Voilà maintenant près d’un mois que le Rapport Duclert sur le rôle de la France au Rwanda avant et pendant le génocide est paru. Ainsi, dans le contexte de ce mois d’avril qui correspond il y a 27 ans au début du génocide, il semble que l’outil historique offre la potentialité d’un recul qui appelle de façon urgente à un enseignement historique. Ce recul pourrait prendre plusieurs voies, mais ce ne doit pas être celle de l’invisibilisation.
Mon objectif dans ce papier n’est pas de vous faire un enseignement sur le Rwanda et le génocide de 1994 qui a duré 100 jours. Non, je constate simplement plusieurs choses : tout d’abord une certaine ignorance de la société française, sûrement encore plus forte dans la génération post-1994. Cette ignorance, ça a été pendant très longtemps la mienne (et elle est sûrement encore en partie présente). J’ai découvert véritablement la question du génocide au Rwanda il y a à peine quelques semaines. Je savais qu’il y avait eu un génocide mais je ne savais pas vraiment quand, je savais qu’il y avait une dimension ethnique mais c’est à peine si je connaissais les noms d’Hutu et Tutsi. En bref, je ne connaissais rien. Cette méconnaissance profonde était peut-être seulement la mienne et dans ce cas ce papier n’a pas grand intérêt, mais je pense en réalité que cette méconnaissance est un peu plus profonde que cela.
En effet, au cours de ma scolarité, c’est la première année que j’entends réellement parler du génocide des Tutsis. Il est certain que les programmes historiques se font généralement sur des périodes, et que donc au cours de certaines années, il est tout à fait normal et concevable que la question de l’enseignement historique du génocide au Rwanda ne se pose parfois pas. Cependant au cours de mon lycée, alors que le XXème siècle est assez largement passé en revue, je n’ai jamais entendu de mention de ce génocide et c’est peut-être le fond du problème.
Alors oui, il est vrai que les programmes historiques sont déjà très denses et qu’il est évidemment impossible de tout étudier. C’est déjà le cas, des évènements importants sont déjà assez largement laissés de côté (comme la guerre d’Indochine par exemple). Construire des programmes c’est faire évidemment des choix, mais au fond, pourquoi ne pas faire celui de l’enseignement du génocide au Rwanda, de ses dessous et du rôle de la France ? Car la France est au minimum dans une position de responsabilité sur cette question. Alors oui, le Rwanda n’est pas lié à la France de par son passé colonial, mais il n’en demeure pas moins que la France, à partir des années 1970, a établi des liens avec le Rwanda qui débouchent forcément sur la question des lourdes responsabilités françaises. Il y a eu des relations fortes entre France et Rwanda et leur dénouement profondément horrible oblige à faire de cette question une partie de l’Histoire française qu’il convient d’étudier.
En plus du rôle incontestable de la France, d’un point de vue historique, le consensus autour de cette question est en train d’émerger. Il reste évidemment des points de débats, mais quand ils peuvent s’appuyer sur de réels faits scientifiques alors je les considère plutôt sains. Oui, la question de la complicité de la France est encore potentiellement en débat, mais en plus des historiens c’est au tour d’autres acteurs d’intervenir, comme des juristes, afin de définir cette notion de complicité. L’idée de potentielles poursuites en France concernant des responsables en poste à ce moment-là commencent à émerger, et quand on connaît les liens assez personnels de Mitterrand avec le dictateur rwandais ainsi que la persistance aujourd’hui d’Hubert Védrine dans des thèses négationnistes, la question de la sérénité pour un bon enseignement du génocide au Rwanda se pose.
Mais je pense que cette sérénité peut être atteinte. Premièrement, parce que si des fautes françaises sont condamnables juridiquement, alors elles doivent être condamnées. On peut légitimement se demander si l’histoire doit réellement reculer lorsque des questions sont politiquement sources de tensions, car les faits commis en 1994, eux, ne changent pas. Aussi, l’enseignement de l’histoire n’a pas reculé devant le défi d’enseigner la guerre d’Algérie et cela dès le lycée (et même avant) alors que le sujet de la guerre d’Algérie reste même encore aujourd’hui un sujet qui met mal à l’aise la France.
