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Un dimanche d’élection française à Casablanca

Un dimanche d’élection française à Casablanca, c’est traitre. Comme la gueule de bois.

Le réveil est moins difficile qu’un dimanche coutumier. D’abord car la période ramadanesque le veut, les samedi soirs au bar intimement liés au paracétamol du lendemain, sont suspendus quelques temps. Surtout, car c’est un dimanche que tu attends depuis un petit moment.

Depuis des semaines, ton fil Twitter sature d’hashtags pour la présidentielle française. Tu suis de près la campagne, mais seulement virtuellement. A deux mille kilomètres de Paris, tu vis bien loin des meetings qui confisquent ton regard continuellement sur Twitch et Youtube. Alors en ce dimanche, tu te raccroches au seul geste physique qui te fera participer à l’échéance : glisser un bulletin dans l’urne.

A défaut d’arriver tôt -comme on te l’avait conseillé pour éviter l’attente- tu profites d’un soleil déjà presque au zénith. Les grandes artères casablancaises défilent sous ton pas pressé mais joyeux, ravi de pouvoir aller voter en t-shirt, un 10 avril. Tu te rends au Lycée Lyautey, c’est là où les douze bureaux de vote sont installés pour les Français du Maroc.

R-10

Le mastodonte d’établissement qu’il est t’a toujours un peu impressionné, voire gêné. Au milieu de ce boulevard Ziraoui, 4000 élèves et 250 professeurs essentiellement de la bourgeoisie française et marocaine semblent être barricadés par le volume d’un bâtiment qui porte toujours le nom du résident général du protectorat. L’important dispositif de sécurité autour de ses murs et à l’entrée te confirme un sentiment de pénétrer dans une poche de la ville, aux relents élitistes voire néocolonialistes…

Mais une fois à l’intérieur, l’ambiance et le public te surprennent. La grande cour de récréation réunit quelques centaines de personnes qui se dispatchent dans les différentes salles, selon leur patronyme. Le « R » t’attribue le bureau de vote n°10, « au fond à droite », t’aide l’un des nombreux bénévoles.

Club Med

Il y a certes ce que tu craignais de voir à outrance. Ces retraités bien français et endimanchés qui s’appliquent à serrer la main au député. Mais ils ne sont pas majoritaires. Tu croises des jeunes de ton âge, de nombreux quadragénaires en poussette, pour la plupart binationaux. Un Maroc plus privilégié que les autres tout de même, mais où on entend quand même du darija, où la fatigue apparente de quelques-uns traduit une première semaine de jeûne éprouvante. Bref, ce n’est pas le Club Med de La Palmeraie à Marrakech, et ça te rassure un peu.

Curieux, tu finis par aborder quelques électeurs, qui attendent souvent leurs accompagnants à l’ombre du grand palmier de la cour. Les retraités aux allures fillonistes te démangent d’une discussion. Tu t’approches avec le sourire, tout de même. « Il fait bon aujourd’hui, hein ? », un classique qui fonctionne toujours quand on distingue sans forcer les rides de ses interlocuteurs.

Ce sont des interlocutrices dans ce cas précis. Et après cette introduction météo, tu te rends vite compte que tu t’es trompé. Des séxagénaires mélenchonistes, qui l’eût cru ! Tu te sens moins seul. L’échange est cordial et politique, le vote utile monopolise la discussion : « on n’a pas envie que ça bascule du côté obscur » conclut l’une d’elle. Tu repars en les saluant d’un sourire presque bêta, la référence starwardesque te faisant tout d’un coup douter de l’âge réel de la supposée mamie gauchiste.

Wanted : raciste

En tout cas, dans ta tête, cet échange a eu le mérite de doper naïvement ta bonne humeur. Tu abaisses désormais les soupçons sur la moindre personne portant d’arrogantes lunettes de soleil mouchetées qui était jusqu’alors, selon toi, associé à un électeur lepéniste ou zemmouriste. En réalité les Français du Maroc ne votent quasiment par pour eux, mais ça tu le verras confirmer que dans la soirée. Et finalement cette cour de récré commence à bien te plaire. Tu observes une atmosphère multiculturelle qui semble bien plus apaisée que le climat politique que tu connais en France.

C’est sûrement un peu naïf, ça doit être ton côté jeune gaucho idéaliste qui ressort, mais le sentiment est réel. Tu multiplies alors les discussions en visant encore l’idéal-type du raciste pour t’efforcer de nuancer. Rien n’y fait, tu tombes sur Frédéric qui se complet à raconter avec lyrisme sa vie de binational : « J’ai un cœur marocain et un cœur français. Il n’y a que pour le foot que ça peut poser problème ! ».

