« Françoise était brillante mais discrète, Françoise était douce mais féroce, Françoise était sereine mais en ébullition intellectuelle permanente ! ». C’est en ces termes que son collègue et ami Yves Copens fait ses adieux à l’anthropologue, décédée le 25 novembre dernier. Françoise Héritier, une des figures majeures de l’ethnologie et de la sociologie du XXe siècle, laisse derrière elle un savoir précieux pour mieux comprendre le monde et aider à le transformer.
L’ÉTUDIANTE SUR LES TRACES DE LÉVI-STRAUSS
Originaire de la Loire, Françoise Héritier fait son entrée à la Sorbonne en 1947 pour étudier l’histoire et la géographie après une Hypokhâgne au lycée Fénelon. Plutôt que de passer l’agrégation, elle découvre avec passion l’anthropologie sociale lors d’un séminaire tenu par Claude Lévi-Strauss et s’oriente vers cette voie inattendue. En 1957, faute de candidature masculine, elle obtient le poste de géographe dans une mission en Afrique occidentale. Interrogée par Le Monde, elle précise qu’on la trouvait « trop fragile » pour étudier sur le terrain. C’était la première fois qu’elle se heurtait « à une discrimination des femmes de manière aussi caractérisée ». Elle est cependant soutenue par son professeur, Lévi-Strauss, qui la considère comme son héritière.
Devenue ethnologue africaniste, elle multiplie les missions et entre au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) en 1967. Elle est récompensée en 1978 par une médaille d’argent du CNRS pour ses travaux (sur le fonctionnement des systèmes semi-complexes de parenté et d’alliance) et devient en 1980 directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Trois ans plus tard, elle inaugure sa chaire d’Étude comparée des sociétés africaines en tant que professeure au Collège de France. Elle est la deuxième femme, après Jacqueline Romilly, à y faire son entrée.
L’ETHNOLOGUE
Fascinée par le corps humain, elle précise son champ de recherche en se concentrant sur la domination masculine, les systèmes de parenté et la prohibition de l’inceste. Elle se penche sur les causes de l’inégalité entre les sexes et souligne que cette dernière a toujours existé : « dater l’origine des inégalités entre les sexes reviendrait à penser qu’il y a eu auparavant une sorte de paradis perdu sans inégalité aucune, car celle-là est la matrice de toutes les autres.» La plus importante des constantes devient la différence entre les sexes, qui régit le comportement humain, et explique autant celui de l’homme que de la femme.
Elle constate que cette distinction entre le féminin et le masculin est universelle et que partout, le masculin l’emporte. Elle théorise cela sous le concept de « la valence différentielle des sexes » (qu’on peut rapprocher de la « domination masculine » de Bourdieu) : les hommes, incapables d’enfanter, seraient forcés de contrôler la reproduction. Reprenant les travaux de Lévi-Strauss sur la théorie de l’alliance, elle s’engage dans une voie militante en prônant l’abolition du patriarcat et en contestant fortement le pouvoir inébranlable et universel d’un sexe sur l’autre. (cf. De la violence II)
Dans une récent entretien accordé au Monde (daté du 5 novembre), Françoise Héritier s’exprime en faveur d’une éducation capable de construire l’égalité homme femme par la déconstruction de la différence des genres.
VERS UNE DÉCONSTRUCTION DE LA DIFFÉRENCE DES GENRES
La femme est douce, l’homme est fort, elle est sensible, lui insouciant. Dans Le deuxième Sexe, Simone de Beauvoir avait déjà déconstruit ces généralités désuètes sur les genres, véritables constructions sociales d’une époque qui s’essouffle. Françoise Héritier prolonge le raisonnement et interroge les différences dites biologiques entre les sexes : «Ces inégalités (taille, force, morphologie) n’ont aucun fondement naturel, il s’agit d’une construction mentale qui nous gouverne à notre insu – y compris dans nos sociétés avancées.» Loin d’être des données biologiques originelles, certaines différences physiques seraient de pures constructions. La différence de taille par exemple s’expliquerait par l’alimentation : « L’alimentation des femmes a toujours été sujette à des interdits […] on donne plus de viande à un garçon en pleine croissance qu’à une fille du même âge. » (cf. Masculin / Féminin : La pensée de la différence)
Déconstruire les différences sociales des genres permettrait selon elle de rétablir l’égalité des sexes et d’en finir avec le mythe d’une virilité masculine incontrôlable : « il faut anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible » qui serait naturel, justifie-t-elle. Cette prise de position reflète son combat contre le concept de nature, utilisé à mauvais escient dans le champ collectif.
REPENSER LE CONCEPT DE « NATURE »
Pour Héritier, dire « c’est contre-nature » ou « c’est tout naturel » n’a plus aucun sens. En effet, le concept de nature est une construction humaine, perméable au temps et à l’évolution des sociétés. Il est par exemple insensé à ses yeux de rejeter le mariage pour tous sous prétexte qu’il soit contre nature puisque la nature n’est plus qu’une idée fourre-tout et vide de sens. Elle soutient ainsi le texte de la loi Taubira concernant l’ouverture du mariage aux couples homosexuels, et rejette l’idée d’un ordre naturel.
Elle revient également sur le mythe d’une paternité et d’une maternité naturelles : être parent est pour elle une construction sociale, et non pas un postulat biologique. Si elle soutient ainsi l’adoption, mais refuse cependant de défendre la Gestation pour autrui (GPA), dans laquelle elle voit une domination des femmes riches sur les plus pauvres.
UNE INTELLECTUELLE ENGAGÉE
Membre d’honneur de plusieurs associations comme Femme&Sciences (à partir de 2000) et Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir, ainsi que membre de la Coordination française pour la Décennie de la culture de paix et de non-violence, Françoise Héritier est une des plus grandes figures d’engagement de son temps, en faveur de l’égalité et de la lutte contre la discrimination. Elle préside également le Conseil national du Sida de 1984 à 1995, et participe au comité consultatif d’éthique.
Militante politique improvisée, elle rejoint l’équipe de campagne de Martine Aubry en 2011 pour l’élection présidentielle de 2012 (elle est chargée de la thématique des Femmes) puis s’engage en faveur de François Hollande car elle voit dans sa candidature une possible construction de l’égalité des sexes.
UN FÉMINISME LENT « DANS UN MONDE D’IMPATIENCE »
Françoise Héritier, souvent considérée comme un modèle de féminisme, se souvient avoir été frappée par la place de certaines femmes de sa famille, à qui l’on interdisait, par exemple, de s’asseoir à table. Elle observe depuis une progression de la place de la femme dans la société, sans pour autant crier victoire.
Elle considère la pilule comme le premier pas vers l’égalité car « elle agit sur le point central de la domination masculine, qui est de disposer du corps des femmes ». Mais si elle reconnaît que la marche vers l’égalité se fait de façon un peu plus rapide en Occident, elle prévient que le changement prend du temps : « Nous vivons dans un monde d’impatience. Ces inégalités se sont construites pendant des millénaires, elles ne vont pas disparaître en dix ans .»
Françoise Héritier laisse ainsi derrière elle des chemins de réflexion sociologique que l’on peut humblement emprunter pour mieux saisir le comportement humain dans sa complexité.
Anne-Lyvia Tollinchi