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Turquie : pourquoi la prochaine élection présidentielle s’annonce comme la plus importante de l’histoire du pays ?

Le 14 mai prochain, les citoyens turcs seront appelés à voter pour choisir leur président. Et à travers cela, quel chemin empruntera la Turquie dans les années à venir. Entre la possibilité d’un troisième mandat pour le président Erdogan, aux dérives toujours plus autoritaires, ou bien l’arrivée au pouvoir de l’opposition républicaine incarnée par Kemal Kiliçdaroglu, l’incertitude est totale et la tension monte.

C’est donc un duel pour la fonction suprême qui s’annonce avant même les résultats du premier tour. À un mois de l’élection présidentielle et des élections législatives qui suivront, les votes seront divisés en deux camps. D’un côté, le camp présidentiel, celui de l’actuel dirigeant Recep Tayyip Erdogan au pouvoir depuis 2014, en tant que président et depuis 2003, en comptant ses années en tant que Premier ministre. À 68 ans, Erdogan se présente donc pour la troisième fois à une présidentielle. Une candidature normalement interdite par la Constitution turque qui dispose que “Le Président de la République ne peut être élu plus de deux fois” mais qu’Erdogan et ses partisans justifient en raison de la révision de la Constitution entre ses deux mandats. Le premier ayant été exercé durant le système précédent, dit « parlementaire », il ne peut s’additionner à celui que le président exerce actuellement sous le nouveau système dit « présidentiel », adopté en 2017.

Face à lui, le candidat de la coalition d’opposition composée de six partis, Kemal Kiliçdaroglu. Ce politicien d’expérience, principale figure de l’opposition à Erdogan et chef de file du Parti républicain du peuple (CHP), surnommé aussi le “Gandhi turc” pour sa ressemblance avec le guide spirituel indien, représente le visage de l’unité et du rassemblement dans un seul objectif : détrôner Erdogan. La coalition d’opposition, la “Table des six” dont Kiliçdaroglu est le candidat, représente un accomplissement politique sans précédent dans l’histoire de la Turquie. Malgré des bords politiques très différents (de la gauche républicaine à la droite nationaliste) et de nombreuses critiques à leur encontre, “les six” marchent dans un esprit de compromis à la recherche de solutions communes pour vaincre le gouvernement en place. Les egos politiques sont donc mis de côté dans la lutte contre l’ennemi commun.

L’ombre de la dictature

Jamais une élection présidentielle n’a représenté un tel enjeu pour le destin du pays dans l’histoire de la Turquie moderne. “Il s’agit de l’élection la plus déterminante” selon Ilkim Okyar, professeure de science politique à Istanbul.

Il y a cent ans, nous avons construit une République, mais nous n’en sommes jamais arrivés à ce point où nous devons choisir entre nous projeter vers l’avenir ou revenir en arrière. C’est une décision capitale.”

 La perspective de la réélection d’Erdogan signifierait un pas de plus vers la dictature. Depuis son arrivée au pouvoir, Erdogan n’a cessé d’introduire toujours plus de mesures autoritaires au sein du système politique turc, transformant la république parlementaire en système présidentiel dont il peut tout contrôler

“Il a construit un Etat parallèle avec des institutions parallèles lui permettant de contrôler toutes les branches de la société en y plaçant ses soutiens conservateurs”, explique Ilkim Okyar.

“S’il gagne cette élection, nous entrerons dans une dictature conservatrice. Proche de ce que l’on trouve en Iran”.

L’espoir d’un retour au parlementarisme

On pourrait facilement comparer l’élection turque à un scénario hollywoodien, un combat du « bien » contre le « mal », un véritable duel entre un leader autoritaire et un démocrate soucieux de rapprocher. En effet, le personnage de Kemal Kiliçdaroglu semble l’exact opposé d’Erdogan, à la fois dans sa personnalité et dans sa vision politique. Au cours de sa campagne, il promet le retour au régime parlementaire abandonné en 2017 après le recours au référendum constitutionnel où le « oui » l’avait emporté avec une légère majorité de 51%. Cela représente un tout autre avenir pour le pays, la possibilité de plus de libertés politiques, plus de démocratie et plus de représentation politique.

“Si Kiliçdaroglu l’emporte, la situation serait tout à fait différente. Il y aurait alors une concurrence démocratique et loyale entre les différents candidats”, explique Ilkim Okyar.

Dans le cadre de la coalition des six partis, Kiliçdaroglu a notamment promis de faire du maire d’Istanbul, le très populaire Ekrem Imamoglu, et du maire d’Ankara, Mansur Yavas, ses vice-présidents ce qui représente un partage du pouvoir aux antipodes de ce que connait actuellement la Turquie sous Erdogan. Il souhaite aussi abaisser le seuil électoral aux élections législatives, le faisant passer de 7 à 5% afin de permettre plus de représentations au Parlement.

Selon la professeure Okyar, “Il veut faire de la Turquie un système parlementaire avancé et il veut impliquer activement la société civile dans le processus de prise de décision”.

Il s’agirait donc de la remise en cause de tout un système de gouvernance et la fin des structures clientélistes mises en place par Erdogan.

Des résultats qui s’annoncent serrés

Selon les instituts de sondages, à un mois du scrutin, les deux candidats sont au coude-à-coude avec une légère majorité pour Kiliçdaroglu. Erdogan et son parti, l’AKP, ont récemment connu plusieurs vagues de critiques qui pourraient jouer en leur défaveur pour l’élection, notamment en raison de la crise économique que traverse le pays et la gestion des séismes du 6 février dernier. La Turquie connait une inflation record et une grave baisse du niveau de son PIB par habitant, en partie due à l’opposition d’Erdogan à l’augmentation des taux directeurs qui servirait à lutter contre cette inflation.

Les violents séismes qui ont touché le sud de la Turquie en février, entrainant la mort de plus de 40 000 personnes, ont aussi alimenté la colère contre le président. L’importance des dégâts a mis en lumière toute l’étendue de la corruption dans le secteur de la construction. Des immeubles non conformes aux normes, des permis illégalement donnés et un laissez-faire généralisé des autorités. Il faut aussi ajouter la trop lente arrivée des secours sur place, parfois deux à trois jours après les secousses. Tout cela a lourdement entaché la popularité du président Erdogan. Selon la professeure Okyar, ces éléments peuvent jouer sur les résultats, mais “Les Turcs ont tendance à vite oublier”. Rien ne peut donc affirmer avec certitude que l’impact des séismes se reflètera dans les bulletins de vote.

 

Margot Denis