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Joker – Caricature ou reflet de notre société ? Analyse avec Marion Luyat

S’agit-il d’un simple phénomène éphémère, ou l’univers traité dans Joker est-il véritablement représentatif de notre environnement ? Ce film, qui apparaît comme une critique sociale aigre, laisse beaucoup de questions ouvertes auxquelles il peut être intéressant d’avoir des éléments de réponses. Que dit-il de nos sociétés contemporaines ? Comment sont représentées la maladie ou la violence dans les différentes scènes ? Marion Luyat, professeure en Psychologie Expérimentale et Neuropsychologie à Lille répond à nos question.

Ce film est censé se passer dans les années 70, pourtant beaucoup d’éléments se rattachent à la société actuelle, comme l’égoïsme ambiant. Pensez-vous que la vie en société à trop grande échelle puisse avoir des conséquences négatives sur le bien être humain ? Peut-être que l’homme n’est pas fait pour vivre dans des environnements pareils…

Tout d’abord, je pense qu’il faut être prudent et ne pas trop rapidement assimiler la ville du Joker à notre propre société transposée dans le passé. Le film dévoile très tôt que l’on est avant tout dans Gotham City. Gotham City peut faire penser à New York, peut faire penser à une de nos grandes villes, mais c’est avant tout une ville imaginaire, fantasmée. C’est une ville dont on sait, dès que l’on entend le nom, qu’elle est sous tension voire qu’elle a tendance à sombrer du « côté obscur », de la pègre et de la violence. La ville et donc la société urbaine dans laquelle Arthur Fleck évolue, reflète plus une peur et un fantasme qu’une réalité.

Concernant la question du bien-être de l’homme dans les sociétés urbaines, il faut noter que l’homme est un être social et qu’il a besoin de vivre en groupe, sauf rares exceptions comme les ermites ou les grands sages en quête de spiritualité. La ville donc peut être aussi réconfortante pour l’homme. Je ne pense pas qu’elle soit recherchée uniquement pour des raisons économiques de travail. On peut mourir d’ennui et de solitude à la campagne ou dans un environnement très isolé. Malheureusement, la campagne ne préserve pas de la détresse psychologique ni de la folie.

C’est vrai que l’on a tendance à penser que notre monde, de plus en plus urbanisé, devient de plus en plus violent. Or certains chercheurs (psychologues et sociologues) qui se sont penchés sur le sujet à l’instar de Steven Pinker (psychologue cognitiviste) démontrent plutôt, en s’appuyant sur des statistiques, que notre monde tend globalement à devenir de moins en moins violent et au contraire qu’il s’ouvre de plus en plus vers l’altruisme. Bien sûr – et malheureusement – il subsiste des pays en guerre et il existe dans nos propres pays occidentalisés des environnements violents. Mais à une échelle plus globale, la violence diminue. Dans un des articles de Laurent Mucchielli, le chercheur montre chiffres à l’appui qu’en France, on observe une régression très significative des homicides (homicides, tentatives d’homicides) depuis les années 70. D’autres types de « violences » augmentent peut-être (vol de portables) mais le meurtre, qui est quand même le type de violence à son paroxysme, lui, diminue.

La pauvreté, le manque de culture, la proximité avec d’autres personnes qui vivent dans l’aisance voire la richesse peuvent en revanche créer un sentiment immense de frustration et de colère et conduire à des actes violents en l’absence de contrôle par la société mais de là à sombrer dans la folie et tuer son voisin…On peut émettre de sacrés doutes. Il y a quand même des chercheurs qui font l’hypothèse de vulnérabilités génétiques à certaines pathologies mentales.

Le Joker nous dit “le pire avec les maladies mentales, c’est que les gens veulent que tu te comportes comme si t’avais rien”. Que pensez vous de l’état mental d’Arthur, peut-on trouver des causes à sa folie ?

Concernant le profil psychologique d’Arthur Fleck, je trouve que cet aspect est traité de manière très intelligente dans le film. Ce que je veux dire c’est que là aussi, on a des surprises, que rien n’est simple. Durant la première moitié du film à peu près, on pense que le joker souffre de ce qu’on appelle une « maladie mentale ». De quelle maladie mentale ? Il y a des signes qui peuvent faire penser à une pathologie comme la schizophrénie. Le rire qu’il n’arrive pas à réprimer lors de situations stressantes (il se fait rabrouer par la mère du jeune garçon dans le bus par exemple) n’est pas un symptôme habituel mais pourrait suggérer qu’il entend des voix qui le font rire (l’hallucination auditive peut être un des symptômes de schizophrénie). Le comportement d’Arthur Fleck peut aussi faire penser à une dépression bipolaire avec des moments de forte dépression (« all I have are negative thoughts ») et des moments d’intense jubilation (la séquence de danse enlevée dans l’escalier).

