïf. Le sport a besoin de ses clubs sportifs professionnels et ces derniers ont besoin de rentabilité pour vivre, mettre en place des projets, se développer, faire rêver. D’un autre côté, impossible d’ignorer le fait que l’économie (nationale comme mondiale) doit beaucoup au sport. Ce dernier est un domaine économique prospère, qui participe à la richesse nationale et mondiale. Ainsi, en France, la filière du sport représente 2,6% du PIB, représentant 64 milliards d’euros. A cela s’ajoutent les 128 000 entreprises identifiées, avec 10 000 à 15 000 créations d’entreprises par an, preuve de la vitalité de ce secteur. Ces entreprises donnent un chiffre d’affaires estimé à 71 milliards d’euros (données de BPCE L’Observatoire, en 2023). Au niveau mondial, le secteur du sport génère 2% environ du PIB mondial soit près de 1200 milliards d’euros. Cette richesse ne se résume pas qu’à de simples chiffres. Par son dynamisme, le sport crée de l’emploi, fait vivre des territoires, permet l’éducation des jeunes générations, participe à l’insertion professionnelle, facilite la cohésion sociale. 

L’ESS ne doit donc pas être perçue comme un frein à cette richesse que représente le secteur économique du sport. Au contraire. En s’appuyant sur des principes issus de l’ESS, les clubs sportifs professionnels pourraient mettre l’économie, le profit, la rentabilité au profit du sport, de ses valeurs et de ceux qui le font vivre (les sportifs, les membres des équipes …). En échange, ce domaine du sport renouvelé et réorganisé ferait profiter l’économie nationale et mondiale de son nouveau dynamisme. Et ainsi de suite. Un cercle vertueux facilité par l’ESS qui paraît bien alléchant sur le papier. Mais le système économique des clubs sportifs est imbriqué dans d’autres secteurs économiques (le sponsoring, les marques …), dans d’autres enjeux (de puissance entre les clubs mais aussi entre les Etats qui se servent parfois du sport comme un outil de soft power, ce qui nécessite une vitrine de grands clubs) et est hétérogène (avec des disparités notables selon la taille et les ressources des clubs). L’application de l’ESS dans les clubs sportifs professionnels doit donc prendre en compte ces nouveaux facteurs. Facteurs qui peuvent s’avérer être de véritables freins à l’ESS dans le sport professionnel.  

 

“Oui, on imagine mal de grands clubs sportifs se réclamer de l’ESS … Mais les obstacles ne viennent pas tous du sport et de son économie. […] Il est nécessaire de noter que ces obstacles proviennent tant du milieu du sport en lui-même que du modèle de l’ESS, encore jeune et donc fragile, trop fragile pour soutenir un domaine aussi dynamique que le sport.”

 

 

ESS et clubs sportifs professionnels: une idéal pour beaucoup d’obstacles 

Ainsi, nous avons vu que la plupart des clubs sportifs professionnels se trouvaient bien loin du cliché du “sport business” rutilant. C’est pourquoi le secteur du sport est finalement bien représenté au sein de l’ESS. L’inverse est encore plus vrai: les structures sportives s’appuient de plus en plus sur l’ESS. En 2015, l’ESS occupait déjà une place de premier rang dans le secteur du sport et des loisirs en rassemblant plus de la moitié des emplois du secteur, l’autre moitié étant constituée des emplois publics et privés hors ESS. 

