Alors que les salles obscures n’accueillent plus de public depuis plus de trois mois, les plateformes de streaming ne cessent d’attirer de nouveaux abonnés et intéressent de plus en plus de cinéastes. Réflexion sur le cinéma traditionnel et ses alternatives.
Le streaming…une bénédiction pour beaucoup, la fin du cinéma pour d’autres. Derrière ce dualisme sans nuance aucune, le streaming interroge sur l’avenir des salles obscures. La question se pose encore plus, aujourd’hui, dans un contexte sanitaire résultant l’impossibilité d’ouvrir les cinémas. Une pensée assez audacieuse se diffuse facilement, comme quoi le streaming marquerait la mort du cinéma. Pour sûr, le streaming change la façon de faire les films. Dans cet article, je vous propose de réfléchir sur le sujet suivant : quelle est la conséquence artistique du streaming ? La question générale qui se pose derrière, est de savoir, comment les conditions de visionnage d’un film ont des répercussions d’un point de vue artistique. Faites preuve d’un peu de patience, je vous promets que mes petits détours sont importants pour comprendre la question. Le cœur de cet article est de proposer une définition du cinéma et tout un processus très important pour comprendre ce qui se cache derrière le terme film. On peut réaliser sans réellement faire du cinéma…
Pour commencer, les fondements de cette question sont plus anciens que l’on pourrait croire. Le débat a pu se poser avec l’apparition des séries TV et surtout du téléfilm. D’entrée de jeu, je simplifierais en parlant des produits qui n’ont pas de réels enjeux artistiques, parfois de grands cinéastes ont pu s’essayer au téléfilm. De plus, le sujet concerne les anciennes séries fleuves qui scotchaient les gens sur leur écran, plus pour des raisons artificielles qu’artistiques. Pour les besoins de cet article, il faut que vous puissiez imaginer la série TV caricaturale, le téléfilm caricatural qui a pu passer sur petit écran auparavant. Car tout l’enjeu de la question est de savoir ce qui est différent avec le cinéma. La réponse est très simple : ce qui change avant tout, ce sont les conditions de diffusion et de visionnage. Ainsi, un téléfilm n’a ni l’ambition d’un film, ni les mêmes expressions artistiques;
Le cas de Michael Haneke est le parfait exemple pour expliquer cette thèse. Ce réalisateur autrichien commence sa carrière avec des téléfilms au début des années 1970. Il est très rapidement remarqué pour la qualité de ses productions, le réalisateur s’est déjà trouvé un style, des thèmes, alors qu’il réalise pour la TV. Il déclare alors que ce sont ces années qui ont formé son imaginaire cinématographique. Pourquoi fait-il alors carrière au cinéma ? En 1989, il sort son film, Le Septième continent au cinéma, mais refusé à la TV, pour une raison très simple ; ce dernier est bien trop sombre pour la télévision. Haneke aboutit à un style qui est trop radical pour le petit écran. Très souvent, une chaîne peut chercher à lisser son programme, sa programmation, pour s’adresser au public le plus large possible. Aujourd’hui, TF1 est spécialiste de ce gâchis. Tous les dimanches soir, la chaîne propose du grand cinéma dans la meilleure version possible. Son dernier fait d’armes remonte à quelques jours déjà, avec la censure de John Wick 2, malgré les avertissements sur l’âge ; dans le but de s’assurer l’audience la plus large possible. En clair, difficile pour la TV de conquérir l’audience avec du contenu de niche, on le voit bien avec Arte toujours dans le bas du classement, ou bien les chaînes de cinéma qui sont tout simplement payantes.
Revenons sur Haneke. La suite de sa carrière se radicalise, ses films repoussent toujours les limites qu’il avait établi auparavant. Bien plus tard, il expliquera que le cinéma permet des choses que la TV ne pourra jamais faire. Haneke développe, en affirmant que la TV agit comme un fond sonore dans le domicile, dont le but est de combler le vide. La TV n’exigerait donc pas de concentration, car l’attention de l’individu est déjà focalisée sur autre chose. Elle n’existe que pour exalter la violence, l’individu devient un robot devant qui ne pense plus, agit plus. C’est pourquoi ses programmes ne sont pas exigeants, ils ne demandent pas de concentration car ils sont faits pour être zappés, ou vus en arrière-plan. Il faut le dire, le foyer n’est pas le lieu de visionnage idéal pour un film, puisque plusieurs facteurs extérieurs non pilotables peuvent détourner notre regard ; que ça soit la porte qui sonne, une personne qui nous dérange, la marmite qui bout, vous voyez de quoi je parle. Ensuite, les conditions techniques sont quasiment toujours inférieures à ce que pourrait proposer une salle de cinéma. Il n’est pas garanti qu’un individu regardant un film, le fasse avec des hauts parleurs exceptionnels, une spatialisation du son qui donne le vertige, ou une image gigantesque. En ce sens, un téléfilm part donc du principe que ses usagers regardent le programme dans ces conditions ; cela a pour conséquence une expérience qui s’adapte à ces conditions. Dès lors, le téléfilm ne cherchera pas forcément à exploiter ces outils cinématographiques.
