‘‘On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison ; On ne peut que croire en elle!’’ Suivant les conseils avisés du poète Fiodor Tiouttchev, j’ai décidé d’aller voir de mes propres yeux et avec mon propre coeur ce rébus, cette énigme, ce mystère indéchiffrable aux contours quasiment mystiques que l’on nomme Rus.
La Russie est l’un de ces pays que nous connaissons sur le bout des phalanges, autrement on ne se permettrait d’en parler autant. Réminiscence d’une histoire grise ou réelle ombre menaçante, la Mère Patrie est sur bien des lèvres : celles des journalistes comme celles des défenseurs des droits, en passant par les mâchoires de l’entière sphère politique qui en fit un thème propre de clivage. À cette éternelle question ‘‘pourquoi la Russie’’, ce pays où l’hiver est une lame aiguisée, où la politesse est parfois un accessoire n’ayant jamais été à la mode, où la vie semble peu hospitalière… À cette question, je ne réponds rien, car je ne me la suis tout simplement jamais posé, et l’objectif de cet article est bien d’enfouir profondément toutes vos interrogations dans les forêts de Sibérie.
Un peu plus de vingt-cinq ans après l’effondrement du communisme, le mythe d’une société avançant à un seul rythme a laissé place à un drôle de paysage. La ‘‘découverte’’ de l’argent a été une boite de Pandore ouverte avec grand fracas. Les vestiges des années 90 sont aussi prégnants que les symboles soviétiques, à la différence qu’ils ne se trouvent pas sur les bâtiments mais sont imprimés dans la société. Tous voulaient voler plus haut que la Mouette de Tchekhov, mais le ciel est bien trop étroit pour contenir tout un peuple. De ce fait, Moscou est une ville d’excès où se côtoient des cafés d’un luxe exquis et des bars pittoresques dont les fondations tiennent depuis l’ère Khrouchtchev. Plusieurs villes s’y emboitent en réalité, un peu à la façon d’une ‘’matriochka’’ et, comme pour les poupées russes, la mère des mère, corpulente et robuste, engloutit toutes les autres.
Quant au pays des Soviets, il survit aussi bien dans le Metro, à chaque coin de rue et dans les mémoires que dans le système administratif de la Mère Patrie. Vous pensiez que l’administration française était un démon possédant sa propre logique ? Affrontez donc ce Leviathan aux contours kafkaesques ! Chaque jour passé en Russie est un nouveau duel à main nues, et inutile de préciser que le nom du gagnant est déjà connu d’avance. Le pire, c’est qu’après quelques mois, l’absurde a presque bon goût. Pour obtenir le laisser-passer A38, il ne suffit pas simplement de déambuler dans les couloirs mais bien de déchiffrer le sens d’un carré blanc sur fond blanc. Le suprématisme a été érigé en art administratif, débouché logique d’un pays construit sur les ruines du mastodonte bureaucratique soviétique. En Russie, même le passé est imprévisible.
Mais quelle force, quelle sensation unique que celle de fouler de ses propres pieds les pavés inébranlables de la Place rouge ! Si les étoiles rouges vives du Kremlin semblent en permanence sonder les tréfonds de notre âme, la douceur de Saint-Basile fait fondre instantanément les légers flocons qui viennent se déposer sans autorisation sur notre peau. Je n’oserais m’étaler sur la description d’un ballet russe au risque d’offusquer la Beauté, mais ils sont une métaphore pertinente de la société russe elle-même, où les rapports entre les différents sexes sont biens différents des dynamiques qui touchent nos sociétés occidentales.
Il est évident que la 3A est avant-tout une aventure culinaire. En tant qu’ancienne capitale de l’URSS, les tables moscovites offrent une variété inouïe de plats pour le plaisir de nos papilles peu habituées aux cuisines slaves, géorgienne, tatare, sibérienne, ouzbek et j’en passe… Les saveurs coulent à flot, tout comme le nectar russe déjà bien connu de tous. La vodka (‘‘petite eau’’) n’est pas simplement de l’alcool, c’est un ciment incontournable des rapports sociaux, à ceci près que s’il peut fédérer tout un peuple, il déchire également bien des familles. C’est à la fois la déesse des forts et des plus faibles.
Mais la Russie, ce n’est pas seulement les frasques de la cité impériale ou les statues majestueuses de la ville rouge. La Russie, c’est aussi un pays tellement vaste qu’il faut plus de six jours pour le traverser en train. Aller d’un bout à l’autre de cette nation-monde en wagon-couchette permet d’englober la diversité ethnique et culturelle de ce territoire et d’avoir un nouveau regard sur les micro-phénomènes qui ne touchent que les grandes villes de l’ouest. En Sibérie, les quelques villages pittoresques bordant les rails enneigées ne s’occupent pas du temps qui s’écoule d’une façon si singulière, dans un modeste silence. Si le communisme (et ses corvéables) n’avait pas saupoudré la zone de ces touts-puissants conduits de gaz, ces petites isbas seraient restées figées dans la glace du XVIII°s. Quoi qu’il en soit, qu’importe la taille de la bourgade, qu’elle accueille trois ou mille cinq cent maisons, la rue principale porte toujours le nom de Lénine.
En ce qui concerne ce que vos oreilles veulent à tout prix entendre, je ne ferai pas de ce pamphlet un engagement politique. La seule réponse valable pour déchiffrer la situation actuelle se trouve dans l’âme de chaque russe, et je ne me permettrai pas d’être le porte-parole d’un peuple aussi complexe. Le russe est un rêveur. Ce genre de russe à propos duquel Dostoïevski a écrit qu’il était aussi généreux que la terre russe elle-même. Si le socialisme ne l’a pas changé, le capitalisme ne le transformera pas non plus. ‘‘Tu es vivant ? Eh bien, vis !’’ (Tolstoi, La Guerre et la paix).
Théo Bernini
(crédits photos : Théo Bernini)