Mes chers amis, il est temps de parler du Chili. Ça fait aujourd’hui 3 mois et 3 jours que je suis arrivé au Chili pour y étudier tout au long de ma 3eme année de sciences po. Plus précisément, je suis à l’université Australe de Valdivia, tellement au sud qu’on y a le même temps qu’à Lille (voire pire). Le Chili je m’y sens bien, tant pour les amis que je me suis fait que pour le cadre de vie agréable et assez vert pour ce qui est de Valdivia. Seulement voilà, personne n’ignore, je pense, les évènements graves qui sont actuellement en cours ici. Le peuple s’est insurgé par la voie de la rue depuis une semaine contre la politique du gouvernement et ce dernier a répondu de la pire des façons possibles : en lui déclarant la guerre. Revenons un peu sur ces évènements.
Suite à une augmentation du prix du ticket de métro déjà cher à Santiago, des étudiants se sont mis à gruger les portiques et passer sans tickets en guise de protestation, et ont organisé des manifestations. C’est lors de ces manifestations que la forte répression policière fit escalader la violence, menant à des émeutes et au décret de l’état d’urgence dans la capitale, ce qui habilita l’armée à intervenir dans le maintien de l’ordre et à décréter un couvre-feu. Après quelques jours supplémentaires d’émeutes marquées par des incendies, notamment de stations de métro, l’insurrection gagna le reste du pays, et avec elle l’état d’urgence et la répression.
Pour comprendre l’état d’esprit du gouvernement dans les premiers jours de manifestations, rappelons-nous des mots du président Piñera le 21 octobre : “Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant” ; “Ils ont une grande organisation logistique, propre d’une organisation criminelle” ; “Ils ont détruit le métro, les supermarchés, ils ont voulu incendier des hôpitaux” ; “Ces personnes représentent le Mal”. La politique du gouvernement chilien a donc été dans un premier temps de criminaliser les manifestants et de faire réprimer très durement les contestations par la police et par l’armée.
Mais la répression n’empêcha pas les chiliens de manifester et de protester, au contraire, et je m’imagine que beaucoup ont entendu parler de la manifestation historique de vendredi dernier, qui rassembla 1,2 millions de personnes rien qu’à Santiago, qui compte 7 millions d’habitants (2). Je n’arrive malheureusement pas à trouver de chiffres fiables pour le reste du pays (17 millions d’habitants) pourtant également mobilisé. Et si le président a depuis quelques jours reculé sur de nombreux points et limogé son gouvernement, je pense que ces évènements ont atteint un point de non-retour. Les chiliens ne vont pas se contenter de maigres réformes de surface mais réclament des changements structurels, qui vont nécessiter un peu plus de contexte pour être expliquées.
Une structure économique néolibérale
Un premier point très important c’est l’héritage de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990) dans les institutions du pays, particulièrement économiques. Les structures économiques ont en effet subi pendant la dictature les expérimentations ultralibérales de l’école de Chicago, notamment de ce salaud de Milton Friedman, à tel point que le système de pensions des retraites (AFP), une bonne partie de l’éducation et de la santé, et même l’eau ont été privatisés. Rien de cela n’a été fondamentalement remis en question depuis le retour de la démocratie. Notons également qu’une partie de ces réformes a été mises en place par le frère du président actuel, qui était ministre du travail de Pinochet.
Pour comprendre cela depuis la France, les articles du Monde (ici, ici et ici) sont assez bons. Ils permettent bien de comprendre que la relative réussite macroéconomique du pays s’est faite au prix d’inégalités terribles et d’une très forte précarité, et à la faveur d’une aristocratie, dont le président multimilliardaire fait partie, qui a les rênes du pouvoir politique et économique et des médias.
C’est aujourd’hui ce modèle économique parmi les plus libéraux du monde qui est remis en question par la population, qui réclame, entre autres : la souveraineté sur ses propres ressources comme l’eau, les poissons ou le cuivre ; le droit à une retraite digne ; le droit à l’éducation libre et gratuite pour toutes et tous ; le droit à un salaire et à une vie digne.
