Quelques mois après les attentats de janvier 2015 qui ont causé la mort de dix sept personnes, Philippe Val, ancien co-directeur du journal avec Cabu, publie C’était Charlie, non sans émotion. Le livre, très critiqué à sa sortie – la vérité de Val n’étant pas la même que celle de ses adversaires; retrace l’histoire de l’hebdomadaire satyrique Charlie Hebdo, et l’aventure humaine d’une rédaction qui se bat de toutes ses forces pour la liberté d’expression.
Retracer l’histoire d’un journal aujourd’hui marqué par la douleur, c’est comprendre comment l’hebdomadaire satyrique et amoral a pu devenir le symbole incontesté de la liberté d’expression en France. C’est également se distancer de l’image trop émotive et faussée d’une rédaction faite de héros, qui seraient chargés de la lourde responsabilité de refuser la peur et de défendre la liberté au prix de la leur. C’est enfin reconnaître en Charlie ses plus belles qualités : l’audace de le penser, et le courage de le dire.
DU JOUR AU LENDEMAIN
En 1970, Charlie Hebdo succède au cynique et grivois Hara-Kiri, créé par le professeur Choron et par François Cavanna dix ans plus tôt. Les deux journalistes, dont le premier journal se voit censuré après la Une provocatrice sur la mort du général de Gaulle, imaginent alors un nouvel hebdomadaire antiraciste, laïque, féministe et écologiste. Et surtout, joyeux. Le journal ne s’engage pas, il rit de l’engagement des autres. Il est une plateforme de papier où fourmillent divers points de vues qui s’affrontent par la plume ou le feutre. Mais, affaibli par le manque de fonds, faute de lecteurs suffisants et refusant toute publicité, le journal dépose le bilan en 1982.
Dix ans plus tard, Philippe Val, chanteur et journaliste, en compagnie de Cabu, dessinateur de presse, claquent la porte du journal La grosse Bertha que Val dirigeait.
Poussés vers la sortie, les deux amis décident de créer leur propre hebdomadaire et de le faire paraître la semaine suivante, un jour avant l’autre : le mercredi. Une semaine pour bouleverser le monde de la presse. Une semaine pour créer une brèche de liberté contre le politiquement correct. Pour être publié le mercredi, tout doit être bouclé la veille. Le jeudi, ils claquent la porte. Le vendredi, il leur faut un nom, des locaux, des contacts, une rédaction. La majeur partie des reporters de La grosse Bertha s’engagent à leurs côtés et des locaux sont trouvés pour mettre en oeuvre le projet. Le samedi, il manque toujours le nom.
Dans C’était Charlie, Philippe Val raconte le cadeau inespéré de Cavanna aux deux audacieux après des heures d’effervescence intellectuelle pour trouver un titre : « Pourquoi vous ne reprendriez pas Charlie ? ». Ressuscité des morts, Charlie Hebdo revient sur le devant de la scène, notamment grâce à Isabelle Monin, femme de Cabu, qui réunit tout Paris dans son carnet d’adresse et informe la capitale de l’évènement culturel.
LE RIRE POUR SEULE LIMITE
Placer le curseur de l’acceptable dans une rédaction qui se bat pour la liberté à outrance n’est pas chose facile pour un directeur de journal, raconte Val dans son récit. Pourtant la limite existe : c’est celle du rire. Tant qu’il est drôle, tant qu’il est bien écrit, et bien documenté, l’article est publié. Il en va de même pour le dessin qui constitue la moitié du langage de Charlie : la caricature, sous les plumes de Cabu, Wolinski, Charb, Luz, Tignous, Riss et Honoré, n’est pas l’illustration d’un article mais l’article lui même. « Un bon dessin vaut mieux qu’un long discours » dira Honoré pour justifier la place particulière et considérable de la caricature dans le journal.
Le journal n’a donc qu’une seule exigence envers ses journalistes : la joie procurée aux lecteurs. Tous les points de vue s’affrontent, mais gaiement. En 2011, deux ans après avoir pris la direction du journal, Charb rappelait la divergence des opinions au sein de la rédaction et la liberté de penser différemment des autres : « Il n’y a jamais eu de ligne éditoriale coulée dans le béton, on pouvait raconter exactement le contraire de ce que disait Val dans son édito ». La ligne éditoriale est floue mais réelle : « A Charlie Hebdo, c’est l’éclat de rire qui décide » précise-t-il dans cet entretien avec Frédérique Roussel, pour Libération.