Au total, plus des trois quarts des établissements sportifs peuvent se revendiquer de l’ESS. Ce sont essentiellement des associations. Mais, la grande majorité des clubs sportifs relèvent directement de l’ESS. Ils sont affiliés aux fédérations olympiques (athlétisme, football, basket-ball, tennis…), non olympiques (squash, randonnée…), multisports (dont handisport) et scolaires ou universitaires. Toutefois, l’ESS concerne en grande majorité des clubs dont la forme juridique est associative. Et c’est là que le bât blesse. Il est plus aisé pour une association – en raison de ses valeurs de solidarité et de non-lucrativité par exemple – de se revendiquer de l’ESS (et d’en obtenir le statut) qu’une entreprise qui doit repenser tout son fonctionnement interne tout en conservant sa rentabilité. Or, les clubs sportifs professionnels, notamment les plus importants, fonctionnent comme des entreprises à part entière, comme expliqué précédemment. Dans la pratique, sport et ESS semblent encore difficilement compatibles. Oui, on imagine mal de grands clubs sportifs se réclamer de l’ESS … Mais les obstacles ne viennent pas tous du sport et de son économie. Sans vouloir porter de jugement à l’emporte-pièce, il est nécessaire de noter que ces obstacles proviennent tant du milieu du sport en lui-même que du modèle de l’ESS, encore jeune et donc fragile, trop fragile pour soutenir un domaine aussi dynamique que le sport. Ainsi, malgré son apparente affinité avec l’ESS et malgré l’impact des mutations socioéconomiques qui l’obligent à interroger son fonctionnement ainsi que le modèle économique dominant sur lequel il repose, le sport revêt des spécificités qui expliquent en partie ses difficultés à s’y engager et a fortiori à s’en revendiquer plus fortement. Bien sûr, nous avons parlé de la question de la “limite” précédemment, notamment en termes de richesse, rémunération et actionnariat et nous avons vu que le principal obstacle, dans ce cas, à l’applicabilité de l’ESS dans certains grands clubs était avant tout la vision qu’ont ces clubs de la victoire, du jeu, du sport. 

D’ailleurs, si le sport est compatible avec les valeurs de l’ESS, il rencontre également, et de façon assez paradoxale, certaines valeurs du néolibéralisme, idéologie économique à l’opposé du modèle de l’ESS. En effet, le sport professionnel s’appuie sur une rhétorique de la réussite par soi-même, par l’effort, le travail individuel, par la résilience et l’idée d’être le maître de son destin. Ce principe de “just do it” (clin d’œil à une marque qui a bien compris l’importance de cette valeur dans le sport …) se retrouve chez de nombreux sportifs de haut niveau, en interview, dans leurs posts sur les réseaux sociaux ou dans les spots promotionnels des clubs.  Cette idée d’être le maître de son destin et de devoir mériter ce qu’on obtient peu importe les obstacles se retrouve dans ce que la sociologue Maria MEDINA-VICENT nomme la “subjectivité néolibérale”. Par subjectivité, elle entend la vision du monde et de l’individu qui, dans l’idéologie du néolibéralisme, est le seul responsable de son échec ou de sa réussite, avec pour conséquence une forme de pression sociale et d’injonction à la réussite ou de culpabilité en cas d’échec. Cependant, pour reprendre le fil du raisonnement de Jérémie LOEVENBRUCK, le problème n’est pas de rejeter l’idée de victoire, de dépassement de soi et de réussite. Bien au contraire. Le sport doit aussi nous pousser à être de meilleures personnes, non seulement de meilleurs sportifs. Mais la question est le degré, la place à accorder à la victoire à tout prix. Ainsi, il y a un écart notable entre prôner l’idée de se dépasser pour réussir dans une visée positive et affirmer que tout le monde peut réussir et que, en cas d’échec, on l’aura bien mérité. C’est sans doute ce que veut souligner Jérémie LOEVENBRUCK quand il estime que la valeur de la victoire à tout prix devient le centre de tout le système économique sportif, on en oublie que la réussite et le dépassement de soi ne justifient pas certains excès.   

