Passer au contenu

Valse avec le cinéma #14 Twin Peaks

Cette fois-ci, Valse avec le cinéma vous propose non pas une critique d’un film, mais un voyage, au sein d’un univers fascinant aux formats multiples. Prenez place, je vous invite à découvrir l’âme de Twin Peaks

Le 8 Avril 1990, l’Amérique se réveille avec la petite bourgade de Twin Peaks, horrifiée par le meurtre de Laura Palmer. Pendant 90 minutes, le cultissime agent Dale Cooper, accompagné du shérif Truman, enquêtent sur la mort de la jeune fille. Tout est culte dans ce premier épisode ; de l’influence de Laura Palmer sur sa bourgade, à la tristesse des personnages, tous plus excentriques les uns que les autres. Les premières notes d’Angelo Badalamenti marquent les esprits au fer rouge. L’excentricité de Dale Cooper fait rire, et les mystères de la ville passionnent l’audimat. Cet épisode aux airs de long-métrage est l’une des plus grandes fiertés de David Lynch.

Sans le vouloir, David Lynch révolutionne le petit écran. Il y a un avant et un après Twin Peaks. Aucune série n’avait proposé auparavant un fil rouge si mystérieux et addictif. Personne n’avait réalisé un soap opéra aussi attachant. Pas une série n’avait proposé un réel travail sur les personnages. Twin Peaks ce n’est pas qu’une enquête ; cette réduction souvent faite, masque le drame qui se joue derrière. Le pilote est l’exemple même de cette volonté. David Lynch veut montrer qu’un meurtre n’est pas qu’un outil narratif servant à distraire le spectateur. C’est une chose horrible qui terrorise les personnages, en témoigne la tristesse des personnages à l’évocation de Laura Palmer. Ou bien, ce sont les étrangetés dont rêve Dale Cooper, ou tout le symbolisme qui imprègne l’œuvre.

Twin Peaks, c’est une série policière, et un soap rempli de vie, et du fantastique. Venez avec moi, je vais vous montrer ce qu’est « l’âme de Twin Peaks ».

La mort de Laura est dure à assumer…

Les deux premières saisons : cultes et incontournables 

Pour comprendre Twin Peaks, il faut garder en tête que la série ne s’arrête pas à ses deux premières saisons. Il ne faut pas oublier Fire Walk with Me (que j’abrégerais FWWM) et la saison trois nommée The Return. Ces deux derniers éléments sont particulièrement importants, car David Lynch est un auteur qui s’est trouvé et cherché tout le long de sa carrière. Par auteur, entendez un artiste qui a sa vision des choses, son style. Sa façon de penser et les obstacles qu’il a rencontrés ont fait qu’il est devenu très attaché à faire tout de lui-même. En clair, il déteste avoir des limitations techniques et artistiques. S’il est aussi content du pilote, c’est justement parce qu’il était libre de laisser libre court à sa créativité ; de même que FWWM et The Return. David Lynch prit conscience de ceci suite à la réalisation de son Dune, durant lequel les pressions techniques et celles des producteurs n’ont cessé de prendre le pas sur son travail. Il n’a jamais pu réaliser le montage qu’il souhaitait.

Ensuite, la saison 2 n’a pas suivi les plans de David Lynch. Après avoir été contraint de révéler le coupable dans l’épisode 7, la série enchaîne les épisodes kitsch et soap, du remplissage comme rarement vu. Pour rappel, David Lynch déteste les séries de son époque, qu’il juge sans âme et intérêt. Il est ennuyé par des séries qui n’exultent que la violence et les enquêtes, occultant toutes les dimensions dramatiques de la mort. La série devient exactement ce qu’elle ne voulait pas être, Lynch, dégoûté, quitte la production. Il revient à la rescousse pour le final, Beyond Life and Death, qui est sûrement l’un des meilleurs épisodes jamais fait toutes séries confondues. Bien sûr, je parle beaucoup de Lynch, mais il ne faut pas oublier Mark Frost, co-créateur de la série. Tout ça pour dire que « l’âme de Twin Peaks » repose sur la liberté créative de Lynch-Frost. Elle évolue au fil des années en fonction de ses créateurs et leurs envies. Sans elle, c’est une âme malade, qui échoue à transmettre quelque chose. Twin Peaks, c’est plus que tout une vision d’auteur.