S’ENGAGER DANS UN MONDE QUI CHANGE
Pour Philippe Val, la seconde édition de Charlie Hebdo doit différer de la première. L’époque a changé et l’attitude de spectateur immobile du premier journal est désuète aux yeux de Val et Cabu. Le premier engagement décisif du journal réside dans l’édito de Val qui prend parti en faveur de l’intervention militaire de l’OTAN au Kosovo, divisant brusquement la rédaction entre les pacifistes arrêtés et les humanistes plus hésitants.
Cet engagement clair ne peut en effet pas exiger le consensus de toute la rédaction : il faut alors veiller à ce que tous les points de vue se retrouvent dans le journal pour que le lecteur puisse se faire sa propre opinion.
L’engagement historique le plus marquant de l’histoire du journal reste incontestablement la publication des caricatures de Mahomet, en solidarité avec le quotidien danois, Jyllands-Posten. En effet, après avoir publié les caricatures du prophète en 2005, le journal avait reçu des milliers de menaces de morts, et des islamistes pakistanais avaient mis à prix la tête du dessinateur. Charlie publie à nouveau des dessins de Mahomet en 2012, qui provoquent une horde de critiques dont Charb ne s’étonne pas. Il confie après leur publication que ces caricatures « choqueront ceux qui vont vouloir être choqués en lisant un journal qu’ils ne lisent jamais ».
LA LIBERTÉ A TOUT PRIX
Tout dire a un prix et la rédaction de Charlie en fait les frais. En moyenne, le journal fait l’objet d’un procès tous les six mois depuis 1992 (on compte une cinquantaine de procès). Les plaintes sont essentiellement issues de l’extrême droite et d’associations catholiques. Si 75% des procès sont favorables au journal contre 19% d’avis défavorables, ils coûtent toutefois au journal autant d’argent que d’énergie.
Depuis 2003, le nombre de procès intentés à l’hebdomadaire a fortement diminué, et l’hostilité vis-à-vis de Charlie Hebdo s’est souvent déplacée du terrain judiciaire à celui du vandalisme, puis du terrorisme. En novembre 2011 par exemple, les locaux sont incendiés la veille de la publication de « Charia hebdo », un numéro spécial consacré aux élections en Tunisie. Deux ans plus tard, Charb apparaît dans la liste des personnes recherchées mortes ou vives par le magazine de propagande anglophone d’Al-Qaida.
Depuis la publication des caricatures, et d’autant plus depuis les attentats de janvier, la rédaction de Charlie Hebdo se bat pour la liberté au prix de la sienne. Certains journalistes sont soumis à une protection politique constante et tous doivent respecter des règles de sécurité accrues. Le journaliste Fabrice Nicolino résume son sentiment : « Il faut dire les choses sans détour, moi je ne suis pas un adepte de la langue de bois : c’est flippant de travailler à Charlie. C’est archi-blindé, il y a de terribles mesures de protection, il y a une panic room, c’est un endroit où on est censé se précipiter en cas d’alerte ». Défendre la liberté se paie au prix fort : renoncer à la sienne, pour sa propre sécurité. Outre le coût psychologique, cette protection prend au journal près de 1,5 million d’euros par an soit l’équivalent de 800 000 exemplaires.
Fin 2017, le journal recevait encore des centaines de menaces de mort après sa Une sur Tariq Ramadan. La véhémence des critiques ont par ailleurs forcé la dessinatrice Coco (Corinne Rey) à supprimer son compte twitter le temps de la polémique.
Si Charlie Hebdo continue d’exister, ce n’est pas pour la seule mémoire des huit plumes qui sont tombées sous les coups des armes, ni pour nous donner un modèle d’héroïsme, de résistance et de lutte contre le terrorisme. Charlie Hebdo existe parce qu’il en a le droit, dans un pays qui prône la liberté d’expression comme une de ses valeurs fondamentales. On peut évidemment ne pas aimer Charlie : on peut mépriser le journal, être choqué, perplexe, nuancé, indifférent, agacé, amusé, interrogé par lui. Mais la haine, elle, n’a plus rien à faire là.
Anne-Lyvia Tollinchi