Premières œuvres réalisées en papiers découpés, les gouaches du livre Jazz sont publiées en 1947 à seulement 250 exemplaires. Elles marquent les débuts de la période artistique la plus faste – et pour certains la plus aboutie – de l’œuvre de Henri Matisse. A l’occasion du 150ème anniversaire de la naissance de l’artiste et pour le plus grand bonheur de ses groupies, l’ouvrage illustré fait aujourd’hui l’objet d’une exposition au Palais des Beaux-Arts de Lille.
Le lieu est bien choisi. Avant de devenir un artiste renommé et alors qu’il envisage de mettre précocement fin à sa carrière, Matisse visite les Beaux-Arts de Lille. C’est à travers la contemplation des chef-d’œuvres de Goya que le maître retrouve passion et sens dans la peinture. Ainsi en témoigne sa dédicace des Lettres portugaises, également exposées : “En hommage au Musée des Beaux-Arts de Lille dans lequel je me suis senti pour la première fois si près de la vraie peinture avec ‘Jeunes‘ et ‘Vieilles‘ de Goya, il y a un demi-siècle”. En 1947, il offre au musée l’exemplaire n°66 d’un livre qui allait révolutionner l’histoire de l’art : Jazz. L’exposition dévoile ainsi dans un environnement épuré les 20 planches qui composent le recueil, accompagnées des commentaires de l’artiste. De “Clown” à “Toboggan”, en passant par les “Lagons”, les planches de gouaches découpées s’inspirent du monde du cirque, du voyage en Polynésie qui le hante depuis une décennie et de sa propre biographie.
L’homme qui dessinait avec des ciseaux
Originaire de Cateau-Cambrésis, dans le Nord de la France, il s’installe à Paris, puis à Nice. Etudiant en droit puis clerc de notaire, il abandonne tout suite à une crise d’appendicite pour s’adonner pleinement à la peinture. L’oeuvre de Matisse connait elle-aussi nombre de périodes différentes : de ses débuts dans les natures mortes classiques-réalistes, aux aplats de couleurs criantes qui firent à la fois scandale et sa renommée, jusqu’aux papiers découpés dans de la gouache. Le peintre sort ainsi de l’anonymat et expose régulièrement ses toiles, notamment à l’Armory Show de New-York en 1913. L’aisance matérielle conférée par ce nouveau succès lui permet de réaliser divers voyages, de l’Andalousie au Maroc, qui inspireront beaucoup son travail sur les couleurs et la simplification des formes.
Son dernier voyage sera la Polynésie. Il part à l’autre bout du monde en quête d’une inspiration renouvelée. A Tahiti, l’artiste découvre les lumières resplendissantes de l’Océanie, les couleurs intenses du ciel et de la mer illuminés par le soleil, ainsi que celles de la faune sauvage. Plus d’une décennie après la fin du voyage, les souvenirs entêtants de poissons volants et autres récifs de coraux, associations de madrépores et d’algues, lui inspireront ses coups de ciseau. Il lui faudra plus de quinze ans pour traduire les souvenirs de son voyage en Polynésie dans ses œuvres, et déclencher une nouvelle phase créatrice, celle des gouaches découpées.
C’est cloué au lit par un cancer du côlon et désormais incapable de tenir un pinceau que Matisse invente la technique des papiers gouachés, qu’il découpe puis fait assembler par ses assistants. Chef de file du fauvisme, Henri Matisse a longuement travaillé sur la couleur, parfois au détriment de la forme qu’il simplifie de plus en plus au cours de sa carrière. Les papiers gouachés représentent l’apogée d’une carrière passée à rechercher la simplification dans les formes et le travail de la couleur. Le maître taille tel un sculpteur dans la couleur vivante, dessine avec des ciseaux.
Comme Van Gogh, Cézanne et bien d’autres avant lui, Matisse travaille ainsi à concilier dessin et couleur, un conflit traditionnel dans l’histoire des arts. Comment utiliser au mieux les couleurs et le dessin sans que l’un ne prenne l’ascendant sur l’autre ? La technique des papiers gouachés permet à l’artiste de remplacer le dessin de contours par un coup de ciseau qui le laisse complètement libre d’ajouter ou de retirer de la couleur. Cette dernière est libre de s’épanouir sans la contrainte du dessin et de la peinture. Les ciseaux donnent forme et dessin dans un seul geste.
“Improvisations chromatiques et rythmées aux timbres vifs et violents”
Les planches de Jazz sont les premières réalisations en papiers gouachés de Matisse. Le recueil, qui devait à l’origine s’appeler “Le cirque”, doit son nouveau nom à l’impression “d’improvisations chromatiques et rythmées aux timbres vifs et violents” qui s’en dégage. Les motifs d’algues et de coraux tahitiens se répètent de manière incessante dans les découpes de couleurs vives.
D’autres motifs plus lugubres se dessinent çà et là. Des références à la guerre mondiale qui vient tout juste de s’achever et au cours de laquelle sa femme et sa fille se sont fait enlevées par la Gestapo. Sa femme fut emprisonnée et sa fille torturée, défigurée, laissant le peintre dans une grande angoisse. Pour autant, et étonnamment peut-être, Matisse n’entame pas une période artistique sombre – au contraire, ses œuvres témoignent dès lors d’une explosion de lumière et de vie.
En témoignent les immenses toiles en lin Océanie, la mer et Océanie, le ciel, qui viennent clôturer l’exposition. Par l’utilisation répétée de formes ambiguës, évoquant tour à tour des éléments de la mer et du ciel, et rassemblées sur un même plan, Henri Matisse brouille les pistes. Il propose au spectateur de se constituer son propre imaginaire polynésien, à l’image de celui qu’il s’est façonné en souvenirs pendant plus de 15 ans. Entre figuration et abstraction, les œuvres s’inspirent du réel et emmènent en même temps le spectateur vers le rêve. Le fond couleur de sable nous plonge dans l’immensité de la mer, ou peut-être du ciel, ou des deux à la fois. L’utilisation des formes et des couleurs évoque à la fois une dynamique, un rythme certain, et la joie de vivre qui émane des gouaches découpées de Matisse dans leur ensemble. Les joyeuses et lumineuses tapisseries Océanie, la mer et Océanie, le ciel semblent ainsi inviter au voyage.
Plongez sans hésitation dans l’univers envoûtant et coloré des papiers découpés de Matisse !
Exposition au Palais des Beaux-Arts de Lille, jusqu’au 14 janvier 2019. Tarif réduit pour les étudiants (4€) et gratuit chaque 1er dimanche du mois ! Places pour le Musée Matisse de Cateau-Cambrésis offertes avec l’achat d’une entrée, dans la limite des places disponibles.
Marion Dugrenier