Les manifestations en Irak, déclenchées le 1er octobre, secouent le régime mis en place depuis l’invasion américaine en 2003. La répression est violente dans les rues mais les manifestants ne semblent pas vouloir plier face aux forces de l’ordre. Cette révolte marque-t-elle le début d’un printemps arabe irakien ? Un véritable bouleversement politique est-il possible ?
Retour sur l’origine de la contestation :
Il y a 16 ans, les Etats-Unis envahissaient l’Irak et faisaient chuter la dictature de Saddam Hussein. La guerre d’Irak de 2003 a été désastreuse pour le pays et les Etats-Unis ont mal géré la reconstruction d’après-guerre. Le pays n’a jamais retrouvé son équilibre, l’économie ne s’est pas développée comme prévu et l’Etat reste défaillant, dans une région où les tensions restent très élevées. Les rentes du pétrole auraient pu être utilisées pour reconstruire et améliorer les conditions de vie, les services et les infrastructures publiques. Néanmoins, la corruption, un phénomène non historique en Irak, s’est rapidement développée dans l’administration du pays après la chute d’Hussein. Les profits tirés du pétrole n’ont donc pas pu bénéficier à la population. Par exemple, 410 milliards d’euros se sont évaporés ces 16 dernières années dans des contrats fictifs ou dans les poches de politiciens corrompus.
L’année dernière, la victoire sur Daesh avec la chute de Mossoul, où avait été déclaré le califat, faisait espérer un retour à la normal et une meilleure situation sociale. Cependant, ces attentes ont rapidement été déçues elles aussi. En 2018, lors des élections législatives irakiennes, le leader populiste chiite allié aux communistes Moqtada al-Sadr, avec sa liste En Marche, obtient un bon score et fait rentrer 4 ministres au gouvernement sur un programme de lutte contre la corruption. Cependant le changement radical promis n’est jamais arrivé.
Au final, cette manifestation n’est pas la première contre la corruption généralisée, l’absence de services publiques de base et la stagnation des conditions de vie dans un pays riche en pétrole. Par exemple, des émeutes avaient déjà éclatées à Bassorah l’année dernière. Ce n’est donc pas une surprise d’observer une telle explosion sociale. Ce qui reste surprenant, toutefois, est l’ampleur de cette nouvelle contestation, alors même qu’il n’y a pas de leader ni d’organisation structurée. Cette manifestation est surtout constituée par des jeunes qui visent une élite vieillissante et vue comme incapable de représenter la population aujourd’hui. En effet, la classe politique n’a pas connu beaucoup de renouvellement depuis 2003. Beaucoup étaient d’anciens membres de l’opposition à Hussein en exil et souffrent donc d’un manque de légitimité et crédibilité. Cette contestation peut ainsi être considérée comme un phénomène générationnel de rejet des élites corrompues et incompétentes, dans un pays où le chômage touche surtout les jeunes. L’explosion démographique en Irak entraîne une augmentation de la population jeune. Ces élites auraient donc de moins en moins de chance de subsister.
Quels acteurs derrière cette contestation ?
L’élément déclencheur de cette contestation sociale a été la mutation du général Abdel-Wahab Al-Saadi, responsable de la défaite de Daesh et qui était alors président du Service de lutte antiterroriste. Aucune raison n’a été donné par le gouvernement pour justifier cette décision, jugée injuste par d’autres personnalités politiques, médias et activistes. Son portrait est d’ailleurs brandi par des manifestants. Ainsi, depuis le mardi 1er octobre, le face à face est quotidien entre la population et les forces de l’ordre. Et cela malgré un couvre-feu de 4 jours et une coupure d’Internet sur les deux tiers du pays pour empêcher les manifestants de communiquer entre eux. Au total, ce sont 20 millions de jeunes de moins de 20 ans qui descendent dans les rues pour dénoncer le mépris, l’absence de travail et d’électricité, surtout dans la capitale de Bagdad et dans les provinces chiites du sud et du centre du pays.
Pour essayer de calmer la contestation, le gouvernement du premier ministre Adel Abdel Mahdi, élu depuis presque un an, a annoncé le weekend du 5 et 6 octobre une vingtaine de mesures sociales, telles qu’une aide aux familles en difficulté, la construction de 100 000 logements ou encore un programme de formation professionnelle. Cependant, l’Etat n’a pas les moyens objectifs de tenir ces promesses et les manifestations continuent.
Moqtada al-Sadr, dont le parti est au gouvernement, a de son côté appelé la population à manifester mais aussi à la démission du gouvernement et à des législatives anticipées. Il est investi depuis longtemps dans un mouvement anti-confessionnel qui veut réformer le pays mais son capital de sympathie s’est réduit depuis sa victoire aux dernières élections de 2018. Ce n’est pas la première fois qu’il essaye de récupérer une manifestation mais il n’est pas perçu comme crédible par une partie des manifestants, en raison de son échec à changer le pays.
