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Digitalisation et plateformisation de l’économie : vers un droit du travail et une protection des travailleurs obsolètes ?

Depuis le 10 octobre 2023, l’entreprise Uber Eats a mis en place un système de rémunération minimale pour ses livreurs. (« une garantie minimale de revenu à 11,75 euros l’heure d’activité »). Ce nouveau système de rémunération n’est plus fondé sur la distance parcourue mais sur le temps estimé d’une livraison. Ce changement a été perçu comme un exemple de progrès social au sein d’une gig economy ( traduite par « économie à la tâche ») et d’une économie de plateformes dont les excès sont largement commentés depuis plusieurs années. Toutefois, la joie d’un possible progrès social est bien vite retombée. En effet, avec l’instauration d’une rémunération minimale, les livreurs ont vu leur revenu diminuer de 10 jusqu’à 30 % pour certains.

Pourtant, ce changement dans le système de rémunération avait pour objectif certes de faire taire les critiques mais aussi de mettre l’entreprise un peu plus en conformité avec certains éléments du droit du travail, notamment parce que celui-ci défend une rémunération minimale dès qu’il y a un contrat de travail formellement établi (nous le verrons, cela pose problème avec les travailleurs de la gig economy). Cependant, l’exemple de cette règle de rémunération, qui part d’une bonne intention, montre à quel point l’économie de plateformes est un sujet complexe pour le droit du travail. En effet, la protection salariale telle qu’établie actuellement dans le droit du travail semble être inadaptée aux travailleurs d’une économie nouvelle, fondée sur les plateformes, le digital et les nouvelles formes de contrat.

Moteurs de la gig economy, la digitalisation et la plateformisation de l’économie ont fait émerger ces dernières années un nouveau type de travailleur mais aussi de nouvelles problématiques sociales. Recourir au droit du travail pour protéger ces travailleurs semble la solution la plus efficace. Historiquement, le droit du travail a permis de grandes avancées sociales en termes de rémunération, congés et bien-être au travail. Mais, comme nous allons le voir dans cet article, reste à savoir si le droit du travail possède les armes nécessaires pour protéger ce nouveau type de travailleur …

“D’après Nick Srnicek, l’économie à la tâche et des plateformes est une partie inévitable du processus capitaliste, il n’est qu’une étape supplémentaire dans le développement du capitalisme au cours de l’Histoire.

Retour sur les phénomènes de « digitalisation » et de « plateformisation » de l’économie

Pour comprendre la digitalisation de l’économie et ses conséquences en termes de mutations du système économique, l’un des ouvrages les plus éclairants est sans aucun doute Platform Capitalism paru en 2017 et écrit par Nick Srnicek. Dans ce livre,  le philosophe britannique examine l’essor des entreprises basées sur des plateformes depuis les années 1970 jusqu’à nos jours et la façon dont celles-ci transforment le fonctionnement du capitalisme contemporain. Son travail est fondé sur une perspective historique élargie (inspirée de « l’historicisation de la plateforme » de Mark Carrigan). Cette perspective historique élargie lui permet de parvenir à la conclusion selon laquelle l’état actuel de l’économie mondiale, c’est-à-dire l’économie à la tâche et des plateformes, est une partie inévitable du processus capitaliste, il n’est qu’une étape supplémentaire dans le développement du capitalisme au cours de l’Histoire.

D’une manière générale, la digitalisation de l’économie peut-être définie comme le processus d’émergence de nouvelles activités économiques qui viennent de la connexion des individus, des entreprises, des appareils, des données et des opérations grâce à la technologie numérique. La plateformisation, quant à elle, est un processus plus spécifique défini comme « la pénétration des marchés économiques et infrastructurels avec extensions des plateformes en ligne dans le Web, affectant la production, la distribution et la circulation des biens culturels contenu. » (Van Dijck et al.). Selon Srnicek, les plateformes présentent quatre caractéristiques sur lesquelles nous pouvons revenir rapidement afin de mieux comprendre les bouleversements que connaît l’économie capitaliste sous l’effet de la digitalisation et de la plateformisation :

  • d’abord, les plateformes sont des infrastructures numériques intermédiaires qui permettent à différents groupes d’utilisateurs tels que les « clients, annonceurs, prestataires de services, producteurs, fournisseurs et même objets physiques » d’interagir entre eux

  • ensuite, ces plateformes s’appuient et prospèrent selon des effets de réseau. En clair, plus une plateforme accumule d’utilisateurs, plus elle a le potentiel d’exploiter et de générer de la valeur à partir de ses utilisateurs et de leurs activités sur la plateforme.

