Loin d’être un simple produit marchand, l’opéra incarne aujourd’hui un marqueur social, transformé par le capitalisme culturel en outil de distinction au sein des élites contemporaines. Dès son origine, l’opéra a été un art complexe pensé pour les élites sociales, mais il est intéressant de s’interroger sur les raisons de ce phénomène : comment l’opéra est-il devenu un marqueur de luxe et un élément phare du capitalisme culturel ?
Par capitalisme culturel, nous entendons dans le contexte de cette réflexion, un phénomène d’accumulation de capital culturel (au sens bourdieusien du terme) qui permet aux détenteurs de ce capital, de se distinguer des autres en adoptant une position de supériorité. Il ne s’agit pas ici d’une forme de snobisme culturel mais plutôt d’une installation de rapport de force entre les « connaisseurs », ceux dont les goûts et la culture peuvent être définis comme « raffinés » et les autres.
La vision de l’opéra comme étant un art aristocratique et élitiste n’est pas nouvelle, au contraire. Dès sa naissance au XVIIe siècle, l’opéra a été pensé comme un divertissement adressé à la cour royale, dans le but d’afficher le pouvoir la richesse et la « bonne culture ». Dans son étude « Wo Macht ganz auf Verbrechen ruht-Politik und Gesellschaft in der Oper“*, le politologue Udo Bermbach explique que l’opéra a également servi d‘outil de légitimation au pouvoir des princes après la « crise d’identité » qu’a été la Renaissance qui a apporté avec elle le besoin de réinventer la pensée politique. L’opéra est un spectacle couteux étant donné les moyens importants qu’il mobilise, que ce soient les solistes, les chœurs, les orchestres, les costumes, la mise en scène, c’est un art très complet qui demande un certain financement. Ces moyens sont accordés par les plus puissants, les dirigeants, les aristocrates et ils se gardent donc le droit d’en tirer profit, que ce soit pour mettre en avant leur gloire personnelle, celle du pays ou celle d’une morale spécifique. Aujourd’hui, les couts des spectacles d’opéra sont répercutés sur le prix des billets d’entrée, ce qui limite leur accessibilité et attire toujours le même public : les plus aisés. Même si l’opéra est largement subventionné dans de nombreux pays, ces aides profitent surtout aux institutions majeures. Les prix restent donc élevés, malgré l’aide publique.
Le capitalisme culturel et la distinction se retrouvent dans les rites entourant la fréquentation des opéras. Il y a des codes à respecter comme le code vestimentaire implicite, les manières que l’on ne peut connaitre que si l’on fréquente régulièrement ces milieux, etc. Cette codification sociale renforce son image d’activité réservée à une certaine classe sociale. Rien que dans son architecture, l’opéra peut sembler hostile aux nouveaux venus, comme l’explique le sociologue Fabrice Raffin : « C’est aussi une architecture ! L’opéra Bastille, par exemple, a une architecture tellement imposante et tellement opaque que se rejoue, à travers le bâtiment, toute la domination sociale attachée à l’opéra. ». Tout ces codes liés à l’opéra créent une distance et une déconnexion avec le public populaire en s’éloignant de leurs goûts qui se rapprochent d’autres formes musicales comme la chanson, le jazz, la musique pop, etc. L’opéra utilise un langage qui lui est propre et que seuls les habitués peuvent décrypter, il est pavé de références, utilise une forme de narration complexe, parfois même dans des langues étrangères, souvent l’italien ou l’allemand et bien que des sous-titres puissent être disponibles, cela peut freiner un public non initié. Cette mystification de l’opéra rend sa fréquentation presque rituelle et l’intérêt artistique du public n’a pas autant d’importance que ce qu’il en aurait l’air, surtout dans de grandes maisons d’Opéra comme la Scala de Milan ou l’Opéra Garnier dont les noms suffisent pour évoquer le prestige et la « haute culture ».
Dans les années 80, certaines tentatives de démocratisation de l’opéra ont pu voir le jour. François Mitterrand avait comme espoir de rendre l’opéra plus accessible en installant l’Opera Bastille dans l’est de Paris. D’autres initiatives ont suivi comme les tarifs réduits pour les plus jeunes, les représentations en plein-air, les retransmissions de spectacles, les modules numériques et d’autres encore. Fabrice Raffin s’est exprimé sur l’initiative de l’Opera Bastille et aborde un point intéressant : « Je pense qu’avec l’opéra Bastille on touche d’emblée à un premier fantasme du politique qui pense encore aujourd’hui que réduire les distances spatiales permet de réduire les distances sociales ». Le public des opéras est aujourd’hui toujours confiné à un même type de profils : des Parisiens aisés, diplômés et de plus en plus âgés, la moyenne d’âge étant de 46 ans avec un tiers du public au-dessus de 60 ans.
Le luxe et le prestige des spectacles d’opéras ne se fond que difficilement dans l’idée républicaine de la démocratisation culturelle, car elle est dans son essence, tout le contraire. C’est pour cela que les efforts de démocratisation culturelle n’ont malheureusement toujours pas permis de faire tomber les barrières sociales associées à l’opéra.
*«Quand le pouvoir repose sur le crime – Politique et société dans l’opéra»
Clémentine Grand-Perrin