Il te fait penser à ton grand-père, celui qui sait savamment doser l’eau de Cologne pour que l’odeur soit juste assez perceptible pour en être agréable. Frédéric votera Macron quant à lui, comme l’impression qui ressort de la plupart de tes discussions tenues avec les électeurs d’ici, qui te le font comprendre souvent à demi-mots : « les extrêmes sont dangereuses ».

Mission Mélenchon

Toi, le gaucho un peu têtu, tu aurais eu l’habitude de grogner contre ceux que tu considères, avec une condescendance certaine, comme « apolitiques ». Mais ton objectif est ailleurs dans ce money-time : tu dois absolument convaincre les électeurs de gauche de ne pas s’éparpiller, et de voter Mélenchon.

Les quelques jeunes français que tu connais à Casablanca sont ta cible privilégiée. Pas que tu détestes Jadot, tu es d’ailleurs encarté dans un des partis soutenant sa candidature, mais le danger est trop grand face à l’extrême-droite de voter écolo pour faire 5%. Tu vas voter « utile », avec pas mal de convictions tout de même, car c’est la seule solution. Les autres doivent en faire de même.

Bon, tu n’es pas non plus un gourou. Le secret de l’isoloir limitera vite l’évaluation de la réussite de ta propagande. Tu te concentres donc sur toi, à plier scrupuleusement ton papier, les assesseurs t’ayant prévenu du risque du bulletin nul. Geste accompli, tu repars en jetant un coup d’œil à la pile de bulletins Le Pen. Elle est bien fournie, ça te rassure.

Redescente

Voilà un peu dans quel genre de bulle tu spéculais. Et si tes stories Instagram vilipendant l’inutilité du vote Roussel avaient fini par convaincre ? A cette heure-ci, la Guadeloupe élit Mélenchon à 54% dès le premier tour. Si à 21 ans, l’espoir n’est pas permis à cette heure-là…

Ce réconfort que tu entretiens artificiellement s’amenuise en réalité au fil de l’après-midi. Tes cours de science politique reviennent plaquer une rationalité qui t’oblige à considérer sérieusement la certaine fiabilité des sondages de la veille. L’espoir d’avoir un candidat qui parle d’écologie et de justice sociale au second tour se restreint à la marge d’erreur.

Ftour d’élection

Tu te rends au ftour spécial élection chez tes jeunes amis français, de plus en plus pessimiste. Il est 18 heures, tu sens la gueule de bois monter. Comme pour t’achever, tu te fais spoiler le décompte de France Télévisions par une notif Le Monde sur ton téléphone.

La facho est là, au second tour. 11 millions de tes concitoyens ont voté pour Marine Le Pen, Eric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignant. 11 millions de tes concitoyens sont racistes ? Tu ne parle plus, tu ouvres une bière. C’est parti pour un plateau de télévision où chaque prise de parole t’exècre, surtout celles des candidats de gauche.

Toi qui est biberonné à la politique, tu réalises un instant que le dégoût  de la chose, commun à beaucoup de Français, est logique. Bien sûr que Mélenchon n’est pas la providence, mais de Roussel ou Jadot, ont-ils un instant penser à se retirer quand l’enjeu surpasse les calculs carriéristes ?

Sûrement, te rassures-tu. Force est de constater qu’il leur a manqué l’audace. L’écologie n’aura qu’une voie sophiste au second tour, alors qu’on annonce la catastrophe dans trois ans. Ta mère s’essoufflera jusque 65 ans, à coûter plus chère à la Sécurité sociale en arrêts maladie que si elle était partie plus tôt.

Républicain ?

Tout cela bien sûr, si tant est que Macron l’emporte. C’est loin d’être gagné. Dans ta colère, tu ne sais pas à cette heure-ci si tu le donneras ton vote au deuxième. En sachant pertinemment que tu le feras quand même en raclant le fond de tes valeurs « républicaines ».

Le ftour, alors que tu ne jeûnes pas, tâche de te consoler. Tu manques toutefois de t’étouffer avec un msemen quand tu entends un supporter d’Eric Zemmour se désoler du score pitoyable de son candidat en lançant un « la hchouma ». Paradoxe de ta génération qui vote pour un Ministère de la “remigration”, en s’exclamant en arabe…

Une gueule de bois inversée donc, qui t’amène même à faire des calculs sordides. Si Zemmour avait fait plus, Le Pen aurait fait moins. Preuve qu’à en faire le concours du plus raciste, ils ont déjà gagné sur les thématiques.

Placebo

Tu auras au moins voté pour le vainqueur, là où tu situes. Mélenchon fait 40% au Maroc, Macron 37, Le Pen 5. Un instant tu repenses à cette fin de matinée que tu avais finalement bien flairée quant à la quasi-absence de racistes notoires. Et tu en viens à te demander à quel pays tu t’identifies le plus…

Le réveil est plus difficile qu’un lundi coutumier. C’est dire. La gueule de bois ne se masquera pas au Doliprane, cette fois-ci.

Clément Rabu