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RUSSIE : COLOSSE AUX PIEDS D’ARGILE : Quand la géopolitique du gaz s’enflamme

Le 11 juillet 2018, au sommet de l’OTAN, le Président américain Donald Trump ne s’est pas gêné de rappeler aux pays européens membres de l’organisation leur manquement à la contribution du budget. Mais, de façon plus inaperçue, il n’a pas manqué une aussi belle occasion pour mettre en parallèle un budget militaire allemand jugé faible (et donc une contribution minorée à l’OTAN) avec  les dépenses énergétiques du pays qui vont, elles, en grande partie vers la Russie, détenant 30% des réserves mondiales et 17% des exportations mondiales en 2012. Par ses mots : « L’Allemagne est complètement contrôlée par la Russie (…), elle est prisonnière de la Russie. », le chef de la Maison Blanche rappelle une dure réalité aux Européens. En effet, en 2015 près de 30% du gaz consommé en Union européenne (UE) provenait de Russie à travers son entreprise de gaz phare : Gazprom (représentant à elle seule 25% des recettes des exportations russes en 2015). Or, les pays membres de l’UE sont inégalement concernés. De 100% du gaz consommé en Slovaquie issu de Russie, cette part tombe à 12% en France. La lutte pour l’indépendance énergétique est un sujet central de toute puissance, mais il l’est d’autant plus pour les pays européens qui constatent un retour en force de la Russie par une politique musclée, ponctuée d’ingérence et de pressions.

hhhUne dépendance problématique envers la Russie : le cas de l’Ukraine

Le 1er janvier 2006, Gazprom coupe les valves alimentant l’Ukraine en gaz. Des millions de foyers se retrouvent sans chauffages et des milliers d’industries cessent alors leur activité. Cette situation pousse le gouvernement ukrainien à accepter les exigences russes concernant le prix du gaz. En effet, fin décembre, 2005, un alignement des prix du gaz entre l’Ukraine et l’Union européenne est décidé par Moscou et Gazprom. Le pays disposait d’un prix quatre fois moins élevé que celui de l’UE jusque là, étant donné les bonnes relations russo-ukrainiennes et la proximité du gouvernement avec l’ex puissance tutélaire qu’est la Russie. Or, l’adoption d’une véritable économie de marché et le rapprochement de nombreuses forces politiques du pays avec l’UE voire l’OTAN, a poussé son fournisseur (à hauteur de 60%) à vouloir aligner le prix de vente de cette ressource tant convoitée. L’Ukraine était aussi accusée d’acheter à bas prix plus que se consommation pour revendre ensuite plus cher à l’UE.

C’est ensuite en 2008 que les crispations reviennent en force. Étant en grandes difficultés économiques, l’ex « grenier à blé » de la Russie peine à rembourser ses dettes à l’ancienne puissance tutélaire. C’est donc tout naturellement que Moscou menace son voisin de lui couper une fois de plus le gaz, dont le prix avait été multiplié par 4 en deux ans, aggravant ainsi les problèmes financiers du pays. Pourtant, l’Ukraine affirme avoir payé ses dettes et ne pas avoir consommé autant que la Russie ne le prétend. En réponse, le 3 mars 2008, la quantité de gaz fournie à l’Ukraine diminue de 25%, puis de nouveau de 25% le 4 mars. Le 13, un accord est trouvé afin que la dette soit payée dans l’année. Cependant, la question de la dette ukrainienne envers la Russie revient en force le 20 novembre, lorsque cette dernière (qui a doublé dans l’année) est de nouveau mise sur la table par Moscou. Cette fois-ci, les deux partis n’arrivent pas à trouver un accord.

C’est donc sans accord qu’expire les contrats d’échanges commerciaux sur le gaz entre les deux puissances le 31 décembre 2008. Kiev accuse la Russie de chantage et d’aligner trop rapidement les prix du gaz ukrainien sur celui de l’Europe (deux fois plus cher), tandis que Moscou accuse l’Ukraine de chantage, étant donné que 60% du gaz fourni à l’UE transite par le territoire ruthène, ce qui est une arme redoutable dont dispose Kiev. Cela a des répercutions jusqu’en France, où, le 5 janvier, GDF Suez annonce une diminution de 70% des importations depuis la Russie. Le 7 janvier, ce sont 100% des exportations de gaz vers la République Tchèque, la Serbie, ou encore la Grève qui sont stoppées par Kiev, qui en profite pour alimenter son pays de cette ressource rare. Un sommet a donc lieu dans la capitale ukrainienne réunissant Viktor Iaoukovitch, Vladmir Poutine,  (respectivement Président ukrainien, Premier Ministre russe) et la République Tchèque présidant l’UE à ce moment, débouchant sur un accord le 12 janvier : la crise semble résolue. Pourtant, le 13, les robinets restent fermés par l’Ukraine, qui proteste contre la déviation prévue du trajet du gaz, qui transiterait moins sur son territoire, privant le pays d’une rente importante. Un accord bilatéral est finalement trouvé entre les deux voisins le 17 janvier : le gaz transitera toujours par l’Ukraine, mais les prix de gaz pour cette dernière doublent.

