En novembre dernier, l’actuel président français Emmanuel Macron effectuait, dans le cadre de ses fonctions, une visite diplomatique en Asie centrale.
Note: Cet article a été rédigé avant la visite du président kazakh Kassym-Jokart Tokaïev en France le mardi 5 novembre. Cette visite n’est donc pas abordée, mais elle donne un nouvel exemple de l’importance de l’Asie centrale dans la diplomatie française et renforce donc, selon moi, la thèse principale de l’article.
Convaincu de l’importance des deux titans démographiques et économiques de la région, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, le chef d’Etat tentait d’opérer avec ces pays un rapprochement franc, sur tous les plans. L’intérêt français pour l’Asie centrale est logique. Il s’agit certes de négocier l’import de matériaux précieux, comme l’uranium kazakh, ou encore d’empêcher le détournement des sanctions européennes envers la Russie. Mais plus généralement, l’investissement en Asie centrale est un pari pragmatique, poussé par les dynamiques économiques et démographiques exceptionnelles qui portent les deux pays, en particulier lorsque ces dynamiques sont comparées aux dynamiques européennes.
Nous pouvons constater ici que le Kazakhstan connaît une croissance relativement élevée et stable, autour de 4% durant la dernière décennie, une performance qui ferait rêver n’importe quel pays d’Europe de l’Ouest, même si elle est parfois entachée par la lourde dépendance du pays au secteur minier. Sur le plan démographique, le Kazakhstan connaît le même succès; après avoir décliné durant les années 1990 du fait de l’émigration massive de la population russe du pays, la population du Kazakhstan s’est largement redressée, passant de moins de 15 millions d’habitants au début des années 2000 à près de 20 millions d’habitants en 2023, selon les chiffres des Nations Unies. Pour un pays aussi proche d’atteindre le statut de pays à revenus élevés, la performance est fabuleuse. En Ouzbékistan, les dynamiques sont toutes aussi bonnes, même si dans ce cas-là la dynamique économique rattrape la dynamique démographique plutôt que l’inverse. En résumé, en plus d’être des territoires riches en ressources, les pays d’Asie Centrale possèdent des marchés florissants, autant sur le plan numérique que qualitatif. Ils partagent ainsi les destins des pays d’Europe de l’Est: après avoir été longtemps méprisés sur le plan diplomatique, ils deviennent des économies et des puissances estimées.
Face à la montée en puissance de l’Asie Centrale, une Russie en perte de vitesse…voire à reculons
En tant qu’Occidentaux, il est de notre devoir d’estimer mieux chacune des Nations du monde – qu’elles soient présentes à l’ONU ou non – pour mieux orienter notre politique envers elles. L’erreur tragique de ce début de XXIe siècle est bien sûr l’estime indue portée envers la Fédération de Russie, colosse d’argile des pieds à la tête, digne successeur à ce titre de l’Union Soviétique. Cette estime a été entretenue par tous les Présidents Français, de François Mitterrand et son soutien au projet de “Confédération Européenne”, destiné à ne pas “isoler la Russie”, à Emmanuel Macron, porteur dès 2017 d’une volonté de “relancer” les relations avec la Russie de Vladimir Poutine. Cette quasi confiance est partagée par les entreprises, qui investissent massivement en Russie: en 2020, la France se situait dans le trio de tête des pays investissant le plus d’argent en Russie. Pourtant, les performances économiques du pays font peine à voir sur le long terme.
Notez bien que le PIB par habitant n’est pas une statistique parfaite en termes économiques, mais qu’elle reste l’indicateur le plus communément admis comme fiable afin de mesurer la production économique d’un territoire.
Malgré les ressources naturelles conséquentes possédées par le pays, l’économie russe parvient à peine à produire plus par tête qu’à la fin des années 80. La Pologne, qui sert de comparaison ici, est certes un exemple utilisé de manière récurrente pour illustrer la notion de “miracle économique”; mais en réalité, la même comparaison pourrait être faîte avec tous les pays d’Europe de l’Est durant la période 1990-2022: la Slovaquie comme la Roumanie connaissent un enrichissement bien plus important entre les deux périodes que la Russie.
