Le 25 novembre, journée internationale contre les violences faites aux femmes, Manon Réveillé (BCBG) a rencontré Emmanuelle à Nancy, une avocate spécialisée dans le droit de la famille, dont 80% du travail aujourd’hui se concentre sur les violences conjugales. Les périodes de confinement ont particulièrement concentré ces violences ; c’est l’occasion de revenir sur le rôle d’une avocate dans un processus qui reste peu connu.
Quel est ton parcours ? Comment les violences conjugales sont devenues le cœur de ton travail ?
Lors de mon premier stage, j’étais dans un cabinet avec une avocate spécialiste du droit de la famille. Ensuite, quand je me suis installée dans mon cabinet, j’ai débuté mes liens avec toutes les structures d’accueil avec les femmes victimes de violences conjugales. Je me suis fait connaitre dans ce réseau.
Je donne désormais des formations pour les assistants sociaux, pour les gendarmes et la police, mais aussi à l’école de sage-femme. Aujourd’hui, et surtout avec ces périodes de confinement, je ne fais plus pratiquement que des violences conjugales. Cela représente 80% de mes dossiers.
Tu penses que les violences conjugales ont augmenté objectivement ou c’est aussi une sensibilisation accrue qui permet cette prise de parole ?
Je pense qu’il y a eu une grande libération de la parole avec l’affaire Weinstein et le mouvement Metoo. Mais il y a aussi de plus en plus de structures avec des gens plus formés et qui prennent très au sérieux ce qui peut se passer. Il y a eu aussi un grand pas avec le Grenelle (ndlr : Le Grenelle des Violences Conjugales porté par Marlène Schiappa). Y’a de plus en plus de moyens, on communique de plus en plus sur ces violences. Je crois que les femmes osent plus.
Néanmoins, pendant le confinement, je suis persuadée qu’il y a eu une augmentation des violences. Ce sont des femmes qui sont restées chez elles, pour lesquelles le confinement a été très dur à vivre. La violence est montée et il y a une prise de conscience de ces femmes, d’où une fréquentation importante de ces femmes dans mon cabinet.
On a plein de choses qu’on n’exploite pas assez
Le grenelle des violences conjugales justement, qu’en penses-tu ? Beaucoup d’associations affirment qu’elles manquent de moyens.
Il y a des choses très intéressantes qui sont déjà mises en place. Je pense que c’est une étape, alors oui tout ne sera pas mis en place tout de suite car on a un manque de budget, mais ça avance. Après il reste des choses à faire : la formation dans les commissariats, je pense que c’est le plus gros. Les structures d’hébergement d’urgence, il n’y en a pas assez et faut voir l’état dans lequel elles peuvent être… Ce ne sont pas des hôtels. Mais ces structures sont indispensables, des aides pour les procédures administratives, la recherche de logement sont présentes.
Au niveau de la justice il y a eu la mise en place de l’ordonnance de protection, mesure qui date de plusieurs années mais qui n’avait jamais été utilisée. Pendant 10 ans je n’en ai pas fait une. Je pense qu’on a plein de choses qu’on n’exploite pas assez. Par contre la justice aurait réellement besoin de moyens.
Cela consiste en quoi ces ordonnances de protection ?
Si les violences sont vraisemblables, le magistrat peut autoriser certaines mesures : que l’homme violent parte du domicile conjugal, qu’il lui soit interdit d’approcher la femme, ou encore que des mesures soient prises concernant les enfants. Cela dure six mois et cela permet d’avoir un début lorsqu’il n’y pas de condamnation pénale.
Je n’ai jamais réussi à prouver un viol conjugal
Comment les femmes en viennent à venir à toi ? Comment te contactent-elles ?
Le processus des violences conjugales c’est un long processus. Quand elles viennent me voir c’est souvent qu’elles ont déjà fait une démarche auprès d’un centre, par exemple auprès du CIDFF (Centres d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles). Les femmes ont souvent ou vont déposer plainte. Parfois, elles viennent me voir pour savoir la procédure à suivre. Porter plainte c’est plus efficace mais après, c’est un peu le parcours du combattant.
Est-ce que souvent il est possible de prouver ces violences ? Souvent il est dit qu’un viol sur dix est condamné, que dire de ce constat ?