  • De plus, les plateformes utilisent des subventions dites croisées : en proposant des produits et services gratuits, une plateforme particulière peut accumuler plus d’utilisateurs et, par conséquent, plus d’activités sur son réseau. Les gains et les pertes économiques s’équilibrent à mesure que la société de plateforme exploite ses multiples branches d’activité.

  • Enfin, les plates-formes déploient une stratégie d’engagement constant des utilisateurs à travers des présentations attrayantes d’elles-mêmes et de leurs offres.

Les entreprises de plateforme peuvent ainsi bénéficier de retours massifs et quasi perpétuels sur leurs investissements infrastructurels initiaux. Or, nous le verrons plus loin dans cet article, ces plateformes, en permettant aux entreprises de se créer leur propre marché, entraînent l’émergence de monopoles qui rendent difficile la protection des travailleurs par le droit du travail.

Cependant, ici le philosophe se concentre surtout sur les consommateurs. Or, justement, qu’en est-il des travailleurs ? En imposant la gig economy, la digitalisation et la plateformisation de l’économie créent un capitalisme de plateformes dans lequel les réglementations sociales destinées à protéger les travailleurs contre les excès du capitalisme sont aujourd’hui obsolètes. L’analyse de Srnicek est essentielle pour comprendre les caractéristiques de l’économie de plateformes mais mérite d’être élargie à la question des travailleurs également. Ainsi, comment les caractéristiques de cette économie de plateformes mises en exergue par Srnicek peuvent-elles rendre compte des nouvelles problématiques rencontrées par le droit du travail et des travailleurs face aux mutations du capitalisme par la digitalisation et la plateformisation ?

“Le droit du travail, établi sur les problématiques du travailleur du XIXème et début XXème siècle – avant la digitalisation et plateformisation massive de l’économie – n’a pas été pensé pour ces nouvelles caractéristiques du travail et ces nouveaux excès propres à l’économie de plateformes.”

Une digitalisation et une plateformisation de l’économie qui modifient considérablement la place du travailleur dans le modèle capitaliste, au détriment du droit du travail

Dans le domaine économique, notamment en étant combinées, la digitalisation et la plateformisation conduisent à un nouveau type de travailleur, le travailleur à la tâche (ou gig worker, pour utiliser l’anglicisme). Tout d’abord, les relations de travail ont évolué pour devenir des relations de travail hybrides, c’est-à-dire que les travailleurs sont formellement autonomes par rapport aux entreprises, mais qu’en réalité, ces dernières peuvent toujours exercer un contrôle sur leurs activités. Dans les entrepôts utilisés par les entreprises de plateformes par exemple, la journée de travail est très souvent contrôlée par des boîtiers ou autres outils technologiques qui facilitent le scoring et le monitoring, comme le fait Amazon par exemple. Ainsi, au lieu de gagner plus de liberté, le travailleur se sentirait davantage poussé à produire et à livrer davantage. les outils de suivi sont aussi utilisés dans les entreprises de livraison (Uber Eats, Deliveroo).

De plus, la plateformisation plus précisément conduit à des salaires à la tâche, et non à des salaires fixes, plaçant le travailleur dans une situation précaire et créant même plus de pression et d’anxiété. La digitalisation et la plateformisation, comme nous le voyons, ont donc des conséquences sur le travailleur et sa relation à son emploi. Nous pouvons observer l’émergence d’un nouveau « travailleur », qui se caractérise par son désir d’autonomie que lui promet de la gig economy, le digital et les plateformes, de façon illusoire toutefois puisque – et il s’agit là de sa deuxième caractéristique – le travailleur est contrôlé de façon plus implicite, par recours aux technologies. Troisième caractéristique de ce nouveau travailleur, sa précarité : précarité du contrat de travail qui n’existe pas de façon formelle, précarité de la rémunération car il est payé à la mission, précarité dans sa santé mentale et physique car l’absence d’horaires fixes et le gain de productivité lui font perdre toute notion de limite dans son travail. C’est à ce moment-là que la question de la régulation par le droit du travail devient cruciale. D’autant que le droit du travail, établi sur les problématiques du travailleur du XIXème et début XXème siècle – avant la digitalisation et plateformisation massive de l’économie – n’a pas été pensé pour ces nouvelles caractéristiques du travail et ces nouveaux excès propres à l’économie de plateformes.

