Du mercredi 10 au samedi 13 avril se jouait au Théâtre du Nord de Lille la pièce, écrite par Virginie Despentes et mise en scène et interprétée par Anne Conti, Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer. Le titre en dit long sur cette pièce, à la fois « manifeste et pamphlet », d’après les mots de l’autrice, qui appelle à une révolution en douceur. La Manufacture a également rencontré l’équipe artistique ce jeudi 11 avril à l’issue de la pièce.
Une salle enfumée, des débris partout, des pans de murs et des parpaings éparpillés sur scène, deux musiciens près d’une grande batterie et d’un violon. Ainsi est constitué l’énigmatique décor de la pièce d’Anne Conti. « J’ai l’impression de vivre avec 10 000 keufs dans la tête », sont les premiers mots que l’on entend. Alors que les questions fusent dans le public, les musiciens, Rémy Chatton et Vincent le Noan se mettent à jouer au rythme de l’impressionnante et entraînante voix de l’interprète. Une voix tellement portante qu’on la suivrait sans hésiter dans la révolution.
La révolution des corps et des esprits. L’histoire du monde qui bifurque. Une société qui s’affranchit du capitalisme, des discriminations, du patriarcat, du colonialisme. Une société qui s’affranchit des violences et des dominations. Bien plus qu’un monologue en musique, cette pièce est un appel au soulèvement, à la douceur, à l’écoute de l’autre, pour reprendre les mots de la brochure du spectacle. Les « keufs » dans la tête d’Anne Conti ne sont rien de plus que la répression que nous avons intériorisée, comme les frontières, les rapports sociaux, l’idée du chacun pour soi, qui, pour Virginie Despentes, ne sont qu’une fable que l’on nous raconte depuis toujours. Ces récits nous semblent être les seuls envisageables et dessinent un ordre qui paraît immuable : ce sont ces récits que nous avons intériorisés. « Mais ce n’est pas une main divine qui trace les frontières, ou qui rend les marchés financiers efficaces ». Tout ça n’existe que parce que l’on y croit. Ce ne sont que des narrations, et « l’espèce humaine doit changer de narration ». Mais la Révolution, qu’on imagine comme violente et « spectaculaire », Virginie Despentes la décrit autrement. Il s’agirait d’une révolution en douceur, qui ne viserait pas la productivité ou l’efficacité, ni l’accumulation de likes ou de pouvoir. Il s’agirait de « transposer la douceur dans l’espace public », et à trouver « le courage de dire et de faire » ce que personne n’ose dire et faire, car « nos libertés contaminent ».
La compagnie de spectacle d’Anne Conti a l’habitude de réaliser un travail mêlant musique et mise en scène de « textes forts » car pour elle, « monter sur scène, c’est avoir quelque chose à dire, sur nous, sur l’humanité ». Les moments de musiques et de chants sont des « temps où le texte se repose en nous, se dépose en nous, et nous fait réfléchir ». Les berceuses chantées en arménien, en inuit, puis en vieil espagnol font hommage à l’enfance, comme les peintures projetées sur l’écran construit par Anne Conti à partir des débris du décor. En effet, l’écran suspendu à la fin de la pièce est construit sous les yeux du public, essentiellement à partir des pans de murs auparavant éparpillés sur la scène. Ces derniers, ainsi que les parpaings et autres débris que l’on constate en entrant dans la Grande Salle du Théâtre du Nord, évoquent ce « monde qui tombe en ruine où tout ce que l’on connaît s’écroule ». Ce monde, Anne Conti, par son interprétation, le reconstruit sous les yeux du public. C’est cette appropriation qu’elle a su se faire du texte écrit en 2020 qui lui donne sa force mobilisatrice.