Lors de la conférence inaugurale du 9 septembre 2022, la journaliste Charlotte Piret revient sur l’expérience du procès des attentats du 13 novembre et questionne l’articulation entre Etat de droit et lutte contre le terrorisme.
Charlotte Piret, le devoir d’informer
Diplômée de Sciences Po Lille en 2006 et de l’Ecole Supérieure de Journalisme de Lille en 2008, Charlotte Piret est journaliste pour la chaîne radio de service public France Inter. Elle travaille depuis 2015 au service “Enquêtes et justice”, et se spécialise sur les affaires terroristes. C’est elle qui couvre la plupart des dernières affaires terroristes médiatiques en France, comme le procès des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher en janvier 2015, mais aussi celui de Mohammed Merah, auteur des attentats de Toulouse et Montauban en mars 2012.
Du 8 septembre 2021 au 29 juin 2022, elle suit le procès “V13” des attentats du vendredi 13 novembre 2015 au Bataclan, au Stade de France et sur des terrasses parisiennes des 10ème et 11ème arrondissements, revendiqués par le groupe terroriste islamiste Daesh. Elle est aussi la co-créatrice du podcast 13 Novembre : trois voix pour un procès avec Arthur Dénouveaux (survivant du Bataclan) et Xavier Nogueras (avocat de la défense) et co-autrice, avec les mêmes, du livre Et nous nous sommes parlé, paru en septembre 2022 aux éditions de l’Aube. C’est dans la matinée du 9 septembre 2022 que cette ancienne élève est intervenue à Sciences Po Lille, devant un amphi plein et un autre en visio-diffusion, pour parler aux étudiant.e.s de son expérience, de justice, de démocratie, de droits humains et de l’importance de l’amitié. Retour sur cette conférence mémorable, à la fois sensible et élevant notre réflexion de citoyen.ne.s et étudiant.e.s en sciences politiques.
Le procès V13, “respect de la norme” pour un procès hors-norme
C’est par ces mots que le président de la Cour ouvre le débat, rappelant que le caractère exceptionnel des affaires jugées ne doit pas écarter le tribunal des principes d’une justice impartiale, soumise à l’Etat de droit et respectueuse des droits humains, insistant particulièrement sur les droits de la défense, c’est-à-dire le droit de tout prévenu à être défendu par un.e avocat.e. Hors-norme, le procès V13 l’est pourtant : 149 jours d’audience (le plus long dans l’histoire judiciaire française), 4 ans d’instruction par une équipe de 6 juges antiterroristes, 20 accusés dont 14 présents (les autres étant présumés morts), 130 victimes, des dizaines d’experts, de témoins anonymes ou célèbres (François Hollande, Bernard Cazeneuve), de journalistes.
Au-delà de ce monument judiciaire et médiatique, le procès V13 est surtout le récit collectif d’un événement qui a marqué la France et d’abord les Français.es, témoins direct de l’horreur, des gyrophares en boucle sur les chaînes d’info en continu et du nombre de victimes qui augmentait minute après minute.
Enfin, il s’agit d’un moment de profonde humanité. Il suffit d’écouter le silence attentif des étudiant.e.s lorsque la conférencière lit la lettre, non publiée, qu’elle a écrite. Elle exprime toute sa sidération, sa tristesse, son choc en écoutant les témoins à la barre décrire l’enfer. Mais l’humanité dans le procès V13 s’est aussi manifestée par des paroles, des discussions entre victimes et leurs familles, entre victimes et accusés, entre journalistes et avocats… Charlotte Piret parle de mouchoirs en papier et de nourriture passés entre les bancs, des rencontres sur les marches du tribunal entre deux séances, du moment convivial dans un bistrot après le verdict. Autant de moments pleins de grâce qui poussent peut-être, non pas à la négation de l’innommable vécu, mais à la consolation, au retour à la vie, et, pourquoi pas, au pardon.
Le procès V13, une preuve de la victoire indéniable de l’Etat de droit et de la démocratie ?