En effet, la caractéristique de cette plateformisation est le modèle économique rénové qu’elle engendre. Celui-ci repose en grande partie sur la fragmentation du travail pour prévenir ou éviter les coûts liés à la main-d’œuvre. Le résultat se concrétise par des micro-tâches, offrant des salaires plus faibles par tâche. Le premier bouleversement que connaît alors le droit du travail concerne les nouvelles formes que prennent les contrats de travail. Le principal problème dans le domaine juridique est que les travailleurs des plateformes sont classés comme travailleurs indépendants afin de ne pas bénéficier de la protection du travail. Effectivement, la plupart du temps, les relations de travail des travailleurs des plateformes ne sont pas institutionnalisées par un contrat de travail. Par conséquent, le statut juridique de ces travailleurs des plateformes constitue l’un des défis les plus importants pour le droit du travail.

Au même titre que les formes de contrats de travail, les relations de travail, comme nous l’avons vu, ont changé sous l’effet de la digitalisation et de la plateformisation de l’économie, menant à une autonomie relative du travailleur notamment en raison du contrôle de ce dernier par les technologies. Justement, ces technologies, comme l’Intelligence Artificielle, sont désormais presque considérées comme une main d’œuvre à part entière, tel un travailleur humain optimisé, car elles peuvent créer de la richesse si elles sont utilisées à des fins économiques. Cela crée une nouvelle forme de concurrence dans le modèle capitaliste, cette fois-ci entre le travailleur et la machine. La place de l’IA est croissante au sein des entreprises, au point de devenir omniprésente, à chaque étape de l’emploi, ce qui accélère les transformations du monde du travail, toujours plus rapides, là où la législation par le droit est un processus lent et de long terme. Le recours à l’IA pose de nombreuses questions sur la façon de repenser la place et les droits du travailleur. Par exemple, le droit du travail prévoit-il des gardes fous pour limiter les risques générés par l’IA dans les modalités de recrutement et d’embauche, de déroulement de la relation de travail et aussi de la rupture du contrat ? Quels sont les impacts de l’IA sur les tâches, les qualifications ou encore les compétences professionnelles ? Plane ici le risque de la suppression massive d’emplois, par exemple dans les transports avec l’arrivée des véhicules autonomes mais aussi dans les services où les assistants virtuels et les chatbots sont de plus en plus utilisés.

Enfin, il ne faut pas négliger le fait que cette soi-disant automatisation est rendue possible par le travail de travailleurs cachés ou défavorisés. Autrement dit, la plateformisation et la digitalisation de l’économie est rendue possible par une dégradation des conditions de travail. Nous avons déjà évoqué la pression des gains de productivité. Mais la rémunération fait également partie de cette dégradation des conditions de travail. Depuis plusieurs années, la recherche en sociologie met en avant l’émergence du précariat, en le considérant comme le produit en grande partie de l’ubérisation, forme particulière de la plateformisation qui met en relation directe des clients et des prestataires par des plateformes numériques, et de la déformalisation des relations de travail, c’est-à-dire la disparation de contrats établis de façon formelle. Le précariat peut-être défini comme une nouvelle classe sociale caractérisée par l’expérience du manque de ressources propres, de la dépendance à l’égard des autres, du manque d’autosuffisance et de l’insécurité de ceux qui doivent demander des faveurs pour répondre à leurs propres besoins. Le code du travail sert justement à réglementer l’emploi contrats : taux horaire, rémunération minimum, nombre d’heures maximum à travailler… Mais, du fait de son modèle basé sur la fragmentation du travail, l’économie des plateformes échappe à ces réglementations. Ainsi, l’économie des plateformes repose sur une rémunération par tâche, ce qui ne garantit pas au travailleur d’atteindre le taux de rémunération minimum. Et puisque que les contrats sont « flottants » et ne fixent ni horaire ni rémunération minimale, le droit du travail ne peut pas s’appliquer de façon optimale. Il existe donc une lacune dans le droit du travail en ce qui concerne la forme des contrats et la rémunération des travailleurs des entreprises de plateformes.

“La régulation des dérives de la gig economy par le droit du travail est-elle impossible ? Sociologues et économistes avancent que non mais à condition de ne pas se limiter au seul recours au droit du travail comme outil de régulation de la digitalisation et plateformisation car ce dernier ne suffira pas à résoudre toutes les problématiques voire pourraient en créer de nouvelles.”

La question plurielle et complexe des régulations par le droit du travail

Mais alors, pourquoi ne pas tout simplement modifier le droit du travail ? En réalité, la question de la protection des gig workers n’est pas uniquement économique. Elle est aussi politique, philosophique et sociale voire sociétale. En effet, la digitalisation et la plateformisation sont des phénomènes qui ne se limitent pas uniquement à l’économie mais touchent tous les domaines de la société, notamment en ce qui concerne le phénomène de la digitalisation : santé, éducation, énergie, environnement … Il ne suffit donc pas de vouloir modifier le droit du travail, encore faut-il maîtriser les problématiques plus globales propres au digital. Quelques explications.