Le plus compliqué ce sont les violences psychologiques à prouver ; mais souvent, on réussit avec des captures d’écran ou des enregistrements. En revanche, pour le viol c’est compliqué d’arriver jusqu’à la cour d’Assises. Souvent, ils sont correctionnalisés (transformer un crime en délit) quand on pense que cela va être long en assises et que cela sera douloureux pour les victimes. Devant un tribunal correctionnel le jugement est rendu plus vite. Bien sûr c’est jugé comme un délit, mais cela ne signifie pas que la peine sera moins forte car au correctionnel, on peut aller jusqu’à dix ans de prison. En revanche, je n’ai jamais réussi à prouver un viol conjugal.
Dans les dossiers de viols, la notion de consentement apparait souvent. Elle n’est pas facile. Souvent les dossiers de viols on vient nous dire pourquoi vous ne vous êtes pas débattue ? C’est l’état de sidération. Plusieurs victimes disent qu’elles n’ont pas pu sortir un son.
Les femmes que tu reçois, viennent-elles de tous les milieux ?
J’ai beaucoup de femmes de milieu populaire mais j’ai aussi beaucoup de femmes d’un milieu social très élevé mais qui se taisent car le regard des autres pèse sur elles. Souvent les auteurs ce sont des pervers et donc tout se joue à huis clos. A l’extérieur ce sont des hommes qui passent très bien. Je les vois à l’audience je me dis « ah ouais on n’aurait pas dit ». Des gens très polis surtout dans les milieux aisés.
Dans les commissariats, certaines personnes sont très formées et d’autres pas du tout.
Des fois ça t’arrive d’avoir du mal à prendre du recul ? Tu as aussi un rôle d’accompagnement psychologique ?
Des mois se passent très bien, parfois des situations sont plus angoissantes que d’autres, parfois j’ai le sentiment d’être inefficace, de ne pas avoir fait ce qu’il fallait faire. D’où l’intérêt de travailler en réseau. Au niveau de l’accompagnement, je ne suis pas psychologue mais parfois mes convictions personnelles l’emportent. Je leur dis toujours qu’un avocat en droit de la famille, c’est comme un médecin il faut avoir confiance.
S’il y avait eu la manifestation le 21 novembre, y serais-tu allée ?
Cela dépend. Je ne vais pas forcément manifester dans la rue. Par contre s’il y a une manifestation où il y a un débat, alors là oui. Je ne veux pas que cela soit repris après car il m’arrive de défendre des hommes qui sont auteurs. Je reste convaincue que chacun doit être défendu. Mais j’ai une sensibilité vers les victimes de violences, c’est plus une sensibilité humaine. Si un homme était victime je le défendrais.
Dans les commissariats comment cela se passe ?
Certaines personnes sont très formées et d’autres pas du tout. Mais pour accueillir des personnes victime de violences conjugales, je pense qu’il faut être formé, il y a des manières de s’exprimer, c’est une sorte de don, dans le sens où même si une personne n’est pas formée mais qu’elle détient un minimum de bienveillance et d’empathie, elle saura accueillir une victime. Désormais, dans les gros commissariats des cellules spéciales sont prévues pour accueillir ces femmes avec des psychologues.
Néanmoins, il faut avoir le courage d’aller à la police et tout dépend de comment on va être reçue. Certains obligent les femmes à revenir… Après avoir déposé plainte, elles sont vues par un médecin légiste, ce qui ne se faisait pas il y a quelques années. En fonction du rapport du légiste, le Procureur ordonne des poursuites.
Tu fais aussi dans les collèges et lycées de la prévention ? Devrait-on axer l’éducation plus sur les violences ?
Oui, je pense que dès petit, on devrait mettre en place des mécanismes de la même manière qu’on ne doit pas voler. L’autre n’est pas un objet. Peut-être sensibiliser les personnes car on peut être soignés pour ça. Car une fois punit, quand il ressortent de prison eh benn.. ils n’ont pas forcément changé. Il faut de l’aide pour les victimes et pour les agresseurs.
Une affaire pénale peut durer des mois et des mois… Cela épuise les femmes psychologiquement.
Tu penses que les auteurs sont malades ?