 

Le fameux générique

 

Après tous ces détours, venons-en au fait. Qu’est-ce qui se trouve dans « l’âme de Twin Peaks » ? Ce qui saute directement aux yeux, c’est la personnalité qui ressort de Twin Peaks. En d’autres mots, lorsqu’on regarde la série, elle est reconnaissable parmi toutes. C’est d’abord un générique complètement culte, avec ses couleurs chaudes, sa scierie et ses paysages magnifiques. Badalamenti signe ici l’une de ses meilleures compositions. Ce générique si singulier ouvre la suite de la série. Tout se passe à Twin Peaks et chaque épisode vise à rendre la ville la plus humaine possible.

Ce travail débute avec la caractérisation des personnages. Il est vrai qu’ils incarnent toutes et tous des stéréotypes, toutefois cela n’est pas dérangeant du tout par le fait qu’ils ne donnent pas l’impression d’être déjà vu. Ce tour de force est accompli par de nombreux gags et interactions loufoques dont Lynch a le secret. Tout son casting est excentrique, extravagant. Comment ne pas évoquer le special agent Dale Cooper, son obsession pour le café, ses messages à Diane, ses méthodes d’enquête peu orthodoxes, ses rêves, ses damn good après avoir mangé de la tarte, ou l’exceptionnelle performance de Kyle MacLachlan, ami et acteur fétiche de Lynch. Ou bien Bobby, ce jeune homme aux allures de voyou mais au grand cœur.

La log lady, mystérieuse avec sa buche, sera une source précieuse d’indices. Il serait beaucoup trop long d’énumérer tous ces personnages inoubliables, tant ils sont uniques. Toutefois, ce n’est pas parce que ce sont des clichés qu’ils n’évoluent pas. Là est le tour de force de la série. Face aux révélations, aux évènements et au drame, les personnages révèlent leur humanité via de touchantes introspections et remises en question. C’est par exemple Cooper, qui progressivement va s’attacher aux habitants de la ville, ou Bobby qui révèle son mal-être suite à la mort de Laura. Les personnages sont des êtres sensibles qui changent, c’est peut-être ça qui les rend aussi attachants.

La ville de Twin Peaks, c’est aussi un tas de lieux iconiques, autour desquels plane une certaine aura. Ce travail qui commence dès le générique se poursuit dans chaque scène. Les personnages imprègnent les lieux dans lesquels ils vivent. L’un des plus iconiques d’entre eux se trouve être le Double R Diner, ce restaurant qui agit comme un réel carrefour entre les intrigues et les personnages. C’est notamment ici que l’on vient se ressourcer avec la fameuse tarte à la cerise ou le café. Les commérages rendent ces endroits particulièrement vivants. Souvent, des personnages ne paraissent pas réalistes par le fait que leurs répliques n’ont que pour but de faire avancer l’intrigue. Dans Twin Peaks, les personnages confient leur peur et envies.

 

Cooper, café en main

Tout ce joli monde est terrifié par le meurtre de Laura Palmer. S’il fallait définir l’âme de Twin Peaks, ce serait clairement Laura. Le monde entier tourne autour de cette jeune étudiante populaire morte brutalement. Elle est l’icône de la série. Son visage resplendit tout au long de la série, à travers un portrait inoubliable. Laura est ce qui fait vivre Twin Peaks. Sans elle, il n’y a pas d’enquêtes, de secrets à découvrir, tout le propos s’envole. Il suffit de voir la tête que la série a prise, à partir de la moitié de la saison 2. Ce qui rend ce personnage si marquant, c’est la façon dont chaque membre de la ville est lié à elle. L’enquête passera par des témoignages, qui donneront tous des visions différentes de Laura Palmer. Dans un aspect presque voyeuriste, le spectateur plonge dans la vie de Laura.

