Le Président directeur général de l’AFP Fabrice Fries était l’invité de l’Agora de l’EDHEC, lundi dernier. Nommé en mai 2018, l’homme d’affaire est revenu sur sa prise de fonction au sein de la première agence de presse européenne et a dressé le bilan – sans concessions – d’une maison en pleine mutation au regard des nombreux enjeux qui entourent le métier de journaliste.
En prenant place dans l’amphithéâtre de l’école, Fabrice Fries ne s’attendait probablement pas à ce qu’on lui taille un portrait aussi critique, dans le billet d’humeur introduisant sa conférence. Taclant tour à tour la mauvaise gestion des entreprises qu’il eut à gérer lors de sa carrière, ou les erreurs de l’AFP (dont l’une d’elle fut d’annoncer par erreur la mort de Martin Bouygues), le portrait était fort peu élogieux. Mais il en fallait plus pour déstabiliser celui qui s’évertue à défendre l’institution fondée en 1944, rappelant “le travail humain” permettant la diffusion de 5000 dépêches par jours.
La défense des principes déontologiques du journalisme restera le fil conducteur de la soirée, comme à ce moment où Fabrice Fries décide à son tour de tacler l’Agora de l’EDHEC, obligée de payer une amende à l’AFP pour avoir utilisé, sans la payer, une de leur photo de façon à illustrer la com’ de la conférence. “Nous sommes régulièrement pillés” admet-il, “généralement cela se termine par le paiement d’une légère amende”. “En effet on a payé que 600 euros d’amende” rétorque l’un des modérateurs, “Vous auriez dû en payer que 80” continue Fabrice Fries, “pourtant on apprend à négocier dans cette école” conclut le premier. Rires de la salle. La soirée est lancée.
“Course à l’échalote”
“Ces erreurs sont de notre ressort” continue Fabrice Fries, embarqué dans une opération autocritique lorsqu’on lui pose la question du processus de vérification de l’information, au regard des couacs qu’a connu l’agence de presse. Le dernier en date concerne l’annonce erronée de l’arrestation de Xavier Dupont de Ligonnès. Reconnaissant avoir été trop rapide, sans être remonté à la source policière écossaise, la patron tient à rappeler une ligne claire dans la diffusion de l’information : mieux vaut être deuxième à publier la dépêche, mais de manière juste, que l’inverse, ce dernier dénonçant ce qu’il appelle “la course à l’échalote”.
L’abandon du “premier sur l’info” préconisé par l’AFP paraît presque étonnant dans un paysage audiovisuel hyper concurrentiel dominé par la “névrose du buzz” qui pollue le débat en privilégiant l’instantanéité plutôt que le recul pour analyser certains sujets. C’est donc cela l’AFP, la religion des faits sans le piège du sensationnalisme.
“La carte de presse est devenue une cible”
L’AFP est l’une des plus grosses rédactions du monde avec près de 1700 journalistes et pigistes répartis aux quatre coins de la planète. La force de frappe de l’agence est donc considérable. “On a même un bureau en Corée du Nord” se réjouit Fabrice Fries qui tient à rappeler que la crise de la presse conduit – au contraire – les journaux nationaux à se détourner de l’actualité internationale, limitant l’envoi de journalistes dans le suivi de certains conflits.
La crise de la presse et les atteintes portées à l’égard du métier de journaliste sont une évidence. En mai 2018 rappelle-t-il, deux attentats ont eu lieu à Kaboul, en Afghanistan. Le premier a alerté les journalistes, partis sur place et cet appel d’air a permis aux terroristes de les viser expressément dans la seconde attaque. La conclusion qui en découle est simple : il est tout simplement plus difficile d’implanter des journalistes dans des pays étrangers. “La carte de presse, autrefois protectrice, devient une cible” assure Fabrice Fries en affirmant que la dangerosité du métier n’est pas observée uniquement à l’étranger : c’est aussi le cas en France, où les journalistes sont désormais accompagnés de gardes du corps pour couvrir les manifestations.
“La diversité de point de vue fait notre différence”
L’AFP est la seule agence de presse européenne, les deux autres étant situées sur le continent américain, avec Reuters (canadien) et Associated Press (américain). La qualité des services fournis par l’agence française est aujourd’hui reconnue au sein des plus grandes rédactions mondiales. Fabrice Fries dégaine : “en terme de couverture nous sommes les meilleurs”. Il en veut pour preuve les images des étudiants chinois fuyant en rappel sur des cordes l’université de Hong Kong, alors assiégée par les forces de police ; “ce sont des images AFP”, “ces manifestations se déroulent jour et nuit, la qualité de la couverture médiatique est assurée par une équipe de 70 journalistes, se relayant 24h/24h.”
“La diversité de point de vue fait notre différence” ajoute-t-il se targuant de la préférence de l’AFP de certaines grandes chaînes d’information comme la BBC, louant régulièrement la qualité des photos réalisées par l’agence française.
“Je vous parle en tant que manager”
Parce que oui, l’AFP est une entreprise et comme toute entreprise, elle est astreinte à réaliser des profits pour maximiser ses performances. À la question de priorité de rentabilité pour les médias aujourd’hui, Fabrice Fries explique qu’à l’AFP, “on espère juste revenir à un équilibre”. Certes, d’ici 2023 des emplois seront supprimés mais l’agence est dans une logique de développement et de croissance.
