Une brève histoire du wu xia
Pour bien comprendre les intentions artistiques de The Blade, il est essentiel de revenir brièvement sur le cinéma wu xia pian.
Souvent mal traduit pour l’expression simple et désuète de film de sabre chinois, le wuxia désigne en réalité chevalier errant. Ce mythe existant depuis des siècles dans la culture chinoise, raconte les pérégrinations d’un guerrier d’élite, traversant son royaume au prix de multiples combats. Très longtemps populaire, il n’est pas surprenant qu’un tel genre se soit traduit cinématographiquement. En effet, le wu xia n’était qu’une affaire d’écrits ou de récits oraux. C’est à partir de la fin des années 1950, et surtout 1960, que le wu xia pian rencontre son public local. Bien qu’il existe quelques rares productions d’après-guerre, celles-ci ne trouvent ni leurs spectateurs à cause d’un genre qui semble trop niche sur le moment, sans oublier le désordre politique du moment. Entre temps, Akira Kurosawa et ses 7 samouraïs (1954) donne ses lettres de noblesse au Chanbara, cinéma de sabre japonais. Ce film, si influant dans l’histoire du cinéma, relance l’intérêt d’un genre perdu.
Les Sept Samouraïs de Kurosawa
Les studios Shaw Brothers ont pour ambition de faire de ce genre le fer de lance du cinéma chinois, l’équivalent du western spaghettis pour l’Europe, d’Hollywood pour les américains. Autre l’aspect culturel, comment se différencier du Chanbara ? Le wu xia pian va rapidement incorporer des éléments d’arts martiaux pour se distinguer, permettant des chorégraphies avec beaucoup plus de voltiges. Voilà la recette du film de sabre chinois par excellence : des guerriers errants, de belles impératrices, des art martiaux, de la violence, le tout baignant dans la philosophie chinoise. Le wu xia pian joue énormément la carte de la culture chinoise ancestrale pour se différencier des autres films de l’industrie.
Deux tendances peuvent être distingués : le wu xia pian « zen », incarné par exemple comme l’illustre A touch of zen¸ qui sera le film au centre du prochain article. Pour décrire rapidement, les chorégraphies sont « légères », comme l’impression que les personnages planent, les films sont longs. Souvent, un personnage féminin fort est mis en avant. Enfin, ce sont des films largement influencés par le bouddhisme et la philosophie chinoise.
La magnifique Xu Heng dans A touch of Zen
La seconde tendance, sur laquelle je vais m’attarder avec le film mis en avant sur cette chronique, est un wu xia pian à la violence décomplexée et stylisée. Très violent pour l’époque, ces films mettent en avant une figure masculine énervée faisant face à milles et uns adversaires assoiffés de sang. Le public, habitué à l’élégance des wu xia élégant, est perdu face à la violence de ces nouveaux longs métrage. L’un des films les plus célèbres d’entre eux est sans aucun doute la série sur le guerrier manchot, le premier volet nommé Un seul bras les tua tous. C’est de cette frénésie, que The Blade propose une sorte de remake de cette série de films.
Le sabreur manchot dans Un seul bras les tua tous
The Blade, un geste cinématographique fort et personnel
Tsui Hark, il y’a tant à dire sur ce réalisateur si prolifique. Il fait parti de ces réalisateurs, avec John Woo, qui ont façonné le cinéma Hongkongais des années 1980-1990, avec tout l’héritage qu’il laisse sur la culture populaire.
Tsui Hark ressuscite de lui-même le wu xia. Entre les films de kung-fu des années 1970, la montée progressive du cinéma de pègre/action à la John Woo, tout le monde a oublié le wu xia, sauf Tsui Hark. Il multiplie les films, parmi le célèbre Butterfly Murders(1979), Duel to the death (1983), Zu, les guerriers de la montagne magique (1983). Reprenant le style saccadé des wu xia plus violent, Tsui Hark y incorpore un montage très rapide, des effets spéciaux, voir du fantastique.
The Blade est indéniablement le chef d’œuvre de Tsui Hark sur ce point de vu. Ce film parvient à consacrer tant d’enjeux à la fois, avec brio. Je vais essayer de vous expliquer, pourquoi, d’un point de vu cinématographique, ce film est si intéressant. The Blade, c’est avant tout une question d’intentions. Tsui Hark veut briser l’imaginaire du wu xia clair et des films d’arts martiaux, en proposant un chaos sans fin.
Le chaos, voilà comment comprendre The Blade. Sur une histoire très simple, ce film raconte l’histoire d’un jeune homme, devenu manchot, qui cherche à venger son père. Entre un groupe de bandits ultraviolents et une histoire d’amour, voilà le contexte dans lequel va se dérouler, pendant presque deux heures, l’enfer graphique.
Tsui Hark n’est pas un cinéaste de la beauté, comme les wu xia ont pu proposer des chorégraphies gracieuses et aériennes inspirées de l’opéra de Pékin.