Tout est bon pour en apprendre plus, chaque rumeur permet de dresser un peu mieux le portrait de la jeune femme. On ne la verra jamais, si ce n’est par quelques photos ou vidéos, et pourtant, Lynch-Frost parviennent à construire un mythe, une légende. Tous les chemins mènent à Laura Palmer. Sa figure met en avant des procédés d’intrigues multiples. Avant Twin Peaks, aucune série ne poussait ses intrigues secondaires aussi loin. Encore aujourd’hui, c’est un exemple qui montre à quel point relier des intrigues secondaires entre elles permet d’aboutir à des climax mémorables. Tous les habitants ont des secrets, chacun d’entre eux a un lien de près ou de loin avec Laura Palmer. Une nouvelle fois, c’est l’occasion d’exposer l’humanité des personnages, en montrant à quel point ces derniers sont influencés par Laura et choqués de son meurtre. Le spectateur reconstitue le fil et s’imagine brillamment toute la vie de la jeune défunte. L’âme de Twin Peaks vit au sein de Laura Palmer….

 

Rare vidéo de Laura Palmer

Comment ne pas évoquer Twin Peaks sans mentionner l’incursion du fantastique ? Si cette série fait autant parler d’elle encore aujourd’hui, l’utilisation du surréel en est pour cause. Dès la fin de l’épisode 3 de la saison 1, une scène de rêve atypique typique de Lynch se déroule sur nos yeux. Dans ses intentions, Twin Peaks propose un mystère dont la seule utilisation de la rationalité ne saurait suffire. Le spectateur va progressivement faire face à de nombreux personnages et symboles difficiles à expliquer. C’est avec de tels éléments si singuliers que Twin Peaks est mémorable. Que ça soit la fameuse lodge, le garmonbozia, le géant, Mike, BOB, un hibou, une buche, une forêt mystérieuse…

La série ira jusqu’à nous effrayer lors de scènes marquantes et inexplicables. Tout le talent de Lynch ressort. Il arrive à utiliser le surréalisme pour nous parler de thèmes concrets, mais d’une façon abstraite. Lynch trouve le bon équilibre entre l’irruption du fantastique et le maintien de son spectateur au sein du monde qu’il propose. Dans plusieurs de ses déclarations, il rappelle à quel point il est attaché aux différentes interprétations possibles. Ce qu’il trouve excitant, c’est que chaque spectateur pourra ressortir de son visionnage avec une nouvelle explication. Bien sûr Twin Peaks nous donne des éléments de réponses, mais elles restent incomplètes. Plus de 25 ans après, des fans continuent d’apporter des clés de lectures innovantes. En bref, Twin Peaks est inépuisable dans sa symbolique. Comment rester de marbre face au chef-d’œuvre, Beyond Life and Death ?

Après un final exceptionnel qui marque l’histoire de la télévision, Twin Peaks s’achève le 10 Juin 1991. Pendant plus d’un an, des milliers de téléspectateurs se sont réunis rituellement devant Twin Peaks, sans s’arrêter de partager leur théorie. Twin Peaks est devenu un phénomène, tous les magazines en parlent, des futurs showrunners déclarent s’en être inspirés directement, comme Damon Lindelof. Tout le monde est satisfait de ce que la série a été, malgré une baisse d’audience en milieu de saison 2. Pourtant, Lynch, lui, n’est pas heureux. Il n’a pas pu suivre ses plans, contraint de révéler le mystère pendant Lonely Souls. Sa série est ensuite devenu un banal soap comme il déteste. Il reste quelque chose à faire, au fond de lui, il désire encore exposer au monde ce qu’il voulait réellement réaliser avec Twin Peaks : raconter l’histoire de Laura Palmer.

Twin Peaks: Fire Walk with Me (1992) | The Criterion Collection

Fire Walk With me : l’incompris

FWWM est un film sorti en 1992, qui s’ouvre sur une enquête du FBI avant d’aller au vif du sujet, les sept derniers jours de la vie de Laura Palmer. Pour des raisons pratiques, je traiterais des deux parties séparément.

