Lundi dernier, nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec la journaliste spécialisée dans l’étude des séries, Marion Olité. Auteure de l’essai « Buffy ou la révolte à coups de pieu », elle nous a parlé séries et féminisme. L’occasion de remettre à l’honneur celles et ceux qui se battent pour la cause des femmes, dans une discipline où les stéréotypes ont la dent dure.
Quelle est la raison qui vous a donné envie d’étudier la place des femmes dans les séries?
« Je pense que c’est déjà le fait que je sois une femme. Ça aide parce qu’on a tendance fortement à s’identifier plus facilement aux personnages qui nous ressemblent. Naturellement je m’intéresse au sujet, mais j’ai aussi été influencée par la dernière vague de féminisme, #MeToo en 2017. À ce moment-là, j’étais déjà critique de séries depuis près de 10 ans, mais ma grille de lecture a un peu changé. J’ai gagné en acuité sur la manière dont les personnages féminins sont écrits. J’ai commencé à avoir un prisme un peu plus féministe. Il y a des personnes dans la critique de séries qui m’ont apporté un nouveau regard comme Iris Brey avec son livre Le regard féminin. Donc, on a tous ces concepts de malegaze et femalegaze qui sont arrivés en France, alors qu’en vérité cela a été théorisé aux États-Unis dans les années 60. Mais cela a mis du temps à arriver en France, où il y a eu beaucoup de résistances par rapport à une lecture féministe des œuvres. Finalement, on a commencé à en parler seulement maintenant. C’est donc à la suite de ça que j’ai eu une grille en plus pour les analyser. »
Comment est-ce que cette démarche a été accueillie, non seulement par les médias dans lesquels vous écriviez, mais également auprès du public? Est-ce que cela a été de votre initiative, ou au contraire on vous a proposé ce nouveau prisme de critique?
« Ça commençait déjà dans les années 2010 au moment où je suis arrivée à Konbini, où j’ai travaillé pendant six ans en tant que rédactrice en chef de leur verticale sur les séries. À ce moment, on a un peu tous naturellement, que ce soit les journalistes cinéma, musique, et tous les autres milieux culturels, commencé à réfléchir à la place des femmes. Non seulement aux personnages féminins, mais aussi en coulisses, c’est-à-dire qui étaient les scénaristes, les réalisateurs… Mais je me souviens que c’est même arrivé un peu plus tôt. On pouvait déjà avoir des critiques féministes, autour de Game of Thrones par exemple. Je pense que ça s’est fait un peu naturellement. Après, j’ai été dans des médias qui revendiquaient être plus progressistes que d’autres. Sur le sujet du féminisme, ils étaient plus intéressés, donc tout naturellement, on a été tout un groupe de journalistes à vraiment s’y intéresser. Maintenant, on voit de plus en plus de journalistes, hommes comme femmes, s’emparer d’un angle féministe. Il s’agissait aussi de ne plus rien laisser passer, par exemple quand il y a des films et des séries qui ne passent même pas le test de Bechdel, même s’ils ont des Oscars comme Oppenheimer de Christopher Nolan. Je conçois très bien que ce soit un super film pour pleins de gens, mais si on regarde comment les personnages féminins sont écrits, c’est une catastrophe! Ça il faut le dire aussi! »
Est-ce que Buffy contre les vampires a tout de suite été perçue comme œuvre féministe?
« Aux États-Unis oui, en France non. C’est pour ça que j’ai écrit un livre dessus presque vingt ans plus tard. En France, c’est plutôt arrivé dans les années 2010 où on commence à parler de films féministes. Mais aux États-Unis assez rapidement, il y a eu des analyses d’universitaires spécialisés dans les études de genre, qui ont analysé la série à l’aide d’outils. En France, on avait pas mal de retard là-dessus, et pas mal de snobisme aussi, parce ce qu’on a une idée assez précise de ce qu’est un chef d’œuvre en France, et ce n’est généralement pas une série, et encore moins une série avec une héroïne qui s’appelle « Buffy ». »
Est-ce que vous parvenez encore aujourd’hui à regarder des films et séries qui ne respectent pas vos convictions?
« C’est compliqué quand il y a une misogynie décomplexée, mais ça dépend comment elle est mise en scène. Evidemment, si c’est pour montrer une époque, c’est différent. Il a par exemple existé une misogynie décomplexée, et on ne va pas faire comme si cela n’existait pas. C’est comme pour montrer des époques où le racisme décomplexé existait aussi. Donc pour moi, si c’est justifié par l’Histoire et qu’il y a un point de vue qui est intéressant, alors je peux complètement regarder une série où il y a de la misogynie. Par contre, si ce sont des séries qui sont misogynes mais sans s’en apercevoir, ou si les personnages féminins sont réduits à de la peau de chagrin; alors je peux regarder la série et lui trouver des qualités, mais je ne vais pas pouvoir m’empêcher d’ouvrir ma bouche sur le fait que ça ne va pas du tout au niveau des personnages féminins. C’est le cas pour un film comme Oppenheimer ou la plupart des films de Christopher Nolan, qui ne sait pas écrire de personnages féminins. »
Est-ce que vous vous intéressez également à ce qu’il se passe derrière la caméra d’un point de vue égalité des sexes?