Le terme d’expérience….il est décisif pour comprendre tout ce qui se joue. Le cinéma vend une expérience, ses auteurs vendent une expérience. Haneke en est le parfait exemple. Il propose des expériences difficiles à regarder, au cadre cauchemardesque, au son à devenir fou. Son film Le Ruban Blanc en est le parfait exemple. Toutes les horreurs qu’il montre sont bien plus frappantes dans une salle plongée dans le noir, où le regard du spectateur n’est jamais détourné une fois de l’enfer qui lui est montré. En ce sens, le cinéma d’auteur est un cinéma d’expérience, car chaque réalisateur cherche à montrer sa vision des choses, son expérience. Les procédés traduisant ces volontés sont sensoriels. L’auteur sait que le spectateur est censé voir son film pour la première fois dans une salle de cinéma, c’est pourquoi l’objet filmique va chercher à pousser le plus loin possible les outils mis à disposition ; puisque le réalisateur sait que les conditions de visionnage sont proportionnelles aux moyens utilisés. On pourra me reprocher un biais sur un cinéma d’auteur expérimental et sensoriel, par contre, la salle de cinéma, en théorie, est le meilleur moyen de s’immerger dans un film : pas de téléphone, personne pour vous déranger, pas un élément du monde extérieur pour vous interrompre. La salle de cinéma cherche à créer un moment pour vous couper de tout, le but étant d’être impliqué dans le film du début à la fin. La configuration de la salle de cinéma fait que les yeux ne quittent jamais le projecteur, le décor est neutre, impossible de voir les personnes à proximité. C’est presque comme une bulle coupée de la société, une cellule qui empêche toutes les interactions sociales. Cela suppose donc en prérequis un spectateur qui se concentre entièrement sur le film. Le réalisateur travaille avec cette info en tête, car il fait un long métrage pensé pour être vu dans son entièreté et tous ses détails, au risque de très rapidement perdre le fil rouge. Or rappelez vous de ce que j’ai dis à propos de la TV, en théorie, elle propose l’exact inverse. Donc son programme s’adapte en conséquence. On revient donc à l’idée exposée en début d’article : les conditions de visionnage façonnent le produit final.
Sur le premier point, c’est encore plus vicieux que la simple télévision. En effet, le streaming est surtout associé à ce que l’on pourrait qualifier de multimédias, accessibles non seulement sur les TV, mais également sur tablette, téléphone, ordinateur, ces trois derniers outils étant multitâches. Potentiellement, la personne qui regarde sa série Netflix sur son téléphone risque de recevoir une notification messenger, celle de youtube, tout en étant tenter d’alterner les applications, donc mettre en pause le programme afin de faire autre chose. Même chose pour l’ordinateur et la tablette. A partir de là, le streaming dans ses conditions d’accès est limité par la tentation, celle du spectateur qui fait autre chose. De plus, en terme technique, l’écran du téléphone, de l’ordinateur portable, n’est en rien comparable à une bonne TV, encore moins un projo qui est le support du cinéma. Donc, tous les effets initialement recherchés par un film sont très largement réduits. Un exemple très simple est synonyme de ce cas, Alien de 1979. Ce film est resté célèbre dans les mémoires pour bien des raisons. Parmi elles, la qualité des décors, extrêmement détaillés. Avec un téléphone, un ordinateur ou une tablette, il est bien plus difficile de remarquer toute la technique mobilisée pour les intérieurs du Nostromo. C’est pourquoi un réalisateur comme David Lynch, connu pour ses expérimentations sensorielles, exècre le fait de regarder un film sur téléphone, car cet outil ne permet pas de profiter du film pleinement, comme initialement prévu.
Bien évidemment, le contenu proposé sera différent. Alors oui, j’aurais la critique facile et peu fondée ; mais les plateformes de streaming ont besoin d’un contenu rapide et adapté à leur public pour écouler les abonnements. Netflix est le parfait exemple de la dynamique que je m’apprête à exposer. La raillerie envers Netflix est très facile, avec sa fameuse production clichée et bas de gamme pour les ados qui ne requiert aucune concentration. Ce type de programme extrêmement accessible combiné aux moyens de diffusion du streaming s’adapte très largement aux emplois du temps de quiconque. Peut-être que vous-même, vous avez vu ou expérimenté le programme Netflix dans le train, ou le soir sur l’ordinateur en compagnie physique ou virtuelle. En résulte donc une tripotée de programme qui doivent s’adapter au train de vie quotidien de millions d’abonnements. Il faut donc des produits faciles et agréables à écouter, qui permettent de décompresser après une dure et longue journée. La TV suit exactement ce schéma, le streaming l’amplifie.