D’abord, restons dans le domaine économique. Selon John Hermann, cité par Srnicek, « en cas de succès, une plateforme crée son propre marché ; s’il réussit extrêmement bien, il finit par contrôler quelque chose de plus proche d’une économie entière. ». Ainsi, les entreprises de plateformes sont suffisamment puissantes pour créer leur propre marché : l’émergence de monopoles et la plus grande concentration des richesses par les grandes entreprises technologiques rendent ces dernières suffisamment puissantes pour échapper aux régulations et suivre leurs propres règles. Notamment par que les entreprises de plateformes ont utilisé le digital pour contrôler toutes les étapes de la chaîne de valeur (value-chain, en anglais). Emprunté au marketing, le modèle de la chaîne de valeur s’applique à l’économie des médias par exemple, domaine où la plateformisation est sans doute la plus visible par l’émergence de plateformes multiples (Netflix, AmazonPrime et bien d’autres). La chaîne de valeur se compose, pour résumer très rapidement, de la production du produit/service, des activités de support (en clair, toutes les ressources qui viennent soutenir l’activité de l’entreprise : ressources humaines, infrastructures, technologies et financements), la distribution (ou commercialisation) et la logistique interne et externe. Les entreprises de plateformes ont donc la main sur toutes ces étapes. Sans rentrer dans les détails dans un souci de clarté, un tel contrôle de la chaîne de valeur confère aux entreprises de plateformes une large indépendance puisqu’elles sont capables de gérer leurs ressources de façon optimale, de produire, de distribuer et marketer leurs produits/services de A à Z.

De surcroît, l’économie capitaliste rencontre d’autres enjeux, comme l’écologie et la recherche d’un modèle économique plus durable. Les technologies peuvent être considérées comme utiles et nécessaires pour aborder la question de la durabilité grâce aux services numériques. Il est donc difficile de trouver un équilibre entre la réglementation des services numériques et la nécessité de recourir à de nouveaux moyens économiques pour résoudre d’autres problèmes. Par exemple, selon le Green Deal européen, les technologies numériques et la data apporteront des solutions vertes. Mais, dès lors, comment réglementer quelque chose qui résout les problèmes tout en en créant de nouveaux en même temps ? L’autre obstacle majeur est encore plus complexe à aborder, d’ordre philosophique et les barrières sociétales, les valeurs de nos sociétés : droits des travailleurs, technologie, qualité, équité … Tout d’abord, tous les les sociétés n’ont pas la même hiérarchie de valeurs. Par exemple, aux États-Unis, la liberté prend le pas sur l’égalité. Mais cette question doit être laissée à la sociologie culturelle, voire à la philosophie. Pour résumer, la digitalisation et la plateformisation engendrent des problèmes socio-économiques. Mais, comme ces deux phénomènes touchent aussi d’autres domaines de la société, ils doivent être réglementés en prenant en compte cet aspect global. Voilà ce qui rend difficile la régulation de la gig economy. Et voilà ce qui explique notamment pourquoi les politiques restent assez timides. La technologie a pour conséquences – positives et négatives – celles de notre choix d’usage que nous faisons d’elle. Alors, la régulation des dérives de la gig economy par le droit du travail est-elle impossible ? Sociologues et économistes avancent que non mais à condition de ne pas se limiter au seul recours au droit du travail comme outil de régulation de la digitalisation et plateformisation car ce dernier ne suffira pas à résoudre toutes les problématiques voire pourraient en créer de nouvelles, comme nous l’a montré l’exemple de la rémunération minimale chez Uber Eats. Des solutions plurielles sont donc préférables.