Mais, l’ESS présente également ses propres limites. Il s’agit d’un modèle dont l’origine est ancienne, dès le XIXème siècle. Mais le fait de repenser et réorganiser des structures économiques longtemps ancrées dans des logiques de rentabilité à tout prix est, en revanche, un processus récent, long, et qui demande de l’innovation, de la créativité et une bonne énergie. Si l’ESS s’appuie sur de bonnes intentions (cohésion sociale, protection de l’environnement, lien avec les territoires), cela ne signifie que ce modèle est parfait, prêt à être appliqué de la théorie à la pratique sans bouger d’un centimètre et, surtout, sans créer d’autres problématiques. En effet, l’ESS est autant une solution qu’une source de nouvelles questions. Parmi elles, la question des salaires, souvent trop faibles, ou de l’implication des gens, certaines personnes se cachant derrière l’étiquette de l’ESS pour servir des intérêts éloignés des objectifs de l’ESS de sorte que leur implication se révèle finalement intéressée et peu sincère. De plus, l’ESS peut parfois n’être qu’un pansement sur des problèmes plus profonds qui devraient être abordés différemment pour les résoudre, avec une approche plus systémique, plus englobante, par un travail sur le fond, sur la cause, la racine du problème, et pas le symptôme (l’exclusion, le racisme, le recyclage, l’éducation etc..). Or, l’ESS permet bien souvent de résoudre le problème à la surface, dans ses symptômes, sans pouvoir interroger les origines profondes de ce problème. En ce sens, l’ESS pourrait ne pas suffire à résoudre des problématiques plus englobantes dans le sport, comme la question de la rémunération des athlètes féminines : passer à un modèle économique de type ESS serait l’occasion de repenser la question des salaires chez les sportifs notamment dans clubs ou des sports avec une rémunération moindre mais ne garantit pas que cette revalorisation se fasse de manière égale entre athlètes masculins et athlètes féminines, voire pourrait aggraver cette inégalité. D’ailleurs, la question des salaires, au-delà des inégalités salariales de genre, est une question clivante, qui met en lumière les disparités entre les clubs selon leur taille et leurs ressources. Dans l’ESS, même les plus grosses structures qui comptent 10 000 salariés se limitent à un écart de 1 à 10 SMIC entre les plus gros et les plus bas salaires. La question de ce seuil génère un débat brûlant au sein même de l’ESS notamment sur la possibilité ou la nécessité de faire évoluer ce seuil ou non. Certains militent pour être plus inclusifs avec les grandes entreprises, et passer à un écart de 1 à 20. Cela aurait pour conséquence de faire entrer de nouvelles structures dans le cadre de l’ESS, notamment certains clubs professionnels où les disparités salariales étaient jusqu’à présent trop importantes pour remplir les critères établis par l’ESS.  

Jérémie LOEVENBRUCK identifie d’autres freins à une bascule vers l’ESS. Parmi ces obstacles, l’émergence de nouvelles problématiques qui, jusque-là, étaient invisibles dans l’espace public comme le harcèlement ou les violences sexuelles. Cette problématique se retrouve dans les entreprises de manière générale. L’ESS n’est pas épargnée. C’est donc un problème plus systémique, de fond, qui dépasse le simple cadre du sport ou même de l’entreprise mais qui touche les mentalités, en premier lieu, celle des auteurs de ces actes. En entreprise comme dans le sport, les rapports de domination sont omniprésents, ce qui facilite l’émergence de ces problématiques que sont le harcèlement et les violences sexuelles. Ce sujet des rapports de domination, voire d’oppression qui se jouent entre les dirigeants, les actionnaires, et les salariés dans l’entreprise, ou bien quand on parle du sport, entre les présidents, les grands sponsors, les entraîneurs, les salarié(e)s du club et les joueurs. Or, ces rapports de domination sont structurants de ces entités économiques – entreprises comme clubs sportifs – mais ne sont pas pensés, conscientisés. Toutefois, malgré cette lacune en termes de conscientisation des rapports de domination – qui serait pourtant une clé pour repenser le modèle économique des entreprises comme des clubs sportifs – un projet ESS peut tout à fait être mis en place et se concrétiser à condition d’aligner le discours et les actes. Notons au passage une dernière difficulté : l’économie du sport est aujourd’hui globalisée. La compétition ne concerne pas que le sport en lui-même mais les clubs, notamment les plus importants, en concurrence les uns contre les autres et cela au-delà des frontières. L’économie du sport est certes régulée au niveau national et aussi par les grandes organisations qui le représentent. Mais, il faut garder à l’esprit qu’un club pourrait trouver injuste et risqué de passer à l’ESS car les clubs des pays voisins profitent joyeusement de leurs propres règles économiques. Ainsi, le cadre mondialisé de l’économie du sport s’accorde mal avec la lecture localisée, par territoire, propre à l’ESS.  