Le mythe d’une Russie “redressée” par Vladimir Poutine est donc largement infondée: l’économie russe a été sauvée par d’importantes ressources naturelles et par des investissements européens forts; mais le cadre légal n’a pas su traduire ces avantages en réel développement.
En plus d’être de taille modeste, la richesse russe est concentrée géographiquement dans des proportions démesurées, principalement dans les régions productrices de gaz ainsi qu’à Moscou et Saint-Pétersbourg. Ce phénomène de concentration des richesses dans les villes majeures est loin d’être exclusif à la Russie, mais il y est fortement exacerbé.
En bref, la performance russe est médiocre sur le plan économique, et, tout en essayant d’abréger au maximum cet article, je dirais que les performances militaires du pays n’ont rien à envier à son économie. Il en va certes de la simple logique de déclarer l’invasion de l’Ukraine par la Russie comme un échec: la guerre est bien plus longue que ce qu’affirmaient les officiels russes à son déclenchement, et la résistance armée est si forte que toute occupation pérenne du territoire serait ingouvernable.
Malgré cela, je fais partie de ceux qui croient fermement que l’ampleur de l’échec russe reste largement sous-estimée. Parler du nombre de soldats russes perdus en Ukraine est une tâche délicate: il n’existe pas de source neutre durant une guerre, et l’estimation du nombre de décès, de soldats blessés ou de pertes matériels est un exercice laborieux. Néanmoins, si l’on se fie aux chiffres avancées par les Ministères britannique et américain de la défense ou par The Economist, le nombre de pertes russes se situerait entre 450 000 et 700 000 soldats depuis février 2022. C’est un nombre extrêmement élevé au vu de la population du pays, mais là n’est paradoxalement pas réellement la question.
Prenons l’estimation du site letton Meduza, produite grâce à des données open source: environ 120 000 morts entre février 2022 et juillet 2024. Si elle semble beaucoup plus optimiste pour les Russes que les autres estimations, elle les rejoint sur un point précis: le rythme des pertes russes s’accélère considérablement, de 120 morts par jour durant le dernier trimestre de 2023 jusqu’à 200 à 250 morts journaliers au mois de juin 2024. Le ministère britannique de la défense estime quant à lui que le nombre de pertes augmente continuellement depuis le début du conflit, comme le montre ce graphique publié le 3 mars 2024.
En bref, tout porte à croire que la guerre en Ukraine est intenable à long-terme pour la Russie, d’un point de vue démographique. Pire, les pertes Russes en Ukraine rendent caduque tout potentiel bénéfique financier de la guerre. Comment reconstruire l’économie d’un pays dont la démographie est, non seulement morne naturellement, mais pire encore, sabotée par une guerre qui l’ampute de plus d’un demi-million de personnes en âge de travailler ? La guerre montre sous tous les aspects que le régime de Vladimir Poutine est non seulement dangereux pour l’Europe mais aussi et surtout pour les territoires de la Fédération de Russie même.
Dans une région aux perspectives rayonnantes, un territoire taillé pour l’indépendance
Je vous demanderai alors, à vous lecteurs, de m’accorder un peu de votre capacité d’imagination. Songez à l’existence hypothétique, aux confins du continent européen, d’un territoire qui jouirait des mêmes points forts que le Kazakhstan, mais qui serait enseveli sous cette grande machine à saboter que l’on appelle “Kremlin” ou “Moscou”. Un territoire qui gagnerait tout à l’indépendance, dont la capitale pourrait être riche comme Astana, Tallinn ou Varsovie, mais dont toute l’économie et la population sont actuellement drainées par la guerre. Un territoire avec une conscience nationale, certes endormie, et un territoire rempli de possibilités. Ce territoire n’a pas réellement à être imaginé, il en existe nombre d’exemples dans la Fédération de Russie, dont le plus probant est certainement le Bachkortostan.