La répression et l’ombre de la dictature
Un autre aspect de contexte extrêmement important, c’est le recours complètement disproportionné à la force, notamment militaire, pour mater la rébellion – disproportion qui est également discursive, comme on l’a vu avec les paroles de Piñera. Il y a eu une peur sincère dans le pays, notamment de ceux qui sont en âge de s’en rappeler, d’un retour aux conditions de la dictature. Il faut savoir que la Constitution actuelle du Chili date de 1980, c’est à dire qu’elle a déjà supporté dix ans de dictature.
Entrons dans le détail des moyens répressifs mis en place. Tout gravite autour de la proclamation de l’état d’urgence, prévu à l’article 42 de la Constitution « en cas de grave altération de l’ordre public ou de grave atteinte à la sécurité de la Nation ». Prévu dans la Constitution de 1980, l’état d’urgence n’a subi que des réformes marginales depuis (3). Ainsi, il manque cruellement de contre-pouvoirs pouvant en contrôler l’application et tourne excessivement autour de la figure du président (même pour un régime présidentiel). L’état d’urgence se déclare localement dans une ville ou une province. La sécurité de la zone est alors sous le contrôle d’un général ou d’un responsable militaire pour une durée de 15 jours renouvelables. Il ou elle peut faire alors appel à l’armée pour des missions de maintien de l’ordre, ou suspendre certains droits, et notamment le droit de réunion. Dans le cadre de cet état d’urgence, le couvre-feu a été décrété dans une grande partie du pays, en général vers 21h. Passée l’heure, seuls les jeunes assez téméraires pour protester sont encore dans les rues, érigeant parfois des barricades et fuyant la police et l’armée.
De nombreux autres chiliens ont le courage, quant à eux, de poursuivre le cacerolazo (frapper des casseroles pour faire du bruit) depuis chez eux. Mais outre ces résistants, la ville de nuit devient le domaine exclusif des carabiniers (la police) et de l’armée, et l’état de droit ne semble plus avoir cours. C’est une guerre psychologique qui est menée par le gouvernement avec l’aide des médias dominants pour instiller la peur dans la population et criminaliser ceux qui luttent malgré le couvre-feu.
Au-delà de l’heure du couvrefeu, les histoires d’arrestations musclées, de disparitions, de viols, de tortures, de tirs à balle réelles sur le peuple, d’assassinats par l’armée ou les carabiniers sont partagées en masse sur les réseaux sociaux, à grand renfort de vidéos qui sont le nerf de la guerre. On peut aussi y voir les forces de l’ordre mettre elles-mêmes le feu à des bâtiments, ou participer à des pillages. De nombreux chiliens les soupçonnent également de cacher les cadavres de leurs victimes dans les bâtiments auxquels ils mettent le feu pour faire passer ces morts pour des accidents. Bien entendu, il est très difficile d’établir une vue d’ensemble simplement à partir de vidéos sur internet. Si on veut se reposer sur des sources plus “objectives”, on peut se tourner vers l’Institut National des Droits de l’Homme (INDH), qui recense à ce jour plus de 3.193 arrestations, 1092 blessures dont plus de 400 par des armes à feu, et a d’ores et déjà lancé 5 plaintes pour meurtre, alors que l’Etat lui-même reconnait une vingtaine de morts. Mais ces chiffres sont sans doute sous-évalués et ne comptent pas les disparus qui devraient pourtant faire l’objet d’une attention toute particulière alors que des témoignages parlent de centres de tortures. Dans le cadre de l’état d’urgence, l’état de droit est constamment bafoué. Je me permets d’insister dessus mais je pense que c’est vraiment le point le plus important de la répression. C’est comme ça que la dictature avait commencé, par un couvre-feu, des assassinats, des disparitions et une armée intouchable et toute puissante. Il y a eu pendant un certain temps une peur véridique de certains chiliens d’être contemporains d’une nouvelle mort de leur démocratie.
