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TRIBUNE – Retraites, ou comment se débarrasser du parlement

Samedi 29 février au soir, en plein débat sur les retraites, le Premier ministre a annoncé à la tribune de l’Assemblée nationale son intention de recourir à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, mettant ainsi fin à 115 heures de débat sur un projet essentiel pour la vie future de millions de français.

L’opposition portée par les députés insoumis, communistes et socialistes était-elle stérile ? Les rappels au règlement incessants à l’Assemblée ont-ils rendu totalement inefficace l’examen du projet de loi ? En deux semaines, seuls 8 des 65 articles ont été examinés par l’institution. Mais l’emploi de cette arme constitutionnelle sur le projet de loi instituant un système de retraite universel est un tournant.

Passons les joutes verbales propres à l’hémicycle du palais Bourbon. Les insultes, les mesquineries, les rappels aux règlements et 41 000 amendements, dont certains parfois futiles, d’autres judicieux. La vraie question est celle de la méthode. Le 17 février, le gouvernement a activé la procédure accélérée pour l’examen de ce projet de loi, pour avoir les mains libres pour les élections municipales qui se profilent. Cette procédure permet de supprimer le délai d’examen d’un texte en commission, et de ne prévoir qu’un examen du projet de loi par assemblée, et en cas de désaccord entre l’Assemblée nationale et le Sénat, de laisser la possibilité à l’Assemblée de statuer seule sur le texte. Soit. C’est du domaine de la politique, que de vouloir aller vite pour ne pas tourner davantage le couteau dans la plaie déjà béante depuis le 5 décembre. C’est du domaine de la politique que de se rejeter réciproquement la faute entre majorité et oppositions, voire d’en arriver aux noms d’oiseaux. C’est du domaine de la politique que de déposer des amendements par milliers et essayer de faire le plus de bruit possible. Mais faire voter un projet de loi par le Parlement, qui plus est sur une réforme aussi angulaire d’un point de vue sociétal relève tout simplement de la démocratie. Recourir à l’article 49.3 pour mettre fin à un débat sur un texte critiqué par le Conseil d’État et qui divise les français pose de vraies questions. Mais en procédure accélérée, recourir à l’article 49.3 soulève de vraies inquiétudes. C’est la possibilité pour le gouvernement de choisir une version du texte qui lui convient, peut-être en tenant compte du travail parlementaire effectué jusqu’à présent, ou peut-être pas, c’est au bon vouloir du Premier ministre. Le 49.3 permet de passer directement à l’adoption du texte par l’Assemblée nationale, sans vote, pourvu qu’aucune motion de censure ne soit adoptée dans les jours qui suivent son utilisation. Ainsi, comme le prévoit la procédure accélérée, après la première lecture du Sénat et en cas d’échec de la commission mixte paritaire mise en place entre les deux assemblées, le gouvernement pourra à nouveau utiliser le 49.3 devant l’Assemblée en dernière lecture, sur le texte qu’il lui convient : le travail du Sénat peut éventuellement se retrouver anéanti, et l’Assemblée nationale adopter un texte qu’elle n’a jamais voté. Bref, le texte tel que promulgué n’aura peut-être jamais été examiné ni voté par le Parlement. Paradoxal, pour ne pas dire problématique, dans une démocratie parlementaire, ou le rôle fondamental du parlement est de faire… la loi.

Encore plus paradoxal, on critique un « vieux monde », et promet la nouveauté, et « en même temps », on cumule l’utilisation des armes conçues par ce « monde », placées toutes ensemble dans les mains du gouvernement. Le projet de loi retenu par le Premier ministre comporte 22 des 29 ordonnances prévues au départ par le gouvernement. Les ordonnances, c’est la possibilité pour le Parlement d’autoriser le gouvernement à agir dans le domaine de la loi, permise par l’article 38 de la Constitution. Bref, la possibilité pour l’exécutif de jouer au législatif si ce dernier lui a dit oui. Pardon : dans le cas présent, s’il n’a pas dit non. On peut parfaitement admettre que le gouvernement ait besoin d’agir vite pour mettre en œuvre un programme sur lequel il a été élu. Mais recourir à l’article 49.3 en procédure accélérée sur un projet de loi comportant des ordonnances est problématique : il s’agit purement et simplement d’extorquer au Parlement la possibilité de faire la loi. Il y a plus de 50 ans déjà, en 1967, le sénateur Marcilhacy déclarait : « 38+49.3=16 bis ». C’est d’actualité. L’article 16, ce sont les pleins pouvoirs. Quand le gouvernement prend au Parlement son pouvoir de faire la loi comme il le fait actuellement, on peut raisonnablement penser qu’on n’en est pas si loin. Et tant pis si deux motions de censure sont déposées par l’opposition : le fait majoritaire est là, et le projet passera. Parce que c’est le régime sous lequel nous vivons. D’aucuns parleront de « parlementarisme négatif » : pourvu que le gouvernement ne soit pas renversé. Pratique, quand un a un scrutin majoritaire. N’ont-ils pas raison ? Ces différents outils constitutionnels, pris séparément, peuvent sembler essentiels en démocratie. Parfois, il faut pouvoir agir vite. Oui, un gouvernement doit respecter des engagements sur lesquels il s’est engagé, et exécuter le programme sur lequel il a été élu, ce qui peut être incompatible avec le temps parlementaire, qui est long : cela peut impliquer de limiter le poids du parlement. Mais cumuler tous ces outils ensemble revient tout simplement à le museler, ce qui pose de vrais problèmes, et n’est pas sans faire écho à ce que déclarait Michel Debré, lorsqu’il parlait de « monarchie présidentielle ».

Si tout ce petit jeu est d’une légalité constitutionnelle indéniable, il restera à en calculer les coûts politiques. Et les comptes risquent d’être salés. Il ne s’agit ni plus ni moins de faire passer en force un projet qui touche au rapport au travail, à la vie, la vieillesse, et à la société. Probablement aurait-il fallu faire passer « l’intérêt général » devant la politique politicienne, et prendre le temps de la discussion. Encore faudrait-il être dans un esprit de consensus et avoir le système politique qu’il faut pour cela. Et Quid des citoyens, principaux concernés par la réforme ? Certes, la France a l’un des régimes les plus stables d’Europe, mais en ces domaines, elle a à apprendre de ses voisins.

Hugo Louveau