La première partie suit des agents du FBI qui enquêtent sur le meurtre de Teresa Banks. Cette première séquence a un certain ton décalé, voir kitsch, mais reste très agréable à regarder. Elle a surtout de l’intérêt dans le sens ou elle élargit l’univers de Twin Peaks, en ajoutant des nouveaux éléments et des clés de lecture. En effet, ces passages sont marqués par la présence du génialissime Gordon Cole, incarné par Lynch lui-même. Le créateur de Twin Peaks, donc celui qui connait les réponses, s’insère lui-même pour apprendre aux jeunes agents à enquêter. C’est une façon très méta et ingénieuse de montrer aux spectateurs comment ils doivent raisonner. La première partie contient l’une des meilleures scènes que Lynch a réalisé dans sa carrière. Sans en dire plus, le cauchemar se transpose dans la réalité. Pendant quelques instants, nous sommes immergés dans un endroit glauque, entouré de figures effrayantes. On ne comprend rien, mais l’écran nous absorbe dans ce tourbillon d’horreur. Une séquence courte et intense qui alimentera de très nombreuses théories. Mais elle montre avant tout le potentiel sensoriel de Twin Peaks et ce qui marquera la carrière de Lynch bien après. Il est le seul qui peut nous faire ressentir un cauchemar, un rêve. En plus, cette scène peut se vanter de la présence de David Bowie, grand fan de la série qui joue un personnage important de l’univers. Finalement cette dernière partie perd le spectateur fan des deux premières saisons, pour la dose de nouveauté qu’elle introduit. En réalité, et a posteriori, elle se révèle être une introduction déguisée pour The Return.

 Après cette introduction, le générique défile et le film se lance sur la vie de Laura Palmer. La descente aux enfers commence, elle ne va pas être facile à vivre. Ici, il y’a un profond changement en termes d’intention. FWWM se veut direct. Dans la série, rien de la vie de Laura Palmer n’est vu. Le film veut montrer. Cette différence profonde se traduit par une œuvre beaucoup plus sombre et explicite. Elle est également visuelle et sensorielle, puisque Lynch exerce un style qu’il cherche encore. Il ne faut donc pas s’attendre à une expérience similaire aux deux saisons précédentes. Au contraire, pour l’habitué de Twin Peaks, FWWM est troublant. En effet, d’un côté, ce film vise à reproduire la même chose que la série, avec un cadre similaire et un casting quasi identique, exception pour Donna. De l’autre, Lynch a un désir de faire ressortir la part la plus sombre de Twin Peaks dans son long métrage. Le résultat donne une œuvre presque dissonante, mais est-ce peut-être là l’effet recherché ? Il n’empêche que des incohérences grossières demeurent, comme avec Donna, d’ordinaire pudique, ou Bobby qui n’est pas hésitant une seule seconde.

N’oublions pas également le nombre de scènes anecdotiques qui n’apportent pas grand-chose. Passé cela, on comprend que l’intention de Lynch est de plonger le spectateur dans le cauchemar de Laura Palmer. Le film ne lésine pas là-dessus ; tous ses secrets, les plus intimes, sont soumis au regard voyeur de la caméra. On pourra dire que ce film est inutile, que tous les évènements sont déjà exposés dans la série originale. A quoi bon montrer tout cela, sachant que le point fort des deux saisons est de conter une histoire d’un personnage que l’on ne voit jamais ? La réponse est sensorielle. Il est certes vrai que plusieurs passages manquent cruellement de subtilité, parfois allant même jusqu’à se dire que ce n’était pas nécessaire. Pourtant, plusieurs séquences sont tout simplement mémorables, inoubliables. David Lynch arrive à rendre la vie de Laura Palmer cauchemardesque, en introduisant dans sa vie quotidienne plusieurs symboles glauques, incompréhensibles, qui viennent de nul part. Une simple course en voiture devient infernale lorsque Laura croise des figures difformes et monstrueuses…