La géopolitique du gaz relève donc d’une interdépendance : celle des importateurs envers une ressource rare et au prix fluctuant facilement ; et celle des exportateurs ou des transiteurs qui ont besoin de cette incroyable rente pour se financer (70% de la valeur des exportations russes provient des hydrocarbures, soit 3,5% de son PIB en 2015).

Gazoducs à venir : concurrence et tensions

Face à cette dépendance envers la Russie, l’UE s’est donné ouvertement comme objectif de diversifier ses partenaires économiques. Depuis 20 ans, de nombreux projets de contournement du premier exportateur mondial de gaz ont donc vu le jour. Or, c’était sans compter sur les contre-projets russes dans la Baltique et dans la Mer Noire notamment, qui cherchent à consolider la position du pays en Europe, et à contourner l’Ukraine, avec qui les relations se détériorent d’années en années.

uihpiPour répondre à ces enjeux, l’UE a cherché d’abord a trouvé d’autres partenaires. Il convient ainsi de rappeler que 30% du gaz importé par les pays membres de l’Union vient de ses propres membres, notamment les Pays-Bas et le Royaume-Uni, que 25% provient de Norvège, et plus de 10% d’Algérie. Cependant, l’épuisement des gisements de la Mer du Nord va conduire à une dépendance de 50 à 70% des marchés extra-européens. De plus, les difficultés et les surcoûts d’importation de gaz lointain par bateau (Gaz Naturel Liquéfié, GNL) font craindre à Bruxelles une recrudescence de la dépendance énergétique envers Moscou. D’où des projets de contournements comme Nabucco.

Nabucco est un gazoduc reliant l’Azerbaïdjan (producteur) à Vienne, en passant par les Balkans, sous forte emprise russe. Lancé en 2002, il permettrait d’importer depuis l’Iran, l’Azerbaïdjan, voire l’Asie centrale à plus long terme, elle aussi grande exportatrice. Or, le rapprochement de la Turquie avec la Russie, et son éloignement avec l’Union européenne ralentit le projet, au point qu’Ankara accepte un contre-projet russe passant par ses eaux territoriales : South Stream. Nabucco est depuis près de 10 ans à l’arrêt, ce qui est accentué par les accords successifs de liens commerciaux entre la Chine et l’Asie Centrale, plus les contre-projets acceptés et menés par des pays européens comme l’Italie avec South Stream.

Ce dernier, lancé en 2009 après l’aval de la Turquie et un accord de priorité au gaz azéri sur ce pipeline à travers les tracés déjà existants en Russie, aurait dû relier la Russie à la Bulgarie puis remonter les Balkans. Or, il est remplacé par le Turkish Stream et le Tesla Pipeline en décembre 2014. Le premier relie toujours la Russie à la Bulgarie, et le second remonte aussi les Balkans mais évite la Roumanie au profit de la Serbie, allié traditionnel de Moscou. Le Tesla Pipeline reste encore aujourd’hui cependant en projet, contrairement au Trans-Adriatic Pipelina (TAP).

Actuellement en construction, il relie la frontière gréco-turque (donc South Stream) à l’Italie du sud (donc à l’Europe occidentale). Il prévoit d’acheminer du gaz azéri, et a obtenu une dérogation à la libre concurrence par la Commission Européenne en 2013. Elle craignait en effet un rachat par Gazprom, qui n’a toujours pas lancé son projet concurrent dans les Balkans du sud (Tesla Pipeline). Il s’agit donc d’un revers pour Moscou, qui achemine du gaz du Caucase par son sol et par South Stream qu’elle a favorisé à construire. La Mer Noire est donc au cœur du redéploiement de la géopolitique du gaz, entre projets et contre-projets. Si la bataille navale est loin d’être terminée, la défaite européenne de la bataille de Nabucco semble cependant faire pencher la balance dans le camp russe, avec le soutien plus ou moins tacite de la Turquie, ainsi que de la Bulgarie ou de la Serbie, qui dépendent totalement du gaz russe.