L’une d’entre elles consiste à transférer le pouvoir que représentent les plateformes des mains des entreprises aux individus, plus concrètement aux consommateurs. Srnicek propose une solution possible pour contrer l’expansion des entreprises de plateformes, qui consiste à créer des plateformes publiques « détenues et contrôlées par le peuple ». Autrement dit, les entreprises des plateformes peuvent avoir des monopoles et prospérer tranquillement parce qu’elles sont à l’abri de la concurrence (sauf entre elles bien sûr) en ayant possession de leurs propres moyens de financement, de leur contenu et de la technologie. L’idée de Srnicek serait de créer des entreprises de plateformes construites sur un modèle de possession des ressources différents dans lequel les consommateurs auraient la main. A première vue, une telle mesure n’a pas d’effet direct sur la situation des gig workers. Mais, de façon très hypothétique, ces entreprises privées pourraient être davantage sensibles aux critiques que certains consommateurs leur adressent quand à leurs dérives, ce qui les pousserait à revoir leur copie. Toutefois, clairement, la solution proposée par Srnicek s’adresse d’abord aux consommateurs et vise avant tout à accroître leur empowerment. Dans leur livre The Platform Economy, José van Dijck et ses collègues chercheurs essaient de proposer plusieurs pistes vers des solutions de régulation. Selon eux, « l’architecture de l’écosystème est adaptable à l’évolution des normes sociétales et à la prise de conscience des dangers potentiels » et, ainsi, il est possible de gouverner une société de plateformes responsable grâce aux « valeurs publiques ». Pour eux, la question philosophique et sociétale de ce que nous souhaitons comme économie, comme modèle social et, plus largement, comme société dans laquelle le digital est inévitable doit être un outil pour déterminer les régulations à établir ou non. Pour cela, chaque société doit s’interroger sur la place qu’elle souhaite accorder aux travailleurs, les gig workers, et à leurs droits. Ainsi, les sociétés, en formulant des demandes, participeront à la mise à l’agenda de certains questions que pose la gig economy pour stimuler une réponse politique.

Enfin, d’autres organismes ou d’autres outils en dehors du droit du travail peuvent servir à protéger les travailleurs. Puisque la gig economy, la digitalisation et la plateformisation renvoient aussi aux problématiques liées au digital, des organismes qui ne sont pas liés à la protection des travailleurs peuvent parfois, par leurs décisions, améliorer de façon indirecte cette protection. Par exemple, Amazon France Logistique, qui gère les entrepôts de l’entreprise en France, a été condamné une lourde amende de 32 millions d’euros par la CNIL, l’organisme français de surveillance de la protection des données. Ce dernier a qu’Amazon avait mis en place  un système excessivement intrusif de surveillance de l’activité et de la performance des employés, violant alors les droits des travailleurs salariés. Ces derniers avaient d’ailleurs déposé une plainte à ce sujet en 2019.

Finalement, la digitalisation et la plateformisation de l’économie remet bel et bien en cause certains acquis du droit du travail (relatifs au bien-être du travailleur et à sa sécurité) mais aussi sa pertinence dans un contexte socio-économique nouveau où la technologie s’impose comme un paramètre à prendre en compte désormais dans la façon de légiférer. Pourtant, cette digitalisation et plateformisation présentent comme originalité d’entrer tous les domaines et de pouvoir optimiser les services (santé, banque, transports …). A tel point que le droit du travail, bien qu’ayant besoin de s’adapter aux enjeux socio-économiques que pose le digital, ne peut seul suffire à encadrer le recours au digital. Il serait donc pertinent de considérer le droit du travail non pas comme un punitif de la digitalisation et de la plateformisation par comme un outil pour accompagner ces transformations des structures économiques, qui paraissent inévitables. Telle est la thèse soutenue par Isabelle Desbarats par exemple pour qui le droit du travail peut constituer un « outil juridique permettant d’accompagner les transformations (…) générées par la présence de l’IA dans l’entreprise », dans le domaine des relations individuelles comme collectives du travail.

Clémence Delhaye

Sources :

DESBARATS, Isabelle. Derrière l’IA : les travailleurs des plateformes numériques en quête de droits In : L’entreprise et l’intelligence artificielle – Les réponses du droit [en ligne]. Université Toulouse 1 Capitole : Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2022

NABOULET, A. « ‪Jacques Barthélémy, Gilbert Cette, Travailler au xxi e  siècle. L’ubérisation de l’économie ?‪ Paris, Odile Jacob, 2017 », Travail et emploi, Vol. 155-156, No. 3-4, 2018, pp. 177-180.

POELL, T. & NIEBORG, D. & VAN DIJCK, J. (2019). Platformisation. Internet Policy Review, 8(4).

SRNICEK, N. Platform Capitalism, Polity Press, 2017

VAN DIJCK, J. (2021). Governing trust in European platform societies: Introduction to the special issue. European Journal of Communication36(4), 323-333.

VAN DIJCK, J. “Governing a Responsible Platform Society”The Platform Society , Oxford Academic, 18 Oct. 2018

https://www.francetvinfo.fr/economie/uber-eats-les-livreurs-denoncent-une-diminution-de-leurs-revenus_6219771.html

https://www.lemonde.fr/pixels/article/2024/01/23/amazon-france-logistique-condamne-a-32-millions-d-euros-d-amende-par-la-cnil-pour-surveillance-des-salaries_6212447_4408996.html

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