Oui il y en a certains qui sont réellement dans un système de pensée de toute puissance, de domination, dans la frustration. Ils ont cette volonté de prendre l’emprise sur la femme, de l’humilier, la dénigrer. Tout en disant d’un autre côté je t’aime… et c’est d’ailleurs pour cela que la femme a du mal à faire le pas. Quelques fois quand je vais au pénal les femmes disent « oh mais il ne va pas aller en prison !? ». Les victimes ne veulent pas leur faire de mal.
Les victimes ne sont donc pas forcément dans la détestation de l’agresseur ?
Si quand même. Certaines ont vraiment compris que ça suffit. Mais d’autres retirent parfois leur plainte. Souvent au tribunal elles ne viennent pas car elles ont peur d’affronter le regard de l’autre et donc de tomber à nouveau sous l’emprise ou elles en ont peur. Moi je me fais le messager, je n’irai jamais dire à l’audience qu’il faut qu’il soit sévèrement sanctionné si tel n’est pas le but de la victime.
Ça prend du temps d’aller au bout d’une affaire ?
Une affaire pénale peut durer des mois et des mois… Cela épuise les femmes psychologiquement. Elles retrouvent le sourire souvent quand elle obtienne de ne plus habiter sous le même toit que le conjoint ou lorsque le harcèlement cesse car l’homme à une interdiction d’entrer en contact par une ordonnance judiciaire. Des petites choses se font pendant la procédure. Des femmes sont prises en charges par groupes de paroles.
Quel genre de condamnations sont attribuées pour les auteurs ?
Souvent c’est un sursis probatoire avec interdiction d’entrer en contact avec la victime, une obligation de soin et s’il y a de la récidive cela peut être mixé avec de l’emprisonnement ferme. Mais se pose toujours la question de la sortie de prison… à moins que l’homme ait réellement changé
Il y a désinformation totale sur les structures qui existent
Tu penses que l’action des structures est primordiale ?
C’est primordial. Quand je vois tout le boulot qu’ils font sur Nancy… Ils sont formés pour cela, ils sont à l’écoute, ils savent vers qui diriger les victimes. Et d’ailleurs les femmes sont très attachées à ces personnes. On parle de réseaux. Autant on peut faire du droit de la construction tout seul autant quelque chose comme cela, il faut avoir un réseau vers qui s’orienter.
Est-ce que tu penses que les femmes sont assez informées ?
Je pense qu’aujourd’hui il y a désinformation totale et qu’elles ne sont pas assez informées. On essaie. Il y a des permanences gratuites dans les maisons de la justice et du droit, dans les mairies, … Après je pense que c’est beaucoup du bouche à oreille. J’ai beaucoup de migrantes qui par exemple parlent entre elles.
Comment paient ces femmes ? Notamment des classes populaires.
Grâce au système de l’aide juridictionnelle. C’est comme un commis d’office choisi. Si tu fais ça pour gagner de l’argent ce n’est pas le bon plan. Par exemple, les femmes migrantes que je reçois l’utilisent.
Des citoyens que peuvent-ils faire ?
Rien qu’un voisin qui entend des cris, qu’il puisse l’écrire sur un papier pour attester de violences, ça c’est un geste citoyen. Souvent c’est « oh je n’ai pas envie de me mouiller ». Cet acte est primordial car souvent, on peut l’oublier mais les femmes qui sont victimes de violences sont des personnes isolées qui n’ont plus de lien social, et donc c’est difficile de faire intervenir des témoins. J’en ai souvent qui viennent avec une amie, une voisine, soit parce qu’elle ne parle pas bien français ou soit qu’elle n’ose pas. Là c’est un sacré soutien. Rien que de les écouter c’est un grand soutien. Il y a quand même une grosse solidarité plutôt dans les milieux populaires et étrangers. Sinon dans les milieux aisés je pense que les femmes sont vraiment seules.
Au niveau politique penses-tu que c’est un domaine qui n’est pas encore assez pris en charge ?
C’est sûr. La politique ça recouvre à la fois le ministère de la Justice, de l’Intérieur, de la Santé, la protection de l’enfance, je dirais même dans la culture pour permettre aux femmes de se documenter. Par exemple j’ai eu une femme qui m’a raconté que lorsqu’elle avait vu une pièce de théâtre elle avait eu une prise de conscience.
Propos recueillis par Manon Réveillé de l’association Bon Chic Bon Genre (BCBG)