“J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires : je ne m’excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. Je n’échangerais ma place contre aucune autre, parce qu’être Virginie Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire”.
La quatrième de couverture de King Kong Théorie de Virginie Despentes en frappe plus d’un. “Encore une propagande féminazie” disent certains. S’ils savaient… Car cet essai de l’étoile montante Despentes n’est rien d’autre qu’une autobiographie. C’est un essai qui raconte les expériences personnelles de l’auteure, à partir desquelles elle essaie de faire passer un message qui se veut fort et prégnant. Bien entendu, comme tout livre un tant soit peu orienté, King Kong Théorie a suscité des réactions très virulentes et a été le théâtre de pléthore de controverses. Mais si cet essai est considéré comme une oeuvre “féminazie” alors qu’il n’est qu’une autobiographie, cela ne veut-il pas clairement dire qu’il y a un problème dans nos sociétés contemporaines dans les rapports entre hommes et femmes ? Si Despentes, à travers le récit de son histoire personnelle, semble décrire un problème d’inégalité, n’est-ce pas qu’il y a un réel problème qui se cache ? Nous avons lu l’essai, puis assisté à son adaptation théâtrale mise en scène par Vanessa Larré au théâtre de l’Atelier à Paris, lors d’une sortie proposée par l’association BCBG et le BDA de Sciences Po Lille.
Une vie si compliquée qu’elle en devient presque ubuesque
King Kong Théorie n’est donc rien d’autre qu’une autobiographie de l’auteure. Ceux qui oseraient dire que l’histoire n’est que pure fiction doivent se détromper. Virginie Despentes fait partie de ces femmes – et hommes – qui ont subi la vie pendant une période, puis se la sont appropriée. Écrire a contribué à extérioriser ses démons, mais également, dans une vision plus altruiste, à mettre en garde d’autres femmes et hommes. Son essai n’est pas qu’un défouloir, un carnet de doléances, loin de là. Virginie Despentes veut nous sensibiliser et renvoyer une image bien trop vraie de la société qui nous entoure. Après une brève présentation, qui laisse à penser qu’elle est une femme qui, dès le plus jeune âge, a transcendé des codes, s’en est foutu de tout, elle commence à conter son histoire. Cheveux verts, sexe, style vestimentaire semblable à celui de Nina Hagen, Despentes est une adolescente extravertie de son époque. Elle voyage avec ses amies, fait du stop. Une nuit, coincée à Calais avec une amie, elle pénètre dans un camion conduit par trois inconnus. Je suis sûre que même sans finir l’histoire, vous avez deviné le tournant que prendra cette soirée. Son amie et elle se font violer dans la nuit. Trois hommes contre deux filles seules. Elles portaient des mini-jupes : c’est sûrement pour ça. Elles avaient de quoi se défendre, si elles ne l’ont pas fait c’est donc que ça ne leur a pas déplu, au fond. La scène et le visage des trois actrices, Anne Azoulay, Marie Denarnaud et Valérie de Dietrich, se teintent de rouge. En fond, des cris de femmes. Des cris de douleur, d’agonie. Une mise en scène habile et très significative qui véhicule un message fort. Après cet épisode, Despentes se reconstruit, lentement mais sûrement. Elle s’appuie sur l’article d’une journaliste américano-italienne, qui affirme qu’il y a toujours un risque, en tant que femme, de se faire violer. Ce risque, il faut l’accepter, se protéger et vivre avec. La femme est en constant état d’urgence. Virginie Despentes intériorise ce message et en fait son leitmotiv. Elle reprend peu à peu confiance en elle et réapprend à s’aimer, à aimer les femmes, les hommes, le sexe et la société. Loin d’être vindicative, elle se reconstruit et se réaffirme dans la peau d’une prostituée. Au début stigmatisée par elle-même, ses ami.e.s et la société, elle reprend du poil de la bête et s’assume. Elle déambule dans la rue en talons aiguilles, décolletés plongeants et mini-jupes, elle rencontre des hommes, leur fait l’amour pour de l’argent. C’est une femme profondément changée. Son regard sur le monde diffère totalement d’avant. Elle n’a pas développé une haine insensée envers les hommes de son temps. Elle voit le monde avec des yeux plus lucides et plus mûrs, des yeux “woke”. Elle est devenue féministe, alors que quelques années auparavant, elle ne voulait pas en entendre parler. Depuis, elle écrit. Baise-moi, Vernon Subutex, elle ne s’arrête plus. Ce qui marque, dans ses livres, c’est le ton si blasé, si las qu’elle adopte, comme si elle avait déjà tout vécu. Cela donne un certain charme aux personnages qu’elle crée. C’est pour cela que l’on peut être étonné.e en lisant King Kong Théorie, où elle s’exprime avec une telle vivacité, l’on comprend alors que ce n’est pas n’importe quelle histoire qu’elle conte, mais bien la sienne, qui l’a forgée et a changé son regard sur le monde.
Une autobiographie qui vise à faire passer des messages.
