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Tristan et Isolde à l’opéra de Lille : détruire pour à peine reconstruire

Pour inaugurer la saison culturelle 2024-2025, La Manufacture revient sur un opéra de la saison précédente. Écrit à quatre mains, cet article devait originellement paraître en mai 2024, mais sa publication a été décalée.

Du 13 au 28 mars, lopéra de Lille accueillait le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues pour cinq représentations de lopéra de Richard Wagner Tristan et Isolde. Directeur depuis 2014 du Théâtre National Dona Maria II, président du festival dAvignon depuis l’édition 2023, auteur et metteur en scène de plusieurs pièces de théâtre saluées par la critique, Rodrigues est donc un homme expérimenté, et un artiste reconnu.

On ne prétendra pas faire découvrir au lecteur le plaisir d’entendre, dans une salle d’opéra traditionnelle, une interprétation réussie de Tristan ; de fait, les originalités et les extravagances ici commentées sont toutes le fait dudit metteur en scène. Il s’essaie ici pour la première fois à la mise en scène d’opéra, dune façon pour le moins originale : peut être enorgueilli de ses précédents succès dans le monde du théâtre, Rodrigues semble avoir voulu tout changer, tout renouveler, tout réinventer. In fine, il parait navoir voulu montrer de la pièce que l’idée qu’il s’en était faite lui même ; il n’en reste dès lors que beaucoup de vide.

Le rideau s’ouvre sur un décor sobre, aseptisé, où tout est gris et semble fade – en fait une simple bibliothèque, et quelques plantes. Ce décor pour le moins inattendu restera sensiblement le même pendant toute la pièce. Début du prologue : deux personnages entrent, vêtus presque comme s’ils installaient un décor, entament une sorte de danse moderne (qui dans ce contexte ressemble à une bouffonnerie). Tout ceci promptement achevé, les deux personnages font défiler, sur des pancartes qu’ils montrent au public, une (longue) introduction à la pièce, qui doit préparer les spectateurs à leur entrée dans un autre monde : celui de “l’amour, du deuil, et des chants en allemand” (oui, c’est très sérieux).

Les deux danseurs passeront le restant de la pièce à présenter les surtitres en gesticulant avec des pancartes, ce qui est en théorie parfaitement inutile puisque le même texte est affiché sur plusieurs écrans. Cependant, c’est peu ou prou la seule forme de mise en scène traditionnelle qui a été conservée par Tiago Rodrigues, et toute cette agitation sert au moins à le faire oublier. Le reste relève du grotesque : les personnages sont statiques, à peine costumés, sans aucun signe distinctif, et pas d’interactions au-delà du strict nécessaire. En guise d’accessoires, on se contente à nouveau de gigantesques pancartes, marquées “épée” ou “philtre damour”. Comme cest subtil et malin. 

C’est d’autant plus malin que, dans le texte, l’existence du philtre d’amour est une surprise pour les personnages : non satisfait d’avoir effacé de la pièce toute forme de mise en scène, tout ce qui fait sa singularité et le charme de son univers, le metteur en scène s’emploie ainsi à briser le cours de l’intrigue et un suspense important. En somme, le projet très moderne de notre amoureux du théâtre aura paradoxalement consisté à supprimer de l’opéra tout ce qu’il avait justement de proprement “théâtral”.

Heureusement pour nous, si l’on en croit le livret, il est aussi “poète”. En cette qualité il s’y permet beaucoup de mépris à l’égard du texte de Wagner, qu’il dit considérablement freiné et alourdi par son sujet : “Tristan et Isolde, c’est comme si j’écrivais 300 poèmes d’amour pour ne pas dire Je t’aime”. Qui a connu l’amour sait que l’un n’empêche pas l’autre, mais pour Rodrigues le chant d’amour “dévore l’action, parce que l’action est interdite” ; on ne parlerait donc d’amour que tant qu’on ne peut pas l’incarner, l’amour est donc physique et les mots hypocrites, on ne s’étonne donc pas qu’il y ait “trop de mots dans Tristan et Isolde“.

Il convient donc d’épargner au spectateur ce verbiage ridicule (pour le plaisir duquel, soit dit en passant, il avait payé son billet) – Rodrigues le poète se propose donc de… réécrire le texte. Certes pas le texte chanté (peut-être ces constats ne s’appliquent-t-ils pas aux germanistes ?), mais celui des surtitres – rappelons-le, la seule fantaisie épargnéà la mise en scène.

On l’aura vu venir, le texte de Rodrigues est une prose plate, qui contraste singulièrement avec la fougue et l’épique des motifs de la musique wagnérienne. Qu’on en juge : quand Wagner (traduit) écritVers louest/L’œil tourne et vire/Vers lest,/Fuit mon navire;/Adieu, la belle, et pour toujours !/Ainsi finissent nos amours !/Sous tes soupirs, la voile/Fait palpiter sa toile./Chante, souffle, ô zéphyr !/Pleure, souffre à mourir,/Fille dIrlande, au cœur cruel et doux ! – le spectateur lillois se voit simplement informé que “les marins chantent“.

Ainsi, à qui ne connait pas la légende, on n’en laisse finalement que sarcasmes et mépris. Par exemple, les personnages ne sont pas nommés : le roi Marke de Cornouailles n’est plus qu’un homme puissant , Tristan et Isolde “l’homme triste et la femme triste” (il n’est pas précisé pourquoi), leurs compagnons Brangaine et Kournewal “son ami” et “son amie“. Souvent tout ce que l’on apprend d’une scène est que “La femme triste chante avec son amie. Elle chante la tristesse.” (remarque d’ailleurs parfaitement obsolète ; on imagine bien que les spectateurs ne sont ni aveugles, ni sourds, ni stupides). A noter que toutes les tirades et les monologues subissent peu ou prou le même traitement : “[Nom du personnage] chante en allemand avec beaucoup de mots, vraiment beaucoup de mots, trop de mots..

Au final, que retenir de cette mise en scène ? Si certains se plaignent dun déclassement culturel global en Occident, parfois d’un “Grand Effacement” de la culture européenne – il leur faudrait d’abord blâmer ce genre d’essai bâtardméprisant les auteurs comme son public. Rodrigues est admiré au théâtre, peut-être ; quil y reste.

 

Hippolyte Andrieu-Rebel et Mathieu Ortlieb

Crédit image : Opéra de Lille

Prochain opéra : Polifemo de Nicola Porpora, du 8 au 16 octobre

 

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