Tsui Hark n’est pas un cinéaste de la lenteur, comme les wu xia ont mis de long plans fixes sur la nature, sublimée par une magnifique photographie.
Tsui Hark n’est pas un cinéaste du dialogue, comme les wu xia ont fait dialoguer des personnages suivant avec rigueur les principes du zen et du bouddhisme.
Tsui Hark est un cinéaste de l’enfer, du chaos, du mouvement. Sa caméra ne filme pas des combats propres et habilement chorégraphiés. Le montage, ultra rapide, laisse plutôt la place aux cris, visages déchirés et la violence, qu’aux répliques posés et leçons de vie. Ici, on ne comprend l’intention que par les expressions de visage. En clair, on est la pour l’action, le film ne fait pas les choses à moitié.
Ce chaos jubilatoire est parfaitement orchestré, le film prends le temps de se dévoiler comme il faut, en ponctuant les scènes d’action dans un rythme assez soutenu. Commençant de façon classique, le film introduit son environnement comme n’importe quel autre. C’est au moment ou vient le meurtre paternel, que la rage s’introduit progressivement dans le cadre de la caméra. Les premiers combats arrivent, en somme classique, mais le film montre déjà sa capacité à distordre son cadre, jouer de son environnement et abuser des cris.
Les chorégraphies incroyables de The Blade
Ce ne sera qu’à partir du moment ou le héro devient manchot que le long métrage dévoile sa personnalité. The Blade est un véritable cheminement. Le film fait vivre à son spectateur la défaite de son personnage, à travers un montage qui va s’amuser diaboliquement à faire trembler son cadre, durer ses plans trois secondes. Mais contrairement à un Marvel qui échoue à illustrer le moindre impact dans ses coups, Tsui Hark a compris l’intérêt de frapper sa matière. Les coups font saigner, les sabres détruisent les fondations de bambous. Plus que jamais, l’image apparait comme très brute, sans réelles concessions ou retouches artificielles. Au fur et à mesure que le film avance, la caméra devient un outil de destruction. Le cadre saccade toujours plus, la violence va plus loin, les chorégraphies sont de plus en folles. Tout se fait en parallèle de l’évolution du protagoniste, Ce dernier développe un style de combat absolument unique et jamais vu ailleurs au cinéma. Dès lors qu’il le mets en pratique, la caméra devient métaphoriquement une épée.
Il est la le geste cinématographique de The Blade. Ce film part d’une situation ou la matière (les personnages, leur environnement de vie) vole en éclat, de ce chaos nait un nouveau guerrier, qui se dresse face à l’enfer qu’il a devant lui. La caméra n’est que la traduction métaphorique de cette histoire, le prolongement de l’épée. Brillant tout simplement.
La caméra prends la place de l’épée
Un jour nouveau sur le wu xia pian
Dire que The Blade marque une rupture dans le cinéma de sabre est une erreur. Tsui Hark s’est approprié le chanbara japonais. Le geste profond qui se cache derrière son chef-d’œuvre, est la renaissance d’un genre. The Blade commence dans une ère sans samouraïs, sans philosophie, sans religion, sans code d’honneur, ou les brigands, sans foi ni loi, sont les seuls à faire régner la terreur. Le film se termine sur un forgeron, devenu guerrier avec un style unique. En clair, The Blade raconte l’histoire d’une nouvelle aube, la naissance d’un nouveau wu xia en outre. Le début s’ouvre sur une période sans le wu xia ; d’un point de vu méta, The Blade apporte un nouveau cinéma.
Pourtant, ce n’est pas le chemin que le wu xia emprunte. The Blade est un échec commercial, le succès critique est présent mais n’a aucun écho, le public ignore le film. Le XXIème siècle marque une nouvelle ère pour le wu xia, différente de celle initiée par The Blade. C’est un retour aux sources aux acrobaties, à la classe et voltiges de l’Opéra de Pékin. C’est aussi la découverte du wu xia pour le public occidental, qui pendant toutes ces années, n’a quasiment pas percé en occident. C’est Tigre et Dragon(2000) qui lance une nouvelle vague, s’en suit Le secret des poignards volants(2004). Un cinéma d’exploitation se crée et génère énormément de chiffres, notamment aux Etats-Unis. Comme un A Touch of Zen, les personnages féminins reviennent, la chevalerie fait son retour.
Pourtant, le wu xia pian n’est pas uniforme. Des auteurs continuent de proposer des visions personnelles du genre, comme le magnifique The Assassin de Hou Hsiao-Hen, qui délivre un film extrêmement contemplatif ou le sabre et l’action est inexistant, ou presque.
Comment résumer le wu xia pian alors ? Le réalisateur Daniel Lee Yan-Kong synthétise : « Le wu xia pian est un genre qui transporte tout un pan de la culture et de la philosophie chinoise. De ce fait, il est normal qu’il réapparaisse régulièrement au devant de la scène. »