Sorti le mercredi 6 novembre, Adults in the Room revient sur la crise financière qui a touché la Grèce à partir de 2008. Réalisé à partir du livre de Yanis Varoufakis publié en 2017, le film prend un parti-pris assumé et dresse un portrait à charge des mécanismes d'”aide” européens. Un point de vue, certes, mais surtout une réflexion nécessaire sur le fonctionnement de nos institutions et le dogme économique sur lequel elles reposent.
S’il fallait illustrer la crise économique mondiale de 2008, la Grèce semble un cas d’étude particulièrement pertinent: un endettement qui s’emballe et atteint 177% du PIB fin 2014, un fort déficit budgétaire, l’occultation par le gouvernement de ces données lors de la présentation de sa dette publique face à l’UE, accompagnée d’une politique qui provoque l’aggravation de la crise. La contagion à l’UE étant un risque pris au sérieux, la zone euro et le FMI décident d’aider la Grèce à partir de 2010: les fonds prêtés seraient depuis proches de 260 milliards d’euros. A partir de 2011, les réticences apparaissent: d’abord en Europe, notamment en Allemagne, puis en Grèce même, où la population subit de plein fouet les politiques de réduction drastique du déficit public. C’est sur l’année 2015 que se concentre le film de Costa-Gravas: SYRIZA, porté par Alexis Tsipras arrive au gouvernement, avec un programme hostile aux réformes exigées par l’UE. Le 5 juillet 2015, un référendum rend évidente l’opposition de la population à l’austérité suggérée par les créanciers. Cependant, des politiques s’inscrivant dans cet esprit seront effectivement mises en place, avec l’approbation du parlement grec. C’est l’ensemble de ces discussions, ou plutôt de ces dialogues de sourds, que propose ici de suivre Adults in the Room.
Un film européen
Et ceci à tous les égards. D’abord, il est intéressant de noter à quel point l’Union Européenne se fait rare dans l’art. On ne compte plus les séries et films qui nous font entrer dans les arcanes de la vie politique française ou américaine, mais cette dynamique semble bien exclure l’UE. Après visionnage de ce film, il semble toutefois impossible de nier le potentiel dramatique que détient cette organisation. La caméra de Costa-Gravas nous entraîne dans les cabinets ministériels, dans les salles de conférence de presse, et dans cet organe inconnu et opaque: l’Eurogroup. Certes, le portrait que dessine Costa-Gravas de l’UE n’est pas flatteur. Cette dernière en tire au moins le mérite d’attirer le regard, et de faire réfléchir: hors de nos amphis de Sciences Po, l’intérêt qu’on lui porte reste assez superficiel. La production du film ensuite en fait un réel objet européen. Adults in the Room est un film franco-grec, porté par un casting aux couleurs de tous les drapeaux de l’UE. Christos Loulis , et Alexandros Bourdoumis, grecs, incarnent respectivement Yanis Varoufakis et Alexis Tsipras, tandis que Josiane Pinson, française, tient le rôle de Christine Lagarde. Des acteurs relativement inconnus du public pour la plupart, on peut cependant noter la présence d’Ulrich Tukur, allemand, dans les traits de Wolfgang Schäuble, ministre allemand des finances, et que certains ont sûrement remarqué dans La Vie des Autres en 2006. Des acteurs inconnus oui, mais dont le jeu rend parfaitement service au propos de Costa-Gravas, qui semble vouloir faire la lumière sur l’absurdité de certains jeux politiques.
Une satire piquante de la politique
Sur ce sujet, Costa-Gravas n’est pas un débutant. Né en 1933, le réalisateur s’illustre dès son premier film en 1965, Compartiments tueurs, en faisant tourner un des couples les plus iconiques du cinéma français, Simone Signoret et Yves Montand. Le cinéaste engagé se révèle en 1969 avec Z, porté par Jean-Louis Trintignant, et qui remportera 2 oscars. Sa filmographie fait la part belle à la politique: il explore le parcours de Pinochet dans Missing, dépeint le Proche-Orient dans Hanna K, et décortique l’action obscure du Vatican lors de la Seconde Guerre mondiale dans le controversé Amen en 2003. La réputation est faite: Adults in the Room n’a pas vocation à être un divertissement, ou un simple regard sur l’UE et son fonctionnement, ou encore une description neutre de la crise grecque. Costa-Gravas s’empare de ce sujet avec ses convictions, mais aussi toute son affection pour son pays d’origine, la Grèce. C’est cela qui fait de l’UE le personnage principal du film: certes, le spectateur assiste à la vie politique grecque, et le film se montre parfois assez critique envers Tsipras et d’autres membres du gouvernement d’alors, mais c’est bien le fonctionnement de l’UE qu’il donne à voir, et à interroger. Dans cette réflexion sur le pouvoir qui lui est habituelle, il emmène le public dans les ministères, en France et en Allemagne, où les discussions semblent parfois surréalistes, et dans la salle immense de l’Eurogroup, qui ressemble souvent plus à un tribunal, où l’obstination européenne pour le respect des critères de Maastricht finit par nous paraître totalement aberrante.