De ce fait, montrer la vie de Laura Palmer expose à quel point elle est un personnage ambigu. Elle incarne à la fois la lumière et les ténèbres. Lynch tient à sa balance, il veut nuancer le tout. FWWM a cet intérêt de faire ressortir le mal, presque invisible dans la série originale. Par conséquent, Laura Palmer est souvent sujette à des crises de folie et d’angoisse. Mais cette démence permet de mieux faire ressortir les rares moments de joie de la souriante jeune femme. Ces passages deviennent précieux, car on sait qu’ils ne durent pas longtemps. Là est toute la réussite du film, il arrive à faire ressortir la balance constante à laquelle Laura Palmer fait face. Parfois on se dit que ce qui lui arrive est dû uniquement à ses choix. D’autre fois, c’est une simple folie qui l’emporte. Toutefois, plusieurs aspects montrent qu’elle est consciente de cette situation ; là réside le génie du personnage. Très nuancé, on se demande constamment si elle subit ou choisit la situation qui est la sienne.

Comment puis-je finir sans évoquer la performance exceptionnelle de Sheryl Lee ? Elle vit son personnage, il est impossible de dissocier les deux. Sa capacité à passer d’un caractère à l’autre est rarement vu au cinéma. Son cri perçant nous hante encore aujourd’hui…

Laura Palmer est-elle un ange voué à être déchu ?

FWWM fut mal reçu aux Etats-Unis. De nombreuses critiques négatives dénoncent un film grotesque, malsain, inintéressant et mal réalisé. La critique positive provient de Cannes en revanche. Cela a pour effet de démotiver Lynch a propos de Twin Peaks, il a l’impression que personne ne comprend ce qu’il a souhaité achever, lui qui tient tant à sa liberté d’artiste. Il laisse son œuvre pendant une durée indéterminée…Lynch continue sa carrière, avec le célèbre et apprécié Lost Highway en 1997 et son chef-d’œuvre, Mulholland Drive en 2001. Son style s’est affiné, il est devenu plus subtil et onirique. Sa carrière cinématographique trouve une sorte de fin avec Inland Empire, en 2006. Dans ce dernier, il abandonne toutes conventions pour délivrer l’expérience la plus sensorielle possible. Les critiques acerbes à propos de ce dernier l’ont fortement affecté. Depuis ce jour, il n’a plus réalisé un long métrage pour le cinéma. Sa carrière cinématographique semble avoir trouvé une fin, il coule ses jours paisiblement à diverses activités dans son domicile. Toutefois, il a laissé une promesse à ses fans : « I’ll see you again in 25 years meanwhile »….

La réputation de FWWM et plus globalement Twin Peaks s’est réalisé a posteriori. Une communauté de fans s’est formée et renforcée au fil des années. Le succès d’estime de la série n’a fait que croitre. Avec internet, des fans se réunissent pour résoudre les mystères laissés en suspens par la série et FWWM. Ils réclament une saison 3 pour avoir des réponses. Parallèlement, Lynch est devenu lassé de l’objet cinématographique. Le temps a passé et son avis sur les séries TV a changé. Il faut dire que plusieurs classiques ont largement augmenté les standards, la qualité et les attentes envers les séries, citons Breaking Bad ou True Detective que David Lynch adore. Sa vision évolue, il voit alors la série TV comme un outil d’expérimentation, permettant de s’affranchir des conventions cinématographiques. Le 21 Mai 2017 sur Showtime, il répond à la promesse laissée à la fin de la saison 2. C’est le début de The Return, un ovni audiovisuel, le chant du cygne d’un grand artiste.

