Avec ses plages sauvages, ses plantations de café et ses charmants villages coloniaux, voilà quelques années que le Salvador se fait une place dans le cœur des voyageurs, vantant un paradis ignoré dans un mouchoir de poche. Ce que les blogueurs et agences de voyage oublient cependant de mentionner, c’est que le plus petit Etat d’Amérique du Sud se distingue également par une législation sur l’avortement parmi les plus restrictives du monde, qui va jusqu’à considérer une fausse couche comme un homicide.
Imaginez un pays où rien, ni un viol, un inceste, une malformation ou même une complication médicale, ne justifient une interruption de grossesse. Où la loi se range du côté de la morale, au mépris de votre santé, voire de votre vie.
Ne cherchez plus.
Tonnerre sous les tropiques
A l’heure actuelle, de nombreux pays continuent d’interdire totalement l’avortement, à l’instar du Sénégal, des Philippines ou même de Malte. Mais peu sont aussi sévères que le Salvador.
Le code pénal y prévoit des peines allant de 2 à 8 ans pour les femmes, et jusqu’à 12 ans pour le personnel médical qui les assistent. Mais en réalité, beaucoup se retrouvent inculpées d’homicide avec circonstances aggravantes, qui peut être passible de 50 ans d’emprisonnement. C’est ainsi qu’en 2016, Evelyn Hernandez Cruz, enceinte à 18 ans à la suite d’un viol et ayant perdu le bébé, s’est vue condamner à 30 ans de prison. Même sentence pour Teodora Vásquez, qui en 2008 accouchait d’un bébé mort-né sur son lieu de travail.
La loi ne se montre pas plus clémente lorsque la santé, voire la vie de la mère est en jeu. En 2013, Beatriz, 22 ans, atteinte d’un lupus, apprend que le bébé qu’elle porte présente une anencéphalie (absence de cerveau). Elle dépose un recours, demandant un avortement pour raisons thérapeutiques. Un droit que lui refuse la Cour Suprême, estimant que « les droits de la mère ne peuvent prévaloir sur ceux de l’individu qui va naître ». Un enfant dont la mort à l’accouchement était assurée. Aujourd’hui, Beatriz souffre de problèmes respiratoires et rénaux, aggravés par la grossesse qu’elle a été forcée de mener à terme.
Des « utérus sur pattes »
Si l’on constate qu’au cours du XXe siècle, de plus en plus de pays ont autorisé l’avortement ou du moins assoupli leur législation à son égard, le Salvador a fait le mouvement inverse. Depuis 1973, l’avortement n’était pas pénalisé ni en cas de viol, ou de malformation fœtale, ou même lorsque la santé de la mère était en danger. Mais en avril 1997, sous la pression des groupes de droite et des catholiques, notamment de l’archevêque influent de l’époque, Fernando Saenz Lacalle, membre de l’Opus Dei (institution de l’Eglise catholique romaine, parfois critiquée pour des dérives sectaires), un amendement est rajouté à la Constitution, proclamant que « La vie commence dès la conception ».
Cette législation repose sur une société machiste où l’enfant prime sur la femme, considérée soit comme un objet sexuel, soit comme un incubateur humain, un « utérus sur pattes », en somme.
Mais comment expliquer la persistance d’une telle mentalité ?
Une violence institutionnelle
Impossible d’en expliquer les causes sans mentionner l’influence de l’Eglise catholique, institution la plus puissante du pays. Notons d’ailleurs que malgré un projet de légalisation partielle à l’étude depuis 2016 (bloqué par les partis de droite), il y a très peu de débats sur la question. Et ce, alors que même le pape François a demandé aux prêtres en 2015 de pardonner l’avortement.
Mais cette vision de la femme et de la conception s’incarne également, en plus de la justice, dans la police et le monde médical, mettant ainsi en place une véritable violence institutionnelle. 60% des femmes salvadoriennes actuellement emprisonnées pour avortement déclarent en effet avoir été dénoncées par le personnel médical de l’hôpital où elles étaient venues chercher de l’aide.
Une infirmière, interviewée par Marie Claire dans son numéro de mai 2018, déclare qu’en plus de devoir se plier à « la loi » (et de risquer jusqu’à douze ans de prison en cas de non-dénonciation), son travail est d’aider la femme à « accepter cet enfant »,
et ce, même en cas de viol. Dennis Muños, avocat défendant ces femmes par le biais de l’Agrupación Ciudadana (groupe qui œuvre pour une dépénalisation partielle), considère quant à lui que la dénonciation va à l’encontre du secret médical.
Des lacunes en matière d’éducation sexuelle
Cette situation est aussi à rapporter à un pays encore majoritairement paysan, qui souffre d’un accès très difficle aux centres de soin, et qui reste marqué par un manque d’éducation sexuelle couplée à une forte pression sociale. Difficile en effet d’y assumer une vie sexuelle active lorsqu’on est une jeune femme, car l’on prend le risque d’être reconnue et pointée du doigt si on se rend au planning familial.
Résultat : une grossesse sur trois est précoce, et 23% des adolescentes salvadoriennes âgées de quinze à dix-neuf ans ont été enceintes au moins une fois – c’est le plus fort taux de grossesses adolescentes en Amérique latine.
Misoprostol et aiguilles à tricoter
En dépit de l’interdiction et de la forte pression institutionnelle, 35 000 avortements seraient pratiqués chaque année, et 11% d’entre eux seraient mortels (Guttmacher Institute). Des chiffres qui sont probablement plus élevés en raison de la clandestinité de la pratique.
Rares sont les médecins qui acceptent de pratiquer l’acte en raison des peines qu’ils encourent. Rares également sont les femmes qui ont les moyens de s’envoler pour Miami pour que l’avortement soit réalisé dans les meilleures conditions. Le plus souvent, la grossesse est interrompue par l’introduction d’objets pointus dans le col de l’utérus (aiguille à tricoter, cintre …) ou l’ingestion de mort-aux-rats, pesticides, ou encore de Misoprostol, un médicament pour le traitement des ulcères qui a comme effets secondaires l’ouverture du col.
Mais pour les adolescentes, le suicide apparaît parfois comme la seule solution pour se soustraire au désaveu moral et aux difficultés matérielles qui les attendent – d’autant plus qu’il n’existe qu’un seul centre d’accueil pour les femmes au Salvador ne pouvant accueillir que 35 personnes, et s’érige ainsi comme la cause de 57% des décès de filles enceintes âgées de 10 à 19 ans.
Une situation qui rappelle que les droits des femmes ne sont pas acquis pour toutes, et qui met en lumière les conséquences que laissent planer la remise en question du droit à l’avortement en Europe.
Et comme l’a dit Simone de Beauvoir, “N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant.”
Joséphine Coadou