L’aventure commence dans l’océan Pacifique. Elle est longue et harassante, il n’y aura aucun survivant. Ce périple connaîtra son crépuscule dans les rivières et les lacs de Colombie-Britannique. Ils sont des millions à l’entreprendre, pour retourner à l’endroit exact de leurs naissances. Après quelques années passées dans l’immensité océanique, portés par le courant et les vagues, les saumons sauvages vont devoir lutter contre la rivière et ses cascades, surmonter les nombreux obstacles qui les attendent pour perpétuer l’espèce.
Face à eux, encore dans l’océan, attendent les hommes. Les deux tiers des saumons périssent dans les filets ou au bout d’une canne à pêche. Les survivants continuent. Leurs forces les quittent peu à peu, chaque mètre de rivière parcouru est une victoire. Mais ils sont mus par un instinct irrésistible. Les lieux qui les ont vus naître attendent leurs arrivées. A contre-courant, les poissons s’élancent hors de l’eau pour parvenir à franchir les cascades. Ils doivent s’y reprendre plusieurs fois. L’un d’eux se propulse au-dessus de son élément, en jetant le reste de son énergie derrière lui. Il y est presque. Brutalement, une patte -munie de griffes acérées- le saisit en vol et le ramène à une mâchoire qui l’enserre fermement. C’est l’ours brun. Le plus grand prédateur des environs met fin à un périple de plusieurs milliers de kilomètres. Il ne le fait pas sans raison.
L’ursidé est encore mince. Il a besoin de graisses pour préparer le rude hiver qui s’annonce. C’est un vieux mâle, habile chasseur. Cet ours attrape plusieurs dizaines de saumons par jour. Il en va de sa survie. Alors, le prédateur entraîne sa victime sur les bords luxuriants de la rivière. Il se délecte des morceaux les plus gras puis abandonne le cadavre.
Mais le saumon n’a pas fini son périple. Ses restes se décomposent lentement en bordure de forêt, disséminant de l’azote et du phosphore. Les plantes s’en nourrissent. C’est ainsi que les nombreux cadavres de poissons enrichissent les sols. Ces derniers voient alors les arbres et les plantes naître doucement. Les morts ont amené la vie sur les berges de la Colombie-Britannique. Les nutriments permettent aussi l’émergence d’algues dans la rivière. Ces algues nourriront les petits saumons, qui reviendront frayer à cet endroit. Ainsi, un cercle vertueux se forme.
Les salmonidés nourrissent les hommes et les ours, mais fécondent aussi les rivières et les forêts. Cet être vivant est la clé inestimable d’écosystèmes vitaux pour la planète. De son périple, à travers les eaux et contre les courants, dépendent des milliers d’espèces différentes.
Notre pensée écologique doit alors être systémique. Toucher aux saumons, c’est blesser les forêts. La nature repose sur un équilibre, aussi beau que fragile. Nous en faisons partie, l’humanité a sa place dans ce cycle, et plus encore : elle en dépend.
Benjamin Magot