Une répression sanglante des manifestants :
Le gouvernement du Premier ministre Adel Abdel Mahdi tente d’en finir avec les manifestations en envoyant les forces policières. Des vidéos montrent des manifestants se mettant à couvert sous des rafales ininterrompues de tirs, parfois à l’arme lourde. Selon le dernier bilan officiel du 8 octobre, cette répression violente a causé environ 110 morts et 6000 blessés, en grande majorité des manifestants. Le commandement militaire a reconnu un “usage excessif de la force” et dit avoir “commencé à demander des comptes aux officiers qui ont commis des erreurs”. En parallèle, des hommes portant des uniformes mais sans insigne ont pénétré dans les locaux de plusieurs chaînes de télévision à Bagdad. Ils ont détruit les équipements et intimidé les employés. De nombreux journalistes et militants se retrouvent aussi menacés par téléphone pour avoir “pris le parti des manifestants”. En outre, l’influent blogueur irakien Chojaa al-Khafaji a été enlevé à son domicile ce jeudi 17 octobre par des hommes en uniformes et armés mais sans identification précise. Ce blogueur diffusait des informations locales sur des sujets politiques ou sociaux. De nombreuses personnalités imputent son enlèvement et les violences à l’encontre des médias à l’Etat.
Un nouveau printemps arabe ?
Le phénomène marquant de cette contestation est la fracture au sein de la population : elle n’est pas confessionnelle, autour de la traditionnelle division chiite-sunnite, mais sociale, c’est-à-dire entre l’élite politique et économique et le reste de la population se sentant délaissée par leur gouvernement. Cela donne donc à cette révolte un parfum de printemps arabe à retardement. De plus, le gouvernement se trouve face à une impasse. Il est incapable de répondre aux demandes de la population et écrase donc avec brutalité la révolte. Or, s’il réussit à réprimer cette contestation, cela laissera des traces profondes dans la population et augmentera la méfiance vis à vis des élites.
Le gouvernement n’assume, en outre, pas la responsabilité des violences commises. Le Président Saleh rappelle que les manifestations pacifiques sont un « droit constitutionnel ». Il dénonce les attaques contre des médias à Bagdad. Les autorités disent s’en tenir aux « standards internationaux » et accusent des « tireurs non identifiés » de s’en prendre aux manifestants et aux forces de l’ordre. Au contraire, les défenseurs des droits humains accusent ces forces de l’ordre de tirer sur les manifestants. Cette réaction brutale des services de sécurité face à la contestation montre que l’Irak n’a pas connu de rébellion similaire au Printemps arabe. Les forces de sécurités restent formées pour faire face au terrorisme : elles n’ont pas de moyens moins meurtriers de contrôle des foules.
Un printemps arabe irakien est d’autant plus probable que les manifestations ne semblent pas s’arrêter. Le dirigeant chiite Moqtada al-Sadr a appelé à transformer le pèlerinage de l’Arbaïn en immense manifestation anti-corruption ce week-end du 18 et 19 octobre. De plus, les protestataires menacent de descendre à nouveau dans la rue dès le 25 octobre à l’occasion du premier anniversaire du gouvernement d’Adel Abdel Mahdi.
Les manifestations au milieu de l’échiquier des relations internationales :
L’Irak est un pays coincé entre l’influence américaine, depuis 2003 surtout, et son voisin iranien. Une base américaine se trouve toujours en Irak. De l’autre côté, l’invasion américaine de 2003 a profité à l’Iran qui a considérablement étendu son influence sur l’Irak. L’Iran a été un acteur majeur dans la lutte contre l’Etat Islamique, des forces iraniennes sont toujours sur le territoire irakien et l’Iran adoube tous les nouveaux dirigeants irakiens. L’Irak se retrouve ainsi au milieu du conflit actuel entre Iran et Etats-Unis. Le 3 octobre, l’Iran a fermé sa frontière avec l’Irak alors qu’une partie des manifestants dénonce une ingérence iranienne. Les manifestations montrent une aspiration de la population irakienne de s’affranchir de toute influence étrangère. Le mouvement est donc en partie nationaliste, avec une volonté de retrouver une véritable souveraineté irakienne.
Il est encore trop tôt dans la contestation pour en déterminer l’issu. Les débouchées pourraient être multiples : manifestation étouffée par l’armée, changement de régime ou encore intervention étrangère. L’avenir nous le dira bien.
Alice Marillier