Les rires gênés de la salle sont révélateurs : on n’ose pas croire au portrait qui nous est dépeint. En quelques minutes, on passe des bureaux de ministères de chaque côté du Rhin, où le personnage de Michel Sapin d’un côté assure Varoufakis de l’amitié franco-grecque et de son soutien face aux créanciers européens, et Wolfgang Schäuble de l’autre refuse ne serait-ce que d’étudier le projet alternatif porté par le gouvernement grec, à des salles de conférences de presse, où la France rappelle à la Grèce qu’il est indispensable qu’elle tienne ses engagements quant à la réduction de son engagement sur la réduction de sa dette et l’Allemagne assure que des avancées sont en cours. Ces discussions qui tournent en rond nous donne à voir une crise et des divergences d’opinion qui semblent impossibles à résoudre, pendant que le peuple grec subit de plein fouet les effets dévastateurs de la crise en cours.
Le comique au service du tragique
A l’image des nombreuses situations surréalistes que met en scène Costa-Gravas, l’ensemble de la réalisation est travaillée de sorte que l’art se met au service de la réalité de cette crise dramatique. Les personnages, tous appelés uniquement par leurs prénoms, sont tous facilement reconnaissables sous les traits de leurs acteurs, même si Costa-Gravas nie la recherche de la ressemblance physique. La danse grecque qui clôt le film illustre à merveille le folklore européen que nous a donné à voir Costa-Gravas. Tout cela est servi par l’art d’un compositeur qu’on ne présente plus, Alexandre Desplat, qui a notamment mis en musique le dernier opus d’Harry Potter, le Discours d’un Roi, L’île aux chiens, The Grand Budapest Hotel ou La Forme de l’eau, et a reçu pour ces deux derniers un oscar. Tout cela laisse un spectateur assez ahuri au début du film : on croit presque à une parodie, ce qui dessert presque le film tant le parti pris semble évident. “Trop gros pour être vrai”, voilà ce que vous penserez peut-être pendant la première demie-heure. Face à la suite du film et à la réalité de la crise, vous allez cependant être obligé d’y croire.
Lors de l’avant-première du 21 octobre, un spectateur a interrogé Costa-Gravas sur les réactions possibles des différents acteurs, notamment en Allemagne, particulièrement ciblée. Le réalisateur a alors éteint nos derniers doutes sur la part d’exagération que pouvait contenir le film : il s’est appuyé sur des dialogues enregistrés par Yanis Varoufakis, et dont la véracité ne peut pas, d’après lui, être remise en cause. Si cette heure et demie de rappel piquant sur la situation grecque n’avait pas suffit, la prise de parole de certains grecs présent dans la salle nous ramène à la réalité des choses, et valide le travail de Costa-Gravas : la reconstruction grecque est loin d’être terminée. Les politiques strictes mises en place ont sérieusement mis à mal les opportunités d’avenir de nombreux jeunes grecs, et le pays connaît, malgré le retour depuis 2017 d’une certaine croissance, un exode massif de diplômés.
Rappeler à tous la réalité de la crise grecque, et plus encore nous interroger tous (et presque d’avantage nous français et étudiants en sciences politiques) sur le fonctionnement de l’UE, voilà les missions que semble s’être données Costa-Gravas avec Adults in the Room. Appels à la résolution d’une crise qui devient humanitaire contre cadres européens obstinés par les critères de Maastricht, l’opposition semble insoluble, et dépeint une Europe du mépris face à ses “petits” pays. La volonté de certains économistes d’aller vers une fin de la sacralisation et de la diabolisation de la dette, dont fait partie Thomas Porcher qui était venu à SciencesPo Lille peu de temps avant la sortie du film, prend une nouvelle ampleur. Qu’on soit d’accord ou non, certaines questions méritent d’être posées, et Adults in the Room propose un bon point de départ pour la réflexion.
Image extraite de la Bande-Annonce du film, disponible ici
Chloé Michel