Surtout, n’en déplaise à Bruxelles, c’est bien vers l’Europe occidentale et le cœur de l’Europe que Gazprom cherche à s’étendre. Malgré un avis défavorable du Conseil de l’UE, le gazoduc North Stream 2, qui devrait presque tripler la quantité de gaz exportée vers l’Allemagne par la Baltique (de 27 à 82 milliards de m3), devrait être achevé vers 2020 au plus tôt. Construit sous la Baltique, il contourne donc l’Ukraine, mais aussi les pays baltes et la Pologne qui craignent de plus en plus la Russie. Ce projet a suscité une levée de bouclier en Europe. En plus des pays d’Europe de l’Est, ce sont les pays scandinaves qui redoutent ce nouveau pipeline, qui reprend le tracé de North Stream 1 de Viborg (Russie) à Grifswald (Allemagne). Ces derniers soulèvent la question écologique, mais restent surtout inquiets d’une Allemagne dépendante énergétiquement de la Russie. Au cœur de l’Europe, moteur de cette dernière, nos amis outre-Rhin seraient un partenaire idéal pour la Russie. Comme nous l’avons vu, les relations commerciales, particulièrement dans le secteur de l’énergie, ne sont pas sans conséquences géopolitiques. C’est ainsi que le 15 juin 2017, le Sénat américain a voté la mise en place de sanctions économiques envers toute entreprise européenne qui participerait au projet. Total ou Shell sont les principaux concernés. La Pologne, quant à elle, a déposé une plainte tout comme l’Ukraine à la Commission européenne au motif de « concurrence monopolitstique ». Tandis que l’Italie a critiqué l’Allemagne soutenant toujours le projet, malgré les sanctions décidées envers la Russie en 2014 (alors que le projet South Stream a, lui, été gelé un temps). Jusque là, le projet semble cependant se poursuivre malgré un léger retard.

Des alternatives crédibles

Finissons sur une note plus positive pour l’UE. D’abord, rappelons le projet TAP, déjà mentionné ci-dessus, et introduisons les projets concurrents de North Stream dans la Baltique. Afin de relier les Etats Baltes à l’UE et les désenclaver, un accord entre la Lituanie et la Pologne a été trouvé en 2015 : c’est le GIPL (Gas Interconnection Poland-Lithuania). Il permettrait d’alimenter les pays baltes par le Sud à hauteur de 2,4 milliards de m3 par an (ce qui reste peu), et non plus uniquement qu’à travers la frontière russo-estonienne. Aussi, le Baltic Pipeline devrait relier les états baltes à Copenhague dès 2022, leur donnant ainsi accès au gaz norvégien, même si ce dernier a déjà passé son pic de production. Il n’est aussi pas exclu une renaissance à l’avenir du projet Nabucco ou d’un substitut.

Enfin, il existe le développement des techniques de commerce à longue distance avec le GNL. Même si cette technique reste chère car elle nécessite des terminaux de liquéfaction puis de regazéification, puis des méthaniers pour le transport, le progrès technique laisse espérer une démocratisation de cette méthode et une compétitivité prix à l’avenir. Il reste à noter que près de 20% du gaz transporté dans le monde l’était par bateau grâce au GNL en 2005, et presque de 25% en 2015, ce qui montre que l’évolution est lente et qu’il existe une préférence pour les marchés de proximité.

Conclusion

Finalement, en 15 ans, le redéploiement de la géopolitique du gaz n’a pas changé fondamentalement la situation. L’Europe dans son ensemble continue de craindre un chantage russe et reste face à ses contradictions entre sanctions et partenaire économique stratégique majeur, tandis que la Russie arrive jusque là à contrecarrer presque tout projet concurrentiel de sa suprématie. Pourtant, elle voit monter les oppositions de plus en plus ouvertes à son égard, tout en restant in fine en quelques sorte dépendante elle aussi de ses exportations qui représentent une manne indispensable pour une économie dont le PIB reste inférieur encore à celui de la France (pour une population deux fois plus élevée). Ces dernières années ont surtout montré une Europe souffrant de dissensions internes, qu’elles concernent les sanctions économiques envers la Russie, ou encore la vision de la politique énergétique (ici sur le gaz), ponctuée de projets et de contre-projets entre les membres de l’UE eux-mêmes, sans même que la Russie n’ait à jouer plus que cela de ces dissensions.

Si la géopolitique vous intéresse, je vous invite à regarder cette vidéo du Dessous des cartes de Jean-Christophe Victor (décédé depuis), qui traite de la géopolitique du gaz : https://www.youtube.com/watch?v=RA1TylIaU0o

 

Josselin Catarina Graça