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Viktor Tsoï : icone du rock soviétique

Peu d’artistes ont été aussi influents en URSS que ne l’a été Viktor Robertovitch Tsoï, fondateur du groupe de rock Kino. Véritable rock-star soviétique, Viktor Tsoï a bouleversé considérablement la scène musicale soviétique des années 1980 en y cassant les codes préétablis par le régime communiste et en s’érigeant comme le symbole de la Pérestroïka. Lucas Keller retrace ici la vie de cette star du rock.

Mur de Tsoi à Moscou, Getty Images

Jeunesse à Leningrad et fondation du groupe Kino

Fils d’une mère enseignante et d’un père ingénieur koryo-saram – une communauté coréenne présente en Asie centrale, Viktor Tsoï est né le 21 juin 1962 à Léningrad, aujourd’hui Saint Pétersbourg. Diplômé de l’école d’arts plastiques n°1 de Léningrad en 1977, le jeune homme intègre cette même année l’École des Beaux-Arts de Serov avant d’en être renvoyé en 1980 à cause de ses mauvais résultats. Viktor Tsoï commence alors un apprentissage de gravure sur bois, tout en écrivant ses premières chansons. Il fonde en parallèle le groupe Garine et les Hyperboloïdes, qui prendra son nom définitif, Kino, en 1982.

La création de groupe Kino s’inscrit dans un contexte particulier pour la scène musicale soviétique. En effet, les groupes de rock à l’époque sont soumis à la censure et à un contrôle étroit des autorités. Ainsi, il est interdit d’évoquer des thèmes perçus comme contraire à l’idéal communiste et de porter un regard négatif sur la société et le régime. Kino est donc contraint, pour éviter la censure, de se produire dans l’univers de l’underground léningradois. Le groupe donne donc ses premiers concerts de nuit dans des usines ou des Kommounalki – des appartements communautaires.

Très vite, le Groupe Kino sort son premier album, « 45 », en 1982. Cet album, enregistré avec l’aide des groupes Aquarium et Zoopark, deux groupes déjà bien établis sur la scène underground de Leningrad, permet à Viktor Tsoï de sortir en partie de sa « clandestinité ». Les cassettes de son album se diffusent à Léningrad et dans d’autres grandes villes soviétiques et le groupe Kino peut désormais se produire au Leningrad Rock Club. Ce club constituait alors la seule scène underground officiellement tolérée par le régime permettant aux groupes de rock de se produire dans une véritable salle de concert.

Par la suite, Kino sort coup sur coup deux autres albums, « 46 » et « Le chef du Kamtchatka » respectivement en 1983 et 1984. On remarque facilement l’influence de rock punk anglais sur Viktor Tsoï, ce dernier étant fan de The Cure et de Joy Division. Les thèmes évoqués par ces albums traitent de la vie quotidienne – « Trolleybus » – et des problèmes auxquels la jeunesse est confrontée – « J’ai du temps, mais pas d’argent ». Le rythme est doux et le fond souvent mélancolique. Dans ses chansons, Viktor Tsoï se fait la voix d’une jeunesse perdue, qui n’adhère plus à l’idéal soviétique et qui ne voit pas d’alternative à cette vie-là. Dans « Le dernier héros », Tsoï écrit « La nuit est courte, la cible, loin / La nuit, tu as si souvent envie de boire / Tu vas à la cuisine / Mais l’eau est amère / Tu ne peux pas dormir ici / Tu ne veux pas vivre ici »

A la veille de la Perestroïka, le groupe Kino sort un nouvel album, « Ce n’est pas de l’amour » en 1985. Kino est alors composé de Viktor Tsoï au chant, Youri Kasparian à la guitare, Igor Tikhomirov à la basse et Georgiy Guryanov à la batterie.

Viktor Tsoï : symbole de la Perestroïka

L’accession de Mikhaïl Gorbatchev au poste de Secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique en mars 1985 bouleverse profondément la scène culturelle en URSS. Les réformes insufflées par la Perestroïka et le Glasnost – prévoyant des réformes économiques, sociales et une plus grande liberté d’expression – soulèvent une large vague d’espoir au sein de la population soviétique. Le monde culturel soviétique va avoir accès à une plus grande reconnaissance comme la possibilité d’atteindre un public plus large sans devoir faire face à la censure.

Le groupe Kino profite de cette nouvelle ère de réformes afin de s’ériger comme un véritable symbole de la Perestroïka. Si Viktor Tsoï continue à parler de la monotonie de la vie et des problèmes de la jeunesse ; il aborde aussi la nécessité de changer le système. Dans sa chanson « C’est nous qui agirons désormais », il écrit : « Nous sommes nés dans les étroits appartements / Des nouveaux quartiers / Les habits que vous avez cousus pour nous / Nous semblent déjà étriqués / Nous sommes venus vous dire que / C’est nous qui agirons désormais. ». La jeunesse, dont le groupe Kino se fait le porte-voix, s’est éveillée et souhaite participer aux réformes entreprises par le Parti. Cependant, Viktor Tsoï n’est en aucun cas un opposant du régime, il n’a jamais souhaité faire de politique. Ces chansons transcrivent simplement son état d’esprit, las de l’absurdité de la vie quotidienne et attendant énormément des réformes entreprises par Gorbatchev.

