« Ça suffit ! » hurle le public en chœur en suivant le mouvement lancé par les acteurs. Les voix trahissent la joie de répondre présents à cet événement exceptionnel. Nous sommes le mardi 16 février, tous les théâtres de France sont fermés. Pourtant le public est bien là, à celui de la Verrière à Lille. Une audience restreinte aux professionnels du spectacle a pu assister à «Têtes Rondes et Têtes pointues » de Bertolt Brecht, interprété par une troupe qui dans le contexte particulier, ne porte que trop bien son nom : la Compagnie de l’Aventure…
C’est une drôle de sensation que de retrouver les sièges sombres, la scène et la pénombre d’une salle pleine. Une ambiance familière… et pourtant si lointaine. Directement, le metteur en scène Pierre Boudeulle nous introduit la pièce avec une émotion non dissimulée : « C’est notre première représentation de l’année, et on espère que ce n’est pas la dernière ». Une cinquantaine de personnes issues du monde du spectacle (ainsi que la presse) ont pu assister à la pièce de Bertold Brecht (1899-1956), écrite en 1934 par le dramaturge allemand et marxiste.
DJ Flam
Une fois installés les corps se calment, les bouchent se taisent, et les projecteurs s’allument. Sur scène, on trouve alors un fauteuil de velours sous un lustre suspendu ainsi qu’un DJ au centre de la pièce. Son nom, Fred Flam. Fred, c’est le couteau suisse d’une pièce musicale au nombre d’acteurs réduit. En tant que compositeur Hip Hop, il se réapproprie les chansons déjà présentes dans la pièce originale. Sur lui repose l’instrumental du choeur formé par les 4 acteurs, et pas seulement. Ce maître des platines a transformé d’un tour de disque les intermèdes de Brecht, faits de pancartes visuelles, en sons de radio sur fond de jazz. La démence des personnages s’offre à nous sur une ambiance parfois disco, avec boule à facettes au rendez vous. Frederic nous tire dans le cœur de l’intrigue et donne le tempo aux multiples transformations des acteurs.
Quatre acteurs pour une vingtaine de personnages. Quatre noms, Azeddine Benamara, Janie Follet, Julie Marichal et Jacob Vouters. Ils passent avec succès de dictateur à grande dame gérant le bordel du royaume, de roi à paysanne, en passant par future femme au couvent. Pas de coulisses. On voit les changements de peaux s’enchaîner sous nos yeux. Le public quitte son rôle d’observateur. Pour interpeller les esprits et les tenir éveillés, le quatrième mur séparant la scène et le public s’effondre. On se retrouve à chanter, crier, huer en suivant la demande des acteurs. Nous étions passifs et confortablement assis, en quelques secondes nous devenons une foule en folie.
« Ce qui est demeure »
Comme toute fable détient sa morale, celle de Brecht la voici. Ceux qui ont le pouvoir désignent comme ennemis ceux qui les arrangent pour écraser la révolte. Ils écrasent les soulèvements contre les grands propriétaires en fournissant un responsable de tous les maux. On cherche le bouc émissaire. Tout est fait pour que « Ce qui est, demeure », réplique clôturant la pièce. A travers Yahoo le pays imaginaire, Brecht explore à la fois la question de la propriété mais aussi du repli identitaire. Le peuple est plongé dans un dilemme artificiel. Finalement, est-ce vraiment les pauvres contre les riches ou plutôt les « tchouques » (têtes rondes) contre les « tchiches » (têtes pointues) ? Brecht démontre dans sa pièce comment une manipulation politique dans un contexte économique désastreux peut réussir à créer “un Autre”. Satirique, il montre le ridicule de la définition de l’ennemi qui regorge de choix arbitraires. Tout peut se jouer sur un crâne, une forme de tête ou une couleur de peau.
Pour Brecht, le théâtre n’est pas un divertissement. Ce n’est ni un loisir, ni l’échappatoire d’un dur quotidien. Loin de là. Il est ancré dans une actualité qui nous poursuit. Il reflète une réalité romancée pour nous pousser à la réflexion. Son art est un laboratoire engagé où il y mélange éléments familiers et pays inconnus. Il redonne au spectateur son esprit critique en installant un recul faisant barrière à tout phénomène d’identification. Nous ne sommes pas en Allemagne, mais au pays Yahoo. On n’y parle ni de races ni de religion, mais de têtes rondes et de têtes pointues. Au pouvoir, voici Ibérine, et non un triste personnage au nom bien semblable. La pièce fut écrite entre 1931 et 1934, soit au moment de l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir en Allemagne. Le recul que Bertolt Brecht pouvait avoir sur les événements de son temps est plus qu’impressionnant.
90% du chiffre d’affaires
Depuis l’arrêté du 15 mars 2020, sachez Monsieur Brecht que le gouvernement a décidé que vous aviez officiellement tort. Si pour vous, le théâtre remplissait un rôle central dans la société, il est maintenant qualifié de « Non Essentiel ». Ne leur en voulez pas trop, il s’en est passé des choses depuis votre mort, il y a soixante ans. Une sale affaire.
Le metteur en scène ne cache pas son désarroi face au maintien de cette décision. Pour lui, le protocole sanitaire qui était en place en septembre-octobre était bien efficace. D’après un récent rapport de l’EY, cabinet d’audit financier, le spectacle vivant européen aurait perdu 90% de son chiffre d’affaires entre 2019 et 2020. L’équipe du théâtre de l’Aventure a cependant souligné que « grâce aux subventions, les théâtres s’en sortent». L’Etat prend bien en charge 80% des charges et maintient une compensation calculée en fonction de la billetterie de septembre-octobre. Reste que l’activité actuelle du théâtre se concentre ainsi sur la vie associative, et les membres de la compagnie ont toujours le droit de performer dans l’enceinte des collèges et des lycées. Une période malgré tout très sombre pour le monde du spectacle. Il est bien compliqué « d’arriver à se projeter » résume Pierre Boudeulle.
Finalement, jouer du Brecht c’est résister contre une vision accessoire du théâtre. Depuis plusieurs mois, la culture est devenue un fruit interdit dont on pourrait se passer. Certes, notre corps peut vivre sans. Mais la talentueuse compagnie du théâtre de l’Aventure nous a rappelé que notre esprit vit bien mieux avec.
Eva Martin et Samantha Haddad