Si quelques événements ont marqué son existence, Virginie Despentes ne se limite pas seulement à eux. C’est ce qui est remarquable dans son essai, et que l’on repère bien dans la pièce de théâtre : elle garde un esprit très ouvert et n’hésite pas à dire tout ce qui lui passe par la tête. Elle ne méprise personne, elle met en lumière des phénomènes parfois étouffés par certaines femmes, et par certains hommes ; car elle ne parle pas que des femmes, bien au contraire, elle met même les hommes au centre de son livre. Elle se demande d’ailleurs pourquoi il n’existe pas de “masculinisme”…
Mais la manière dont elle soulève le problème du viol, de la prostitution et du porno est très marquante. C’est comme si elle parlait de phénomènes totalement normaux, dans la mesure où elle ne se veut pas moralisatrice, bien au contraire. Si elle aborde ces sujets d’une telle manière, c’est pour qu’ils paraissent abordables et parce qu’elle veut que les gens comprennent la portée que peut avoir un viol sur une femme, par exemple, ou comment la pornographie peut avoir un impact sur les manières de penser actuelles, sans que les gens ne s’en rendent compte. Virginie Despentes parle au nom de son expérience. Elle a connu un viol et a remarqué que son comportement après cet événement l’a certes changée profondément, mais qu’il change les femmes qui le subissent pratiquement de la même manière. Ce qui est à la fois intriguant et intéressant, c’est qu’elle relève des caractéristiques “universelles” du viol et surtout du post-viol, dont l’étude peut rapprocher et sensibiliser femmes et hommes. À titre d’exemple, on pourrait noter que les femmes qui le subissent ont du mal à mettre un mot concret sur ce qui vient de leur arriver. Elles ont en général du mal à appeler ce qu’elles ont vécu un “viol” à proprement parler. Elles se sont “faites serrer”, “emmerder” voire “agresser”, mais jamais violer. Despentes s’interroge : pourquoi ne pas oser dire qu’elles se sont faites violer ? Elle propose une explication qui paraît rationnelle : ces femmes sont amenées au mutisme par la société, par d’autres femmes et hommes pour qui elles l’ont “bien cherché”. C’est purement de leur faute si cela leur est arrivé, d’après certains : quelle idée de s’habiller comme elles veulent, de sortir dans un autre accoutrement que celui d’une nonne un vendredi soir, de rentrer seules chez elles après une fête, d’aller faire un jogging en short moulant au bord de la Deûle… Despentes met en exergue cette stigmatisation de la société envers les femmes qui se sont faites violer : elles subissent en quelque sorte deux agressions. Un profond mal-être découle de cette stigmatisation, à cause de laquelle elles commencent à croire que, oui, elles l’avaient mérité et que, non, elles ne doivent plus recommencer à s’assumer en tant que femmes, à s’habiller comme elles veulent, à se vouloir séduisantes même s’il n’y a aucune occasion en particulier.
Ce qui rend son discours si singulier, c’est que Virginie Despentes ne porte pas un regard forcément vindicatif sur les hommes. Elle ne se veut pas moralisatrice, loin de là. Si elle condamne quelque chose, c’est l’action de la société comme un tout, composé de femmes, d’hommes, de gens non-binaires, d’hétérosexuel.le.s, d’homosexuel.le.s, de pansexuel.le.s et j’en passe. Car tous peuvent être à l’origine de ces stigmatisations et il suffit malheureusement de quelques individus pour influencer toute une conscience collective.
Le leitmotiv des hommes, Despentes ne le néglige pas, bien au contraire…
C’est sûrement ce qui fait la différence entre une personne qui se revendique féministe mais qui pousse sa volonté de domination des femmes vis-à-vis des hommes, plus que d’égalité, à l’extrême, et un.e vrai.e féministe. Le féminisme est loin d’être de l’extrémisme, il ne fait que revendiquer l’égalité entre femmes et hommes et ce en tirant les femmes vers le haut, plus qu’en cherchant à pousser les hommes vers le bas.
“Le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing.”
Despentes est loin d’oublier les hommes dans son essai, et c’est plutôt frappant, dans la mesure où l’on n’a pas l’habitude de cela dans les essais “féministes”. Despentes se pose en figure de défense des droits des femmes, mais elle défend aussi les hommes. Elle condamne une conscience collective encore trop sexiste, un modèle archaïque de pensée qui devrait s’actualiser au siècle dans lequel nous vivons. Loin de pointer du doigt absolument tous les individus de sexe masculin de cette planète, elle invite à travers son livre, comme Vanessa Larré à travers sa représentation théâtrale à un “glissement”, une mutation des consciences individuelles, dans l’espoir d’atteindre un jour une société égalitaire et moins stigmatisante.
J’encourage donc tout le monde, hommes comme femmes, à lire ce petit essai de Virginie Despentes, qui requiert deux heures de lecture au maximum. Cette autobiographie retrace la vie d’une femme perturbée, tourmentée, mais qui en porte un regard d’autant plus lucide sur le monde et le sexisme. Elle propose une nouvelle forme de féminisme et met en lumière la réalité de la cause. Si vous voulez redécouvrir le féminisme sous un éclairage peut-être plus doux et empirique, basé sur des expériences concrètes, allez lire King Kong Théorie. Despentes a un raisonnement logique qui rappellerait presque une expérience scientifique : elle part d’une expérience, bonne ou mauvaise, note ses résultats, les impacts sur sa conscience, sa culpabilité et sa condition de femme dans la société, puis elle interprète ces résultats pour en faire quelque chose, pour qu’ils servent aux profanes. Certains remettent en cause, voire même réfutent ces résultats qui leur paraissent trop cocasses, parce que leur expérience s’est déroulée autrement, d’autres ont obtenu les mêmes résultats et approuvent, se rangent aux côtés de Despentes. Voici la conclusion de l’expérience de Despentes :
“Parce que l’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens de l’esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs d’école, bonne maîtresse de maison mais pas bonniche traditionnelle, cultivée mais moins qu’un homme, cette femme blanche heureuse qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, celle à laquelle on devrait faire l’effort de ressembler, à part qu’elle a l’air de beaucoup s’emmerder pour pas grand-chose, de toute façon je ne l’ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas.”
Mona Sabot.