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Souriez la police, vous êtes filmés !

Contexte : Cet article fait partie des lauréats du Concours de Presse de la Manufacture, organisé dès le 24 octobre 2020. Il a remporté le 3ème prix. Ecrit courant octobre, son sujet est pourtant cinglant d’actualité. A l’époque, les débats sur la loi Sécurité Globale n’avaient pas encore débutés, mais l’auteure s’interrogeait déjà sur la vitalité du droit à l’information, notamment en manifestations.

En manifestation en France ou ailleurs, c’est une phrase que j’éviterais de prononcer. Mon appareil photo au poing, j’ai assisté à plusieurs mouvements sociaux pendant deux ans. Presque toujours, ceux-ci ont impliqué une intervention policière. C’est dans le mouvement des Gilets Jaunes en 2018 que j’ai pris mes premières photos de la police. Ce n’est pas un secret, on est rarement le bienvenu lorsque l’on immortalise des clichés des forces de l’ordre. Pourtant, le droit à l’information est essentiel pour nos « démocraties » et j’ai peur qu’il ne disparaisse bien trop rapidement.

La hausse récente et alarmante des violences policières

Le mouvement des Gilets Jaunes a été marqué par une hausse des violences policières alarmante. La presse a particulièrement été touchée et parfois visée. En mai 2019, Reporters Sans Frontières (RSF) a comptabilisé 54 journalistes blessés, dont 12 gravement, sur une période de 6 mois. Quelques mois plus tard, les violences des forces de l’ordre envers les journalistes et photographes ont explosé. « Les dernières journées de mobilisation contre la réforme des retraites (en décembre 2019) ont été marquées par un niveau inégalé de violence contre les journalistes » indique Reporters Sans Frontières.

Certains tentent d’expliquer cette hausse de la violence par des raisons intéressantes et débattables mais aucune n’est suffisamment importante pour supprimer notre droit de filmer la police. Durant cette même période d’hiver mouvementé, synonyme de blocages et de protestations, je me souviens avoir appris avec stupeur que deux étudiants de l’ESJ avaient été arrêtés à Lille. Le premier prenait des photos de la police lors d’une manifestation et le deuxième participait au rassemblement pour protester contre l’arrestation de son camarade.

À gauche des photographes amateurs tenant un smartphone ou une caméra, à droite, des photographes de presse et au centre, des CRS lors de l’acte IV © Joan Bienaimé

Peut-on photographier la police ?

Je l’ai vu et vécu plusieurs fois de près ou de loin, certains policiers menacent de supprimer des photos ou de casser des caméras. Les syndicats de police évoquent le droit à la vie privée et à leur sécurité. Mais dans la loi française, la liberté d’information prime sur le droit à l’image. N’importe quel citoyen peut prendre son téléphone, sa caméra et exercer sa liberté. Les journalistes n’ont d’ailleurs pas besoin d’une carte de presse pour exercer leur métier. Les arrêts de la Cour de cassation du 25 janvier 2000 et du 20 février 2001 protègent notre liberté d’information.

Il est donc autorisé de prendre des photos des forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions sur la voie publique, dès lors que celles-ci illustrent un fait d’actualité. Si vous n’avez pas commis de délit, aucun policier n’est autorisé à vous forcer à effacer vos œuvres ou à confisquer votre caméra. Attention tout de même, certains agents ne peuvent pas être pris en photo, comme le GIGN, mais ceux-ci n’interviennent pas lors d’une manifestation.

En revanche, il existe deux cas qui limitent les enregistrements et certains policiers le savent très bien. Le premier intervient dans le cadre d’une enquête. Le second concerne davantage les manifestations : les forces de l’ordre peuvent maintenir les journalistes et photographes à distance en invoquant des motifs de sécurité. Mais selon l’avocat Thierry Vallat interviewé pour Libération, ce motif est parfois utilisé de manière trop abusive et restrictive.

CRS lors d’une manifestation de Gilets Jaunes, Paris, décembre 2018 © Joan Bienaimé

Le droit à l’information menacé par des propositions législatives inquiétantes

C’était un soulagement de m’informer et d’apprendre que j’étais autorisé à couvrir des mouvements sociaux, moi, simple étudiant passionné. Pourtant, la garantie de ce droit d’information est mise en danger régulièrement : en décembre 2019, le sénateur Jean-Pierre Grand a déposé un amendement qui prévoyait que « la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires ou d’agents des douanes [serait] punie de 15 000 euros d’amende ». Au mois de mai, le député Les Républicains Éric Ciotti a déposé une proposition de loi fidèle aux termes de l’amendement précédent. Rendre les forces de l’ordre non identifiables ? Ce sont des propositions qui menacent le droit d’information dans notre pays et qui m’inquiètent.

La vidéo est la seule arme citoyenne

Les preuves audiovisuelles de violences policières permettent (parfois) de condamner et de punir certains policiers abusifs et dangereux. Si bien sûr des vidéos ont été manipulées pour créer des « fake news », d’autres se sont réellement montrées utiles pour la société. Que ce soit dans les banlieues (où les bavures remontent bien avant les Gilets Jaunes mais étaient beaucoup moins médiatisées) ou en manifestation : filmer la police peut rendre service. Avec des preuves, les victimes, souffrant parfois
d’un œil crevé, d’une main arrachée ou même de viol, peuvent porter plainte pour faire condamner leur agresseur et empêcher à d’autres personnes de vivre ces violences. La vidéo est « la seule arme citoyenne sinon il n’y a jamais de poursuite » a expliqué Amal Bentounsi, dont le frère a été tué par la police, pour l’Express.

Police grecque après des tirs de lacrymogène, Athènes, octobre 2020 © Joan Bienaimé

Le meurtre de George Floyd a permis une mobilisation internationale pour dénoncer les violences policières. Mais cela aurait-il été le cas si sa mort n’avait pas été filmée ? Je ne le pense pas. Les outils audiovisuels sont un rempart aux violences dans notre société et concernent particulièrement les forces de l’ordre, qui incarnent la seule violence légitime, celle de l’Etat.

Et dans le monde, même constat ?

La France est 34ème dans le classement mondial de la liberté de la presse de 2020, selon RSF. Un piètre classement pour le « pays des droits de l’Homme ». Mais même constat dans certains pays de l’Union Européenne, notamment la Grèce où je réside pour quelques mois. 65ème dans ce classement, la violence envers les manifestants et les journalistes s’est fait ressentir au début du mois d’octobre lors d’une manifestation antifasciste à Athènes. Certains policiers ont interdit de les photographier et une photographe a été menacée sous mes yeux. Le droit à l’information et le droit de témoigner face à la violence des forces de l’ordre est menacé en France, dans l’Union Européenne et dans le monde. J’espère pouvoir continuer à river ma caméra sur les dérives de la police dont je serais peut-être témoin. Pourtant, j’ai peur de ne plus y avoir droit, avant même d’obtenir une possible carte de presse dans quelques années.

Joan Bienaimé