« Tout va ensemble ! Dans le milieu des séries, il y a des créatrices qui ont émergé ces dernières années et qui ont créé leurs propres séries qui portaient des regards presque révolutionnaires, dans le sillage de Girls de Lena Dunham, qui arrive juste après #MeToo. Après, on a eu Fleabag de Phoebe Waller-Bridge, I May destroy You de Michaela Coel. On voit que les séries changent complètement. On est vraiment dans l’expérience féminine dans ces séries-là, où ce sont des héroïnes qui sont complexes, qui parfois sont des horribles personnes, et c’est ça qu’on a un peu gagné ces dernières années. Mais dans le cinéma, en termes de réalisatrice, il y a encore beaucoup de choses à faire afin d’arriver à l’égalité. Mais on arrive à des personnages féminins beaucoup plus complexes, qui ont le droit d’avoir des gros défauts, aussi bien que les hommes. Évidemment qu’on veut de la représentation féminine, mais on ne veut pas des héroïnes parfaites! Ce n’est pas ce qu’il se passe dans la vie. Les femmes sont aussi complexes que les hommes, donc il faut le montrer. Et pour ça c’est sur que d’avoir des femmes derrière la caméra ça aide. On le voit bien avec Anatomie d’une Chute, et c’est presque trop parce qu’il y a tellement peu de représentations que dès qu’il y en a une qui se distingue, et bien on lui donne tout et c’est incroyable. Alors que dans un monde un peu plus égalitaire, il y aurait plusieurs Justine Triet, comme il y a plusieurs grands cinéastes masculins. »
Auriez-vous trois séries que vous considérez comme révolutionnaires dans cette quête de plus de représentations féminines à l’écran?
« C’est à double tranchant, mais déjà je vais parler de Buffy contre les vampires. C’était l’idée d’un homme, mais il a quasiment été le premier à imaginer une mythologie féminine, du point de vue de son héroïne. Buffy c’est l’histoire d’une adolescente à laquelle on peut s’identifier. Une adolescente qui a des super pouvoirs, mais qui a aussi 16 ans, qui effectue son passage à l’âge adulte très difficilement, qui a ses premiers amours, qui doit combattre ses démons intérieurs. Les angoisses adolescentes dans la série sont représentées par les démons. C’est donc hyper fun, mais Buffy c’est aussi un peu un manuel de survie à l’époque lycée/fac. C’est donc super divertissant, mais c’est peut-être pour ça que la série a été moins mise sur un piédestal comme d’autres séries plus masculines, comme Les Sopranos. Alors que pour Buffy, on a mis plus longtemps à crier au chef-d’œuvre, peut-être parce que c’était une héroïne féminine, ça parlait d’adolescence, et en plus c’est le genre fantastique. Pour moi, c’est vraiment la création d’un personnage assez révolutionnaire. Il y a Joss Whedon, mais derrière il y a d’autres scénaristes qui l’ont aidé, car contrairement au cinéma, une série se fait de manière un peu plus collective. Sinon dans les autres séries qui m’ont vraiment marquée, il y a eu Girls (Lena Dunham), même si la série a presque dix ans déjà. On sait que c’était une série très blanche, qui n’est pas non plus représentative de tous les gens qu’il y a à New York, mais Lena Dunham parlait de ce qu’elle connaissait, c’est-à-dire ses potes femmes blanches. Elle a vraiment aidé à libérer la représentation des corps féminins à l’écran, puisque son personnage est celui d’une jeune femme qui n’est pas dans les canons de beauté habituels, qui n’est pas mince, qui n’a pas l’image qu’on s’en fait. On la voit aussi avoir des relations sexuelles de manière très naturaliste, chose qu’on ne voyait pas trop avant. Elle a vraiment débloqué un truc là-dessus. Et enfin la manière dont Phoebe Waller-Bridge est arrivée avec Fleabag, et avec ce personnage à rebrousse-poil, qui n’est vraiment pas une personne avec qui on voudrait être ami… Mais en même temps, elle est fascinante à suivre ! Et puis ce jeu avec le quatrième mur, et elle le fait d’une manière tellement intelligente, c’est tellement bien écrit. Il n’y a que deux saisons mais c’est un petit chef-d’œuvre.
Juliette Gauvin-Pontais