 

“Plus qu’un modèle économique, l’ESS soulève la question de l’identité de nos clubs sportifs professionnels. Derrière, c’est la question de l’alignement du sport avec les enjeux actuels de la société (diminution des inégalités, défi écologique …) qui doit vraiment motiver le passage à logiques tirées de l’ESS.”

 

En conclusion, pour Jérémie LOEVENBRUCK, l’ESS reste encore un pari risqué sur l’avenir pour les clubs sportifs professionnels. Après tout, rien ne les pousse à adopter ce nouveau modèle économique. Pour un club, l’ESS implique surtout un projet qui permet d’attirer de nouveaux partenaires qui se reconnaissent dans ces valeurs. Bien sûr, à court terme, si le club s’engage vraiment, il sera contraint de  repousser des sponsors désalignés avec ses valeurs, et donc perdre de l’argent. Plus qu’un investissement, on remarque ici que l’ESS est un pari parfois risqué pour un club sportif. Jérémie LOEVENBRUCK invoque aussi de nouveaux moyens de financement comme  le financement participatif, pour permettre aux clubs d’être plus indépendants. Si le club affiche son rôle social (ici entre en jeu la question de la communication autour du club et de l’ESS), de nombreuses personnes pourraient être prêtes à soutenir le club en question et à s’engager dans l’économie du sport, là où, auparavant, elles y étaient réfractaires car n’y voyaient (à tort toutefois) qu’un simple business. 

Mais, toujours selon Jérémie LOEVENBRUCK, l’ESS ne peut réussir dans un club sportif qu’en s’y engageant totalement. L’ESS est bien plus qu’un projet économique : “Sous condition de le faire par conviction et de ne pas y aller avec le dos de la cuillère, il y a de quoi créer une identité très forte et innovante.” Plus qu’un modèle économique, l’ESS soulève la question de l’identité de nos clubs sportifs professionnels. Derrière, c’est la question de l’alignement du sport avec les enjeux actuels de la société (diminution des inégalités, défi écologique) qui motive vraiment le passage à logiques tirées de l’ESS. En gardant à l’esprit que le sport a un impact positif sur les sociétés de par ses valeurs, souhaitons-nous que le sport soit à l’image de nos sociétés ou qu’il évolue avec ses propres règles, comme une dérogation aux enjeux actuels ? Ainsi, étudier la place que peut avoir l’ESS dans le sport professionnel et son économie, c’est avant tout étudier l’image et la place que nous voulons donner au sport dans nos sociétés et dans la résolution de ses grandes problématiques.

 

Clémence Delhaye

Sources : 

https://ecolosport.fr/blog/2023/07/04/nouveaux-terrains-economie-sociale-et-solidaire-modele-vertueux-pour-les-clubs-sportifs-professionnels/ 

https://www.les-scic.coop/le-secteur-sportif-se-tourne-de-plus-en-plus-vers-l-economie-sociale-et-solidaire-les-cooperatives 

https://www.ellisphere.com/economie-du-sport/#:~:text=L’%C3%A9conomie%20du%20sport%20repr%C3%A9sente,est%20rest%C3%A9e%20stable%20en%20France

https://www.mandarine-gestion.com/FR/fr/investir-dans-la-nouvelle-economie-le-sport 

https://www.alternatives-economiques.fr/un-football-possible-a-condition-de-repolitiser/00108663 

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