Twin Peaks (TV Series 2017) - IMDb

The Return : l’OVNI 

L’intérêt de The Return peut être résumé par une phrase : « Que reste-t-il de l’âme de Twin Peaks aujourd’hui ? ». Telle est l’ambition de cette saison, œuvre hybride qui fait la synthèse d’une longue et riche carrière. The Return est une « anti-série » dans le sens ou elle s’est affranchie de tous les codes d’une série. C’est une œuvre à prendre dans son entièreté, il ne faut pas s’arrêter à tel ou tel endroit, elle nécessite une vision d’ensemble. En effet, The Return a d’abord été tourné comme un long film de 18h. Lynch a ensuite décidé au montage d’adopter une narration éclatée qui s’adapterait à des épisodes de série de moins d’une heure. Ici, pas de cliffhanger pour vous maintenir dans la série, ni d’autre façon de narrer dans le seul but de capter l’attention. Les épisodes s’enchainent sans réel fil rouge fort, les intrigues secondaires sont confuses. Tout ne prend sens (et encore) qu’une fois la dernière minute achevée.

Certes la série apporte des réponses, mais une fois terminée, il reste tant de choses à interpréter. Le résultat est troublant comme rarement. Le reste s’apparente plus à un long moment de flottements ou les scènes s’enchainent entre elles sans liens explicites. Mais le tout fonctionne, parce que Lynch a ce talent de capter notre attention avec des scènes anodines ou surréelles. D’ailleurs il se lâche dans cette saison, en proposant des scènes expérimentales et fantastiques complètement folles. Une telle propension à l’expérimentation visuelle relève plus du cinéma que de la série. En clair, The Return est un objet unique et inclassifiable dans le paysage audiovisuel.

Ce simple changement de forme montre que du temps a passé depuis 1990. Lynch n’est plus le même que cette époque, c’est un homme accompli qui a fait ce qu’il devait faire. Sa belle dégaine d’antan laisse place à des rides et des cheveux blancs. Il est impossible, artistiquement, de refaire du Twin Peaks des années 90 après un Lost Highway, Mulholland Drive ou Inland Empire. En ce sens et rétrospectivement, FWWM se rapproche de ce que peut être The Return. Il faut donc voir The Return comme une synthèse du style lynchien. Par ailleurs, c’est une occasion pour lui de former son casting fétiche, avec la présence de Naomi Watts et Laura Dern notamment. Techniquement aussi, le résultat est drastiquement différent. Entre temps, des acteurs sont partis, d’autres décédés, en retraite…réunir le casting original est impossible. La société d’aujourd’hui n’est plus la même que celle d’avant, notamment en termes de technologie. The Return prends ceci en compte, en partant du principe que tout le temps écoulé le fut également au sein de l’univers de la série. Twin Peaks a changé, ce n’est plus la même. Les visages familiers ont vieilli, les moyens de communication ont changé, le rythme de vie diffère. Twin Peaks n’est plus l’histoire d’une bourgade perdue dans les Etats-Unis, cette saison se déroule dans plein de lieux divers et variés ou les nouveaux visages défilent. C’est tout simplement brillant, Lynch ne cède pas à la nostalgie facile pour livrer une conclusion ancrée dans la réalité actuelle.

Avec un tel environnement, difficile de retrouver « l’âme de Twin Peaks » telle qu’on l’a connu. The Return montre ce qu’il reste des personnages dans ce cadre, avec le quotidien morose du bureau de sheriff de Twin Peaks, les va et viens de ce qu’il reste de Cooper aux Etats-Unis, ou Gordon Cole et son équipe, a la recherche de Cooper. The Return est donc une œuvre qui joue sur la nostalgie. Dans le sens littéral du mot, nous revenons à Twin Peaks. Or ce n’est pas celle que l’on a connue. Mais la série s’amuse à titiller subtilement nos cordes sensibles en faisant des références au Twin Peaks que l’on a connu sous une forme différente. C’est par exemple ce qu’il reste de Cooper lorsque ce dernier n’a pas la réaction attendue en mangeant une tarte à la cerise. De ce fait, The Return fabrique une attente. On se pose la question suivante « quand est-ce que Twin Peaks reviendra à moi ? ». Jamais une œuvre n’aura été aussi juste dans son traitement de la nostalgie. C’est entre ces passages que Lynch cale le portrait de Laura Palmer accompagné de son fameux thème, les larmes peuvent vite monter aux yeux…Le méta texte va encore plus loin, puisque c’est Gordon Cole, donc l’insertion de Lynch, qui cherche Cooper, qui cherche Twin Peaks, et c’est Diane, les accompagnant, qui ne retrouve pas le Cooper qu’elle a aimé.