La République du Bachkortostan, ou République de Bachkirie, est un territoire légèrement plus grand que la Grèce, abritant une population d’environ 4 millions d’habitants. Pour simplifier, disons qu’un tiers sont des Russes, un tiers sont des Bachkirs, et un quart des Tatars; d’autres minorités comme les Tchouvaches, les Maris ou les Ukrainiens vivent également en plus petits nombres sur le territoire. La République est constituée de plaines, en Europe et en Sibérie, et de collines iconiques (comme le mont Iamantaou, ci-dessous); les parties européenne et asiatique du territoire sont séparées par la chaîne de montagnes de l’Oural.
Quant aux Bachkirs, ils sont un peuple turcique (ou turc) à majorité musulmane sunnite. Ils partagent à ce titre un héritage commun avec d’autres peuples de la région, au premier plan desquels les Tatars ou les Kazakhs. Ils parlent leur propre langue, le bachkir, bien qu’ils soient le plus souvent bilingues en russe. La capitale du Bachkortostan, Oufa, est une métropole de plus d’un million d’habitants qui pourrait rivaliser aisément en termes d’influence avec nombre de capitales européennes.
Le plus formidable au Bachkortostan est probablement le dynamisme démographique de la population ethnique bachkire, en contraste radical avec le reste de la population russe. En effet, alors que les Bachkirs représentaient légèrement moins de 22% de la population en 1989, ils représentaient en 2021 plus de 31% de la population. Cela est dû bien sûr également au départ de nombreux russes ethniques de ce territoire, mais pas seulement.
Un territoire grand et riche, abritant une population à la démographie dynamique et à la culture singulière sont autant de points forts qui font du Bachkortostan le candidat parfait à l’indépendance.
Cela fait maintenant plus d’une année que j’observe l’action de différents personnages politiques bachkirs, mais aussi de tous les territoires qui constituent la Fédération de Russie, quant à la guerre en Ukraine. Des acteurs politiques comme Ruslan Gabbasov ou Fail Alsynov montrent qu’il existe un réel désir d’indépendance chez une partie de la Nation bachkire, bien que ce désir ne se montre que rarement; pour toutes les raisons dont vous vous doutez. Je suis convaincu qu’il est de notre devoir, au vu des conjonctures, de soutenir l’Ukraine autant que nous le pouvons mais aussi de nous préparer à l’éventualité d’une fin du régime de Vladimir Poutine. Dans ce cadre, pour toutes les raisons que je viens d’exposer mais aussi pour beaucoup d’autres que j’exposerai plus tard, j’estime que l’indépendance du Bachkortostan est non seulement une hypothèse largement bénéfique pour le reste de l’Europe et du Monde, mais aussi une manière de mettre fin aux crimes innombrables commis par le régime de Vladimir Poutine sur son propre territoire comme à l’étranger. J’écrirai ainsi, pour La Manufacture, un ensemble d’articles afin de vous aider à mieux comprendre le Bachkortostan et de vous convaincre que son indépendance est un bien désirable autant qu’inévitable.
Virgile Fabre
Bibliographie
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Dumas, Roland. (2001). Un projet mort-né : la Confédération européenne. Politique étrangère, 66(3), 687-703. Disponible à : Persee.
Fédération de Russie. (s.d.). Données démographiques. Consulté le 14 octobre 2024. Disponible à : Wikipédia.
Les Échos. (2017). Russie : Macron fait le pari de la confiance. Consulté le 14 octobre 2024. Disponible à : Les Échos.
Ministère britannique de la Défense. (2024). Tweet. Consulté le 14 octobre 2024. Disponible à : Twitter.
Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie. (2024). La situation économique et financière du Kazakhstan. Consulté le 14 octobre 2024. Disponible à : La situation économique et financière du Kazakhstan – KAZAKHSTAN | Direction générale du Trésor (economie.gouv.fr).