Quand on juge des faits aussi violents et meurtriers, comment rester impartial et équitable en tant que juge, “bouche de la loi” et représentant de la Justice française, de la République et de ses valeurs ? La démocratie a-t-elle vacillé ? A cette question centrale, Charlotte Piret répond franchement.
Non, la démocratie n’a pas vacillé et le procès a été exemplaire en de nombreux points. Les accusés sont jugés selon la loi, c’est-à-dire la forme écrite du droit, porteuse d’une légitimité démocratique, leurs droits fondamentaux sont respectés, ils sont défendus par des avocat.e.s, leurs peines sont individualisées et fondées sur les faits commis. Le procès s’offre aussi “le luxe du temps” pour reprendre les mots de Charlotte Piret, et évite les écueils d’un jugement vengeur et expéditif.
Un État d’urgence qui s’éternise
Ce procès est-il pour autant la preuve d’un État de droit infaillible ? “Oui”, répond la journaliste. “Oui, mais” ajoute-t-elle. Et c’est bien ce “mais” qui nous intéresse, témoin de l’absolue nécessité à toujours questionner la démocratie, en dépit du vieil argument du “on trouvera toujours pire ailleurs”, pour sans cesse la préserver et l’améliorer.
Le premier “mais”, c’est l’état d’urgence. Mis en place comme réponse directe et temporaire aux attentats, il est prolongé plusieurs fois et doit prendre fin le 26 juillet 2016. C’est sans compter l’attentat du 14 juillet 2016 qui, à Nice, fait des dizaines de victimes et pérennise l’état d’urgence, le dénaturant par la même occasion, en plus de permettre aux forces de police des perquisitions ou des mises sur écoute ; autrement dit des privations de liberté qui se passent désormais de mandat judiciaire.
La perpétuité incompressible
Le deuxième “mais” concerne la peine de réclusion criminelle à perpétuité incompressible prononcée pour Salah Abdeslam pour meurtre prémédité sur personne dépositaire de l’autorité publique. Ici, deux interrogations. La première porte sur la culpabilité et la responsabilité d’Abdeslam : il n’était pas au Bataclan, n’a pas déclenché sa ceinture d’explosifs, n’a tué personne. Il a “seulement” rejoint ses complices encore vivants après les différentes tueries. Le tribunal, pour le condamner, retient l’argument d’une “scène unique de crime” qui regroupe le Stade de France, le Bataclan et les terrasses parisiennes. La défense a protesté contre ce qui ne paraît pas correspondre au principe d’individualisation des peines.
La seconde interrogation porte sur la peine en elle-même. Au moment de l’abolition de la peine de mort, Robert Badinter avait dénoncé la réclusion criminelle à perpétuité incompressible, donc sans possibilité de libération conditionnelle pour bonne conduite (pour précision, la libération conditionnelle est toujours possible en théorie, mais rendu bien plus difficile que pour une peine d’emprisonnement “classique”), par ces mots : “La peine de mort est un supplice, et on ne remplace pas un supplice par un autre”. La raison d’être de la réclusion criminelle par rapport à la peine de mort, c’est de rester vivant, de garder l’espoir d’un jour payer sa dette à la société et retrouver la liberté. Cet espoir, dans le cas d’une telle condamnation, paraît difficile à conserver.
Surveiller et punir
Un troisième “mais” porte sur les conditions de détention des condamnés, et même des prévenus, puisque la détention provisoire est devenue la règle en matière terroriste après l’affaire de Saint-Etienne-du-Rouvray, où le terroriste Adel Kermiche était sous contrôle judiciaire et portait un bracelet électronique au moment de commettre l’assassinat du père Jacques Hamel le 26 juillet 2016. Les accusés sont donc détenus avant d’être jugés, pour des raisons de sécurité qu’on peut difficilement remettre en cause, mais dans des conditions particulièrement éprouvantes. Les détenus considérés comme les plus dangereux sont surveillés en permanence par deux caméras qui couvrent toute la cellule.