Enfin, un dernier petit point, les plateformes de streaming fonctionnent sur une base d’algorithmes, qui maintiennent leurs utilisateurs dans des zones de confort. Couplées au marketing, les plateformes mettent en avant le contenu populaire qu’elles souhaitent, en parallèle avec la consommation précédente. C’est une illusion de curiosité, les utilisateurs ne sont jamais incités à sortir de leur zone de confort, à être curieux.
Toutefois, il ne faut pas tomber dans une caricature si grotesque, bien que représentante de ce qu’est la majorité. D’ailleurs, moi-même faisant des louanges au cinéma depuis le début de l’article, je pourrais très bien rappeler l’importance du cinéma commercial ; ce dernier si important qu’il fait tourner l’industrie. Venons-en au fait : film d’auteur n’est pas incompatible avec cinéma. Loin de là, le streaming peut même être l’opportunité pour des films d’auteurs d’exister en dehors des salles pour quelques raisons. Un réalisateur peut avoir un projet pendant des années, sans trouver une seule personne pour produire, le film pouvant incarner un pari très audacieux qui ne serait pas rentable en salle. De même la question de la durée, parfois des films sont tout simplement impossibles à regarder au cinéma car ils sont trop longs. En salle, il est exceptionnel d’atteindre et dépasser trois heures, au risque de « cut » qui peuvent gâcher un film et déplaire à son créateur. Le streaming peut résoudre ces deux issues, en donnant même carte blanche et liberté totale aux artistes. Tout ça pour dire que c’est une question de confiance avant tout, que le streaming peut représenter une nouvelle occasion pour les artistes de se produire. The Irishman est le représentant de cette possible tendance. Véritable film caprice à la production hors de prix, le projet traîne depuis 2008 avec un coût qui ne fait que augmenter. Netflix voyant que Scorsese ne pourra jamais réaliser son rêve, décide de se réaccaparer le projet en 2017. En allouant un budget de plus de 120 millions de dollars, The Irishman, l’impossible, devient réalité. La plateforme diffuse le chant du cygne d’un grand artiste, un film au casting légendaire qui marque la fin d’une ère. Pari réussi pour la plateforme qui donne naissance à un film très « auteurisant ». Scorsese, en revanche, est dubitatif sur le streaming, il affirme à l’avenir rester fidèle aux salles. C’est bien la preuve que le streaming s’est offert à lui comme une opportunité de réaliser ses caprices.
Ces scénarios risquent d’être plus fréquents à l’avenir ; plus récemment, Jean Pierre Jeunet s’est retrouvé dans une situation similaire, avec Netflix qui est venu à la rescousse pour produire un film qu’il cherche à faire depuis des années. Voilà la réalité paradoxale du streaming, qui permet à des films d’auteur d’exister dans des conditions qui ne sont pas celles des salles de cinéma.
Pourquoi le streaming fait donc peur à ces auteurs qui se font âgés ? Comme évoqué plus tôt, il y a la crainte de regarder ces films sur téléphone, alors que ce n’est pas l’expérience attendue à la base. Je pense que la peur derrière tout cela est la mort du cinéma, et dans le même temps toute une génération d’auteurs qui n’a pas su s’adapter aux transformations du cinéma. Le streaming ne date pas d’aujourd’hui, les plateformes de vidéo à la demande ont déjà émergé. Elles sont même en quelques sorte une prolongation des défunts vidéo-club, qui, à l’époque, soulevaient de nombreuses interrogations quant à l’avenir du cinéma. Là où la peur est légitime, c’est sur l’impact de la Covid-19. Les salles ferment, les blockbuster sont diffusés sur les plateformes numériques. Ce changement interroge d’autant plus, quand 2019 est une année record pour le cinéma, avec une offre de blockbuster monopolisée par Disney. Cette année prouve que, malgré la grande importance des plateformes de streaming, le cinéma continue d’attirer le grand public. Plus que tout, le cinéma représente une activité sociale qui séduit toujours autant. Disney a réussi, en 2019, à uniformiser l’offre de blockbuster grand public. Or la stratégie actuelle, à cause de la pandémie, est de tout déplacer sur Disney +. Des films à potentiel de succès comme Soul, prévu pour le cinéma, sont diffusés en streaming. Ainsi, le géant du divertissement diffuse ses produits ailleurs. Les abonnements sur les plateformes continuent de battre des records. En clair, l’offre que le public aimait a réussi à se trouver une place numérique. Personne ne peut prédire l’avenir, mais le cinéma continue d’exister dans un ailleurs, il ne sera juste plus le même après la pandémie. La mort du cinéma fut annoncée maintes fois par les commentateurs passés, il a toujours survécu sous une autre forme.
Si les cinémas sont rayés de la surface de la planète, qu’est-ce qui empêche les auteurs de simplement proposer leur contenu sur les plateformes ? Les plateformes ne sont pas obligées de sortir uniquement leurs derniers produits commerciaux, rien n’empêche d’acquérir les droits sur une filmographie. Après tout, Netflix diffuse bien les Truffaut…
Amir Naroun