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Côté Ciné #7 : La Favorite

Avec ce huis-clos historique aussi cru que raffiné, le réalisateur grec Yorgos Lanthimos signe un film étrange mais brillant. Entre course de canards, reine à la santé fragile et horde de lapins, ce film baroque et absurde renouvelle le genre de la fiction historique, en suivant le destin de trois femmes de pouvoir à la Cour de l’Angleterre au XVIIIème siècle. 

Côté réalisateur

Yorgos Lanthimos est né en 1973 à Athènes. Ce réalisateur et dramaturge grec est connu pour ses films absurdes, où les personnages à la santé mentale souvent fragile sont en proie à des dilemmes cornéliens. Parmi les plus célèbres, on peut citer The Lobster, sorti en 2015, qui raconte l’histoire d’un Colin Farrell célibataire, vivant dans une société uchronique, interné dans un « Hôtel » où il a 45 jours pour trouver l’âme sœur avant d’être transformé en homard, ou encore Mise à mort du Cerf sacré, en 2017, mettant encore en vedette Colin Farrell, qui incarne un chirurgien voyant sa famille en proie à l’influence grandissante d’un jeune orphelin. En témoignent les synopsis de ces deux films, Lanthimos est un réalisateur très créatif dans ses scénarios. Ses œuvres ont reçu de nombreuses récompenses, notamment des prix au festival de Cannes, festival duquel le réalisateur sera d’ailleurs membre du jury en 2019, sous la présidence d’Alejandro Gonzalez Inarritu. La Favorite est le deuxième film de Lanthimos et reçoit le Grand Prix de la Mostra de Venise, puis est nommé neuf fois aux Oscars 2019.

Côté scénar’

Début du XVIIIème siècle, à la Cour d’Angleterre. Alors que le royaume d’Angleterre est en guerre contre la France, la reine Anne, femme au caractère instable et à la santé psychologique fragile, gouverne tant bien que mal le pays, alors qu’à la cour, la mode est plutôt aux courses de canards et aux fêtes décadentes. En réalité, c’est sa favorite, Sarah Churchill, la duchesse de Marlborough, qui s’occupe des affaires politiques à sa place, pendant qu’Anne s’occupe en jouant avec ses lapins, au nombre de 17 (un pour chaque enfant qu’elle a perdu). Alors que les émeutes dans les campagnes menacent la stabilité du royaume, le chef de l’opposition, Robert Harley, s’oppose au doublement des taxes pour financer la guerre, projet défendu par Sarah. Dans ce contexte de crise politique et économique, la jeune et jolie Abigail Hill, cousine désargentée de Sarah, arrive à la Cour, où elle est engagée comme soubrette et vit dans une certaine misère. Mais rapidement, elle va connaître une véritable ascension sociale, s’attirer les faveurs amicales mais surtout sexuelles de la reine, qui la nomme même Lady of the Bedchamber. S’ensuit une véritable lutte entre Sarah et Abigail, où tous les coups sont permis pour obtenir le statut tant convoité de favorite royale, alors que la reine Anne sombre peu à peu dans la folie.

Côté casting

Le trio principal réunit Olivia Colman, Rachel Weisz et Emma Stone dans les rôles respectifs de la reine Anne, de son amante, Sarah Churchill, et de sa jeune cousine ambitieuse, Abigail Hill. Si Rachel Weisz et Emma Stone étaient déjà au sommet de leur carrière, après une longue carrière regroupant des grands succès cinématographiques comme La Momie de Stephen Sommers (1999), Constantine de Francis Lawrence (2005) ou The Constant Gardener de Fernando Meirelles (2005) pour l’une, et tout juste auréolée de gloire après avoir remporté un Oscar pour La La Land de Damien Chazelle (2016) pour l’autre ; c’était moins le cas d’Olivia Colman. Née en 1974, cette actrice anglaise était surtout connue pour ses rôles dans des séries télévisées comme Broadchurch, mais reste cantonnée aux rôles secondaires au cinéma, jusqu’à recevoir la consécration avec La Favorite. Véritable atout du film, Olivia Colman crève l’écran dans le rôle de cette reine dépressive à la santé fragile, à la limite de la folie, pour lequel elle reçoit l’Oscar de la Meilleure actrice en 2019. Aujourd’hui, retournée sur les écrans de télévision, elle incarne une autre reine d’Angleterre, beaucoup moins instable, dans la série The Crown, de Peter Morgan. 

Autour de ce trio d’actrices gravitent d’autres acteurs, notamment Nicholas Hoult, dans le rôle de Robert Harley, Mark Gatiss dans celui du mari de Sarah et Joe Alwyn dans celui de Samuel Masham, un des nobles de la cour.

Côté réalisation

Film déjanté et baroque, La Favorite est une fiction historique dans laquelle le grandiose s’accorde au grotesque et la trivialité au raffinement. Les couleurs et les costumes sont sombres. Lanthimos filme le visage animé par la passion de ses actrices en très gros plan. Les scènes de Cour à l’élégance apparente, où des aristocrates poudrés, parfumés et perruqués échangent des formules de politesse hypocrites, sont suivies sans aucune transition de scènes marquée par une grande vulgarité, où les mêmes personnages s’insultent, vomissent, crachent, se roulent par terre. Lanthimos utilise un cadrage original, à 180° pour filmer de véritables panoramas de son décor, avec une caméra souvent posée à même le sol. On sent l’esthétique inspirée de la photographie du chef-d’œuvre de Stanley Kubrick, Barry Lyndon. Ce film est méchamment humoristique, avec des personnages cruels, à la moralité plus que douteuse, mais en réalité tous plus ridicules les uns que les autres.

Côté recommandation

La Favorite est un film étrange, décalé, qui laissera probablement un goût mitigé aux spectateurs et aux spectatrices. Ce portrait visuellement somptueux, intelligent et moralement repoussant du pouvoir royal, est profondément misanthrope et peut instaurer un certain malaise. Mais la justesse du jeu des actrices principales, la photographie très esthétique et l’intelligence du scénario et des dialogues suffisent à convaincre. Tout le succès du film porte selon moi sur le caractère des personnages, la reine Anne en tête. Olivia Colman interprète une souveraine instable et décadente, mais surtout très touchante, marquée par la perte de ses enfants, manipulée par toute sa Cour et profondément isolée, pour qui il est impossible de ne pas éprouver de la pitié lorsqu’on la voit déambuler dans les couloirs du palais en pleurant ou se faire vomir après s’être goinfrée de gâteaux pour combler sa solitude. C’est la vraie héroïne de l’histoire, aussi détestable qu’attachante. Viennent ensuite Sarah, profondément amoureuse de la reine, qui essaie par tous les moyens de garder ses faveurs, et Abigail, victime de nombreuses injustices liées à son rang et à sa condition de femme, qui veut gravir les échelons du pouvoir pour s’assurer la sécurité d’une situation haut placée.

Bref, il s’agit d’une œuvre intense et absurde mais qui ne ressemble à aucun autre film historique, renouvelant ainsi ce genre parfois très ennuyeux, dans un spectacle explosif, aussi cru que raffiné, où la distribution rivalise de talent pour incarner des personnages ambitieux, cruels et décadents, mais profondément attachants.

Julie Schoose