Mais on apprend par la suite qu’Arthur Fleck a été maltraité dans son enfance et qu’il a subi un traumatisme crânien, du coup ceci peut faire penser à une pathologie neuropsychologique : une lésion accidentelle du cerveau va entraîner des symptômes handicapants pour la personne : rire immotivés, idées noires, asociabilité. Ce rire immotivé pourrait s’apparenter aux tics et aux injures proférées involontairement et de manière irrépressibles par les personnes affectées par le syndrome de Tourette, une condition neurologique.

En outre, on ne sait pas réellement si la mère d’Arthur était réellement malade ou si elle s’est faite manipuler

Le film ne nous permet pas d’accéder à ‘Une’ vérité mais à plusieurs vérités. Parfois on est dans un monde tel que le perçoit Arthur Fleck, parfois tel que les autres le perçoivent (le quiproquo sur le père, la « soi-disante » petite amie). C’est un peu comme dans Inception. Il faut trouver l’indice qui nous permet de savoir si la scène est la vérité du Joker ou non.

Pourquoi il y a t’il un tel tabou autour de ce type de maladie?

Quand on a une maladie touchant une partie du corps, autre que le cerveau, un organe, un membre, on a toujours l’espoir que cette partie là peut être réparée, au pire enlevée. Il y a une extériorisation par rapport à soi de la partie malade mais on reste maître de son cerveau et donc de soi. La maladie mentale touche ce qui fait l’homme : son cerveau, ses pensées, sa conscience. On ne peut pas s’enlever la tête lorsque la souffrance mentale est trop intense. Donc oui c’est terrifiant et ce qui fait trop peur, ce qui nous confronte à l’angoisse de mort, devient alors tabou.

L’Homme ne peut il pas accepter que la réalité perçue par autrui puisse être différente de la sienne ? 

En effet, c’est un biais cognitif qui est à la base des principaux conflits entre les hommes. On est aussi souvent soumis à l’illusion positive (Taylor & Brown, 1988). L’illusion positive c’est un biais cognitif qui fait qu’on a tendance à se trouver plus intelligent, plus beau, plus honnête qu’on ne l’est en réalité ou par rapport à la perception des autres.

Que pensez-vous de ce processus de déshumanisation lors de la révolte finale. Pourquoi les individus ont ils besoin de s’identifier à un leader (via le masque de clown) pour enfin dévoiler leur vraie nature ?

On assiste à une sorte de catharsis générale (libération des pulsions émotionnelles suite à un catalyseur : la révélation de la nouvelle nature d’Arthur Fleck en Joker). Il devient leader de ce déchaînement de passions. C’est vrai que le leader, par son excès de confiance, fascine. On voudrait être lui, on voudrait avoir cette « overconfidence » qui fait qu’on va tout pouvoir oser, qu’on n’a plus de limites, plus de règles comme dans un état maniaque.

Le fait de porter un masque et donc de perdre son identité permet de commettre des actes qu’on n’aurait pas eu le courage de faire avec sa vraie identité. Mais ces comportements peuvent être sous-tendus par des effets de mimétisme, par des sortes de réflexes sociaux un peu archaïques (cf. les phénomènes de foule) et pas forcément guidés par une raison légitime…


Film évènement, impact mondial

Cela fait maintenant trois semaines que Joker, réalisé par Todd Philips, bat des records au box-office, acclamé par des critiques dithyrambiques. Cela n’est pas sans lien avec la performance de classe que nous a livrée Joaquin Phoenix, qui semble d’ores et déjà se démarquer comme un des favoris pour les Oscars.

L’engouement autour du film s’explique sans doute par l’originalité de son approche. Si l’univers est tiré des différents comics de Batman, il est difficile de le considérer comme un film de super-héros tant le traitement de personnage est profond. Pendant deux heures, nous percevons le monde à travers le regard d’Arthur Fleck, et sommes donc, de ce fait, confrontés à ses doutes, sa rancune, sa joie, ses peines… un cocktail d’émotions tellement chargé qu’il finit par faire sombrer le protagoniste dans la folie. C’est ce cheminement qui est l’élément central du film. Plongé dans un Gotham City miséreux des années 70-80, Arthur fait face à tous les travers de la société. Exclu de celle-ci à cause de ses problèmes psychologiques, le simple désir d’exister le pousse à commettre les pires des crimes.

Le film n’hésite pas à traiter des sujets relativement tabous, tel la reconnaissance des maladies mentales, la perte d’individualité au sein de notre société, ou encore la violence qui semble se multiplier au cours de ces dernières décennies.

Si le message véhiculé par Le Joker s’avère ridicule pour certains, d’autres l’utilisent comme symbole. Sujet à polémiques, plusieurs ont dénoncé ce film comme étant une ode à la violence tandis qu’en parallèle, ces derniers temps, se sont multipliées les représentations (des graffs, des masques, des fresques…) en l’honneur du Joker au sein de différentes révoltes, que ce soit au Liban, au Chili, ou encore à Hong-Kong…

Pablo-May Gesneste