Des concessions sans remise en question
Cela dit, depuis quelques jours le gouvernement, sous la pression des preuves évidentes (et notamment des vidéos partagées sur les réseaux sociaux), semble reculer. Piñera a annoncé quelques mesures d’augmentation du salaire minimum, des retraites basses, des augmentations d’impôts pour les hauts revenus etc …
Mais ces réformes ne suffiraient en aucun cas à calmer l’ire populaire tant elles paraissent maigres et ne sont que des réformes d’ajustement et pas de changement (4), me rappelant à ce titre fortement les réformes de Macron face aux gilets jaunes fin décembre 2018 (quoique celles de Piñera paraissent encore plus maigres). Et de fait, même après plusieurs salves de promesses de réformes, les manifestations continuent et les appels à la grève générale fleurissent. Paniqué, le président tente de se raccrocher aux branches. Il a demandé hier la démission de l’ensemble de son gouvernement et matraque les médias avec des discours d’unité nationale, de conciliation … Il a également annoncé la fin des couvre-feux et de l’état d’urgence pour ce week-end, alors que des observateurs de l’ONU arrivent lundi.
Cette volte-face ne doit en aucun cas faire oublier la violence qu’à subi le peuple durant l’Etat d’urgence. Des appels fleurissent depuis quelques jours pour non plus une démission mais une destitution du président étant donné le mépris de l’état de droit et le caractère formellement illégal de la manière dont a été maintenu l’ordre (rien n’autorise par exemple les militaires à tirer sur les manifestants). Il ne faut
pas non plus oublier que pendant les troubles, le parlement en a profité pour voter le TPP 11, un traité de libre-échange très largement refusé par la population.
Ce que les chiliens qui se manifestent veulent aujourd’hui, c’est un changement de paradigme. Ils refusent comme de nombreux peuples autour de la planète d’accepter le diktat du marché et du libéralisme. Ils veulent que justice soit faite sur les exactions des forces de l’ordre et une profonde refonte de leur place dans la société. Ils veulent se défaire de cette aristocratie gouvernante corrompue et détachée, issue directement de l’ère Pinochet. La revendication la plus transversale que j’ai vue, c’est celle d’une nouvelle constitution. Le Chili a besoin d’un nouveau pacte social travaillé depuis la base par des assemblées constituantes dans tout le pays. Bien sûr, changer les règles ne fait pas changer les tricheurs, et cette nouvelle constitution doit s’accompagner de mesures fortes anti-corruption, d’une traduction en justice des responsables des meurtres et des violences, et d’une refonte profonde des structures économiques. Mais changer les règles est le premier pas pour un meilleur jeu.
En fait, ce dont a besoin le Chili, c’est d’enfin sortir pleinement de la dictature. Depuis la France, comment peut-on aider le peuple chilien ? D’abord en s’informant et en dénonçant les violations des droits de l’Homme. Ensuite, en faisant pression sur le gouvernement français pour qu’ils prennent position contre la répression. Également, Santiago va héberger la COP 25 début décembre, et quelques-uns en France parlent déjà de la boycotter : je pense que c’est une action à considérer. Mais par-dessus tout, il y a des marches de soutien qui sont organisées, regardez près de chez vous. Quoique en fait il y a de très nombreux endroits dans le monde aujourd’hui où le peuple se révolte : Chili certes, mais aussi Equateur, Haïti, Liban, Irak. Et bien sûr Hong Kong et la Catalogne. Et la France. La révolte qui gronde en ce moment est certes localisée dans un certain nombre de pays éloignée, mais elle illustre un changement de paradigme à l’échelle mondiale. Les luttes sont internationales, alors rejoindre des manifestations dans son pays c’est déjà soutenir la révolte partout ailleurs. Ça m’a fait un bien fou de voir sur une vidéo de gilets jaunes la foule chanter « El Pueblo Unido », continuons dans cette voie et faisons converger les luttes !
Quand en octobre on assassine
Un peuple et une liberté
Au cœur de l’Amérique latine
Soyons nombreux à gueuler
Et n’oublions jamais que le fascisme c’est la gangrène, de Santiago jusqu’à Paris.
Romain Jactez
Article publié initialement le 27 octobre sur la page Facebook de son rédacteur
Pour aller plus loin :
- Une analyse contextualisée par Courrier International.
- Un article de la BBC. L’article est intéressant même en ne parlant pas espagnol, ne serait-ce que pour les nombreuses photos de la manifestation.
- Pour d’autres images du 25 octobre, c’est ici.
- Un article du Monde, ici.
- Un article du Huffington Post, ici.