The Return est marqué par un mystère ambiant soumis à l’interprétation. A de nombreuses reprises, des explosions visuelles viennent marquer le récit. Visuellement elles sont épatantes. Elles ont beau être surréalistes, la mise en scène fait que l’on peut les prendre au sérieux. Ces scènes sont extrêmement stimulantes, car notre cerveau ne sait pas comment les interpréter. Alors, les sens prennent le dessus sur tout. On ressent ce rêve, ce cauchemar, c’est très onirique. Lynch a le secret de ne jamais tomber dans le ridicule. Ces scènes n’ont pas pour but de faire du remplissage histoire de combler le scénario. Non, elles s’inscrivent dans une expérience sensorielle globale, celles des phrases répétées plusieurs fois durant la saison « is this the past ? or the future ? »,« the past dictates the future », « we live inside a dream ». Tout se mélange, c’est si beau, cette impression de vivre des choses abstraites ; comme si Lynch nous donnait la vérité sans jamais en percevoir le véritable sens. L’épisode 8 est l’apothéose de cette volonté, la série se met comme en pause pour proposer un moyen-métrage en noir et blanc qui enchaine les bizarreries visuelles. Nos sens sont aspirés dans ce tourbillon visuel. C’est merveilleux et si stimulant !

Une expérience visuelle parmi d’autres…

Comment conclure The Return sans évoquer les deux épisodes finaux ? L’épisode 17 est le climax de toute une histoire qui a débuté il y a des années, le problème semble enfin résolu. La tension monte et les fulgurances s’enchainent comme jamais, c’est tant prenant de voir une intrigue qui dure depuis si longtemps prendre fin. Puis, durant les dernières minutes de cet épisode, c’est un rêve que l’on vit avec les personnages. We live inside a dream n’a jamais été aussi vrai que ces dernières minutes. Dans une sorte de parenthèse faisant une référence directe à FWWM, Lynch termine de la façon la plus onirique qui soit. Nous vivons un rêve. Jamais il n’aura fait preuve d’autant de poésie et de beauté, la scène nous émeut au plus profond de nous-même. Lynch parle à nos sentiments avec le rêve.

Mais…Lynch le sait, le voyage ne peut pas se terminer d’une façon aussi facile après toutes ces années. Dans un goût toujours aussi prononcé pour le cryptique, le final de The Return nous délivre l’anti-climax le plus difficile à saisir. Le dernier épisode va au-delà des adieux, il se situe dans l’après. Tout est fascinant, nos repères ont complètement disparu. Lynch nous offre sa dernière énigme dans un final audacieux. On ne comprend rien, mais la poésie et la fascination restent toujours si puissantes. Tout ce mystère continue jusqu’aux trente dernières secondes, ou la série nous propose une dernière énigme, avant de s’éteindre sous un cri strident. N’est-ce pas là aussi la meilleure incarnation du rêve ? Celle qui consiste à nous faire vivre une expérience hors du temps, impossible à rationnaliser, où tous nos repères ont changé de formes. The Return délivre une fin troublante, osée, qui nous hante indéfiniment. Que reste-t-il réellement de l’âme de Twin Peaks ?

We live inside a dream

Vous l’auriez compris, Twin Peaks est une œuvre remplie de passions. C’est une expérience riche qui nous fait passer par toutes les émotions possibles. Lynch-Frost ont accompli quelque chose de rare, ils sont à l’origine d’une fiction, unique et stimulante. Le spectre de Twin Peaks rode au-dessus de nous. Nos peurs sont exaltées par ses thématiques, nos sens sollicités par ses expérimentations visuelles, notre imagination soumise à sa fascination, notre cœur excité par le rêve. L’âme de Twin Peaks vit dans ses spectateurs, elle est immortelle, car elle ne cessera de nous étonner éternellement.

Amir Naroun