Car la crise de la presse, avant d’être sociétale, est belle et bien économique. De fait, les soutiens et recettes économiques deviennent de plus en plus rares avec l’apparition de nouveaux supports de diffusion d’information. La presse en ligne a elle aussi vu ses recettes publicitaires réduites de moitié en 10 ans, au profit des Google et autres Facebook, en véritable situation de duopole. Pourtant, les solutions existent. L’abaissement des coûts se traduit par des fermetures de bureaux régionaux, tandis que l’appât du gain trouve un débouché dans le développement des contenus médiatiques payants, ou carrément dans le rachat par de grands industriels de certains titres de presse : Jeff Bezos, patron d’Amazon a ainsi racheté le Washington Post. Dès lors s’agit-il de sauver la presse papier ou de s’en servir comme organe d’influence ? “Ces rachats participent au climat de défiance” concède Fabrice Fries, “mais le climat de défiance va au delà, il y a eut un sentiment d’abandon de la part des médias que l’on ressent notamment avec les gilets jaunes”.
Ce sentiment de défiance creuse le fossé entre média et politique. Le Président américain Donald Trump se détourne des médias traditionnels en tweetant tout et n’importe quoi dès son réveil, tandis qu’Emmanuel Macron se permet de choisir quels sont ceux qui peuvent réaliser sa couverture médiatique. Pour le boss de l’AFP, c’est ce fossé qui conduit plus facilement les politiques à s’autoriser des écarts avec la réalité, “des faits réels sont contestés par les politiques car déplaisants, ce qui est inquiétant pour la démocratie”.
“Débusquer les fake news”
C’est pourquoi l’un des axe de développement majeur de l’AFP a été celui du fact checking, aujourd’hui assuré par une équipe de 70 personnes, via le site Factuel. En 2011 par exemple, une fausse photo de Ben Laden, mort, circule sur internet. Il est prouvé qu’elle est fausse mais l’AFP choisit de ne pas la diffuser. Depuis, un retournement de paradigme s’opère : l’AFP publie les informations dont ils ont prouvé la fausseté, en mettant en avant la méthodologie à respecter pour ne pas se faire surprendre par une fausse information. Le journaliste effectue donc un travail d’investigation après qu’on lui ait soumis une publication douteuse.
De plus, un contrat entre Facebook et plusieurs médias a été développé. Il consiste en ce que le réseau social achète le contenu de fact checking à l’AFP pour ensuite le relayer. Mais la méthode trouve rapidement ses limites avoue Fabrice Fries, “Les utilisateurs reçoivent une notification disant ‘l’AFP a quelque chose à vous dire sur cette publication’ sauf que le réseau social va lui-même réduire la visibilité du post de 80% en ne le faisant pas apparaître directement dans le fil d’actualité de nos abonnés”.
“Effort d’impartialité”
L’attention portée à la diffusion de tous les points de vue traduit une responsabilité importante de la part de l’AFP, qui est celle de l’impartialité et de la neutralité. “Cela est particulièrement important dans un paysage médiatique qui se clive de plus en plus politiquement”, ce qui constitue pour lui un basculement inquiétant. Fabrice Fries en veut pour preuve certaines grandes signatures de la presse américaine, comme le New York Times ou le Washington Post, journaux de très grande qualité mais qu’il estime hyper partisan : « J’ai envie de dire arrêtez un peu ce systématisme anti-Trump et soyez un peu plus équilibrés dans vos couvertures. Là aussi je pense qu’un média comme l’AFP doit absolument rester intransigeant sur sa couverture de tous les points de vue” et d’ajouter au sujet du travail de l’agence, “on est dans le business mais pas dans celui du commentaire et de l’éditorial, on est dans le business des faits. C’est la religion des faits, on raconte ce qui se passe en montrant tous les points de vue possibles”.
Davantage d’équilibre éditorial dans la diffusion des faits et des points de vue, voilà ce qui manque aux médias. Aborder les points de vue et les exposer tous, ferait-il le jeu des extrêmes ? Le cas d’Eric Zemmour est abordé, “Je pense qu’il faut lui laisser la parole, la pire chose qu’il puisse arriver, c’est de le censurer”. Lui laisser la parole, certes mais il rappelle la nécessité de le confronter à des interlocuteurs et des polémistes compétents, et de trancher, “les propos tenus peuvent toujours être sanctionnés d’une amende par le CSA”.
Exposer tous les points de vue sans faire de partisanisme voilà l’équilibre qu’a su trouver l’AFP pour retranscrire de la manière la plus neutre possible l’ensemble des informations. La manière la plus efficace aussi pour rétablir le lien de confiance entre les français et la presse ? La crise des “gilets jaunes” en France, et l’élection surprise de Trump sont autant de cas uniques au cours desquels les médias traditionnels sont passés à côté de leur sujet, laissant les manifestants et/ou partisans s’exprimer par d’autres moyens, non-conventionnels ; et Fabrice Fries de conclure “ce sont de bonnes leçons”.
Mathilde Virlois, Baptiste Coulon, Naomi Houiller et Téa Ziadé
Photo à la Une : Téa Ziadé
La Manufacture remercie l’Agora de l’EDHEC pour la confiance qu’ils nous accordent, lors de chacune de ses conférences. Plus d’informations sur l’Agora de l’EDHEC : Leur site internet, et leurs pages Facebook, Twitter et Instagram.