Dans ces années-là, le groupe enchaine les albums qui deviendront culte : « Nuit » en 1986, « Groupe sanguin » en 1988 et « Cette étoile nommée Soleil » en 1989. Kino gagne en notoriété et le groupe enregistre même un album aux Etats Unis, intitulé « Red Wave » avec d’autres groupes de rock soviétiques. Des chansons comme « Groupe Sanguin » – éponyme du même album – ou « Bonne nuit » vont marquer une génération entière qui va se reconnaitre dans les paroles de Viktor Tsoï. Mais c’est la chanson « Du changement ! » qui va devenir l’hymne officieuse de la Perestroïka. Cette chanson, à la fois énergique et pleine d’espoir, résume parfaitement cette volonté de changement qui est née des réformes : « Nos cœurs réclament du changement / Nos yeux réclament du changement / Dans notre rire et dans nos yeux / Et dans la pulsation des veines / Du changement / Nous attendons du changement ».

En parallèle de son rôle de leader du groupe Kino¸ Viktor Tsoï fut aussi une figure du cinéma soviétique au cours de la seconde moitié des années 1980. S’il apparait rapidement à la fin du film Assa en chantant sa chanson « Du changement ! » ; Viktor Tsoï incarna aussi le rôle principal dans le film « Igla » de Rachid Nougmanov. Ce film symbole de la Perestroïka, est le premier à traiter du sujet de la drogue. Il y joue le rôle d’un vagabond se rendant à Alma Ata afin de sauver son amie Dina devenue dépendante à la morphine.

L’influence de Kino et de Viktor Tsoï est telle que celui-ci devient, à la fin des années 1980, une véritable rock-star. Son concert au Stade Loujniki à Moscou le 24 juin 1990 face à une foule nombreuse marque l’apogée du groupe alors que l’URSS et le « bloc de l’Est » sont en pleine transformation.

Symbole de la Perestroïka, Viktor Tsoï n’en verra malheureusement pas l’aboutissement. Le jeune chanteur, âgé de 28 ans, meurt après s’être endormi au volant sur une route de Lettonie le 15 août 1990. La mort tragique de Viktor Tsoï marque la fin du groupe Kino qui sortira tout de même un dernier album l’« Album noir » constitué des derniers enregistrements du groupe avant le décès de Tsoï. Dans celui-ci se trouve la chanson « L’été va s’achever », chanson emprunte de mélancolie et de tristesse dont les paroles – « Je suis plongé dans un silence, dont je suis pleinement satisfait / J’attends une réponse, je n’ai plus d’espoir / L’été va bientôt s’achever » – prennent une tout autre résonnance depuis la mort de Viktor Tsoï.

Statue de Tsoi à St Petersbourg construite pour le 30e anniversaire de sa mort, Getty Images

L’héritage de Kino

Dès la mort de Viktor Tsoï, de nombreux citoyens soviétiques se sont rassemblés spontanément pour lui rendre hommage en redécorant des rues d’images et de graffitis à son effigie. On peut retrouver des « rues Viktor Tsoï » dans de nombreuses ex-républiques socialistes et soviétiques comme en Ukraine, en Biélorussie et en Russie, notamment à Moscou dans la célèbre rue Arbat. De nombreuses monuments et statues fleurissent aussi dans de nombreuses villes de l’ex-URSS : Saint-Pétersbourg, Moscou, Kiev, Alma Ata, Novgorod, Minsk…

Les musiques de Viktor Tsoï et du groupe Kino restent aussi très populaires aujourd’hui dans l’ensemble des anciens pays membres de l’URSS. Malgré les conflits et les tensions qui opposent ces Etats, les chansons de Tsoï font parties des rares éléments hérités de l’URSS qui constituent une mémoire commune pour toute une génération marquée par les années Gorbatchev. Ainsi, il n’est pas choquant de voir en Lituanie ou en Géorgie par exemple – deux Etats dont les relations avec la Russie sont pourtant compliquées – des artistes de rue reprendre les titres de Kino, ou des vendeurs exposant des vinyles et disques du groupe soviétique.

De nombreux films vont aussi retracer l’histoire et le parcours du groupe Kino et de son chanteur Viktor Tsoï. Pour n’en citer qu’un, le film « Leto » réalisé par Kirill Serebrennikov et sorti en 2018 raconte l’histoire du jeune Viktor Tsoï, sa rencontre avec le groupe Zoopark et son introduction au Léningrad Rock Club. Le film, portant un regard nouveau et frais sur la genèse du groupe Kino et dépeint un Viktor Tsoï doux, timide et passionné. Leto fut notamment récompensé au Festival de Cannes 2018 par le prix « Cannes Soundtrack » de la meilleure musique.

Ses albums ont marqué une génération entière et continuent d’inspirer de nombreux artistes russes, ukrainiens et biélorusses. Sa mémoire n’a jamais été récupérée par une force ou un parti politique en particulier, cependant, ses chansons, véritables hymnes au changement, sont régulièrement utilisées lors de manifestations populaires. En Géorgie lors de la révolution de roses, en Ukraine lors de l’Euro-maïdan ou encore plus récemment lors des manifestations contre le régime du Président Loukachenko en Biélorussie, la chanson « Du changement ! » a été brandie par les manifestants comme l’un de leurs symboles.

De plus, le groupe Kino, réuni de nouveau en 2020, s’est produit dans de nombreux concerts en Russie et au chant… Viktor Tsoï. Preuve de l’immense popularité du chanteur 30 ans après sa mort, Kino utilise encore ses enregistrements pour ses concerts. Artiste talentueux et icône de la scène rock soviétique, Viktor Tsoï est bien entré dans la postérité.

Lucas Keller