Aucune intimité, même pour se doucher ou aller aux toilettes, une lumière allumée plusieurs fois par nuit, un bandeau sur les yeux et un casque diffusant du hard rock à chaque déplacement hors de la prison ; mais aussi des coups dans les portes, des humiliations par les gardiens, des fouilles à nu plus fréquentes et plus violentes que nécessaire. Et à celles et ceux qui pourraient protester, dire que la prison est une punition et ne doit pas être un centre de vacances, Charlotte Piret répond avec justesse, en deux temps.
D’abord, l’emprisonnement, par essence, ne doit pas consister en une autre peine que la privation de liberté. Le temps des supplices est passé, mais l’imaginaire de la justice, punissant dans la chair, est encore fermement ancré dans l’esprit de certain.e.s Français.es (à ce sujet, lire Michel Foucault, Surveiller et punir, histoire de la prison, 1975).
Ensuite, quid de la présomption d’innocence, si vite brandie quand un homme célèbre et brillant est accusé d’agression sexuelle, de viol, d’inceste ? Oui, c’est un principe qui existe, et fondamental même dans le droit français. Evitons, cependant, de l’invoquer quand cela nous arrange bien, “nous” étant en général les présumés innocents. Dans le cas précis des affaires terroristes, la présomption d’innocence n’existe pas, ou si elle existe en théorie, elle n’est pas appliquée dans les faits.
Des idées au passage à l’acte : le point de bascule
Avec la multiplication des attentats commis par des organisations terroristes internationales et relativement organisées, la méfiance des autorités augmente. Réaction logique et nécessaire, mais qui soulève encore une fois une question : où placer la limite entre d’une part des idées, une pratique religieuse radicale, des paroles, des sympathies, et d’autre part le point de non-retour du passage à l’acte ? Peut-on anticiper ce passage à l’acte, en reconnaître les signes avant-coureurs, l’empêcher, et surtout peut-on le faire sans porter atteinte aux libertés fondamentales et aux droits humains ? Le débat est encore une fois celui entre sécurité et liberté ; trop de contrôle ou pas assez.
Un bon exemple de cet enjeu est le délit d’association de malfaiteurs, invoqué pour 18 des 20 condamnés du procès V13. La définition de cette infraction est assez large :
“Constitue une association de malfaiteurs tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un ou plusieurs crimes ou d’un ou plusieurs délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement”, art. 450-1 du Code Pénal
Elle est associée à une jurisprudence qui s’en sert comme d’une “infraction poubelle” pour condamner de plus en plus facilement, de plus en plus lourdement pour des faits de terrorisme. Le problème n’est évidemment pas la condamnation justifiée d’hommes coupables, mais bien le risque d’abus que comporte ce genre de qualification floue qui recouvre un large panel d’actions.
Questionner notre démocratie
Lors d’une longs échanges avec les sciencepistes, Charlotte Piret a encore répondu à de nombreuses questions passionnantes sur le rôle des journalistes et leur santé mentale face à des sujets particulièrement difficiles et lourds. Elle n’oublia pas de traiter : la confiance ou non dans le droit et la démocratie, les questions d’actualité liées au rapatriement des familles de djihadistes français parties en Syrie, le processus de désendoctrination, le cercle de la terreur, sur la pertinence d’un état d’urgence dénaturé par sa prolongation, la question du pardon… Autant d’interrogations politiques et morales sur notre société, ses lois et sa justice. Mais aussi sur la question centrale de la citoyenneté et, avant tout, de l’humanité.
Ainsi, Charlotte Piret nous donne un magnifique exemple d’honnêteté, de journalisme, de confiance malgré l’horreur. Surtout, elle salue avec nous les questionnement et les doutes sur le respect de l’Etat de droit en matière de lutte contre le terrorisme : pour continuer à fleurir, la démocratie doit être sans cesse interrogée, et nous, étudiant.e.s en sciences politiques, portons cette responsabilité pour notre avenir et celui des générations futures.
Mathilde Genet