Comme je l’ai dit, un consensus historique commence à émerger dans la société, avec notamment la publication de deux rapports (en France et au Rwanda). Ces rapports sont potentiellement loin d’être parfaits, l’équipe du rapport Duclert ne contient en son sein aucun historien véritablement spécialiste de la question. L’ouverture des archives n’a pas été complète et certaines ont été détruites. Oui, certaines questions n’ont pu être tranchées et certaines questions subsistent, notamment sur l’attentat contre Habyarimana (« Président autoritaire » Hutu à la tête du Rwanda entre 1973 et 1994) le 6 avril 1994, date du début des massacres. La thèse d’un attentat mené par les Tutsis avait d’abord été privilégiée, avec un appui juridique. Mais cet appui est ensuite passé vers la thèse d’un attentat mené par des Hutus radicaux, en désaccord avec le cessez le feu de la guerre civile. Finalement même si cette question subsiste, elle ne peut à elle-seule empêcher un enseignement historique du Rwanda, le doute faisant partie intégrante de ce travail, car des découvertes et des précisions historiques se produisent en permanence et sur tous les sujets.
Malgré tout, les potentielles réserves que j’ai souligné – contrairement à ma position – pourraient pour certain.e.s remettre en cause la possibilité d’un enseignement historique du Rwanda et du rôle de la France dans celui-ci. Ce dernier a pourtant fait entre 800.000 et 1 million de morts. Ce bilan terrible pourrait tout de même mener à un enseignement de l’histoire à travers la mémoire. L’immense force disponible sur ce sujet est la prise de parole, l’organisation et la force des rescapés du génocide. Il est rare sur de tel sujets d’avoir autant de témoignages qui reflètent la vie de ceux qui ont été en contact avec le génocide, ou même d’autres qui ont vécu sur place et en ont été évacués, comme c’est le cas de ressortissants français. Du fait d’une colonisation allemande mais surtout belge, la possibilité d’une expression par le français rend cette mémoire encore plus fort bouillonnante.
Aujourd’hui, alors que des enseignements de spécialité se sont mis en place pour le Bac depuis 2019, la mémoire continue à être étudiée, notamment avec la guerre d’Algérie, mais aussi, la mention : « La justice à l’échelle locale : les tribunaux gacaca face au génocide des Tutsis » au sein de la spécialité d’enseignement histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques en terminale générale. Le côté mémoriel du génocide des Tutsis est donc maintenant ancré dans les programmes et je m’en réjouis. Cependant, cette mention dans les programmes – qui plus est dans un enseignement de spécialité – n’est pas suffisant. Les tribunaux gacaca (qui sont des tribunaux communautaires de village au Rwanda) sont importants d’un point de vue mémoriel, mais le sujet reste local et laisse donc la possibilité d’éviter la question du rôle de la France dans le génocide.
Pour finir, je ne vois pas de barrière de fond remettant en cause la mise en place en France d’un véritable enseignement de l’histoire du génocide au Rwanda, tant sous un angle mémoriel que d’une manière plus directe et « classique ». La question de savoir si l’enseignement mémoriel est une bonne façon d’enseigner l’histoire n’est pas mon sujet et même si j’ai mon avis dessus, je me réserverai car je ne me sens pas du tout assez compétent et légitime pour en juger. Le fait est que cet enseignement mémoriel a lieu, mais il ne peut pour autant laisser de côté la question du génocide des Tutsis. Ma position est davantage celle d’un étudiant, ancien élève au Lycée, et qui constate aujourd’hui à quel point je ne connaissais rien ou presque de cette question qui est pourtant fondamentale dans l’histoire récente de la France. Alors, que cela soit sous un angle mémoriel ou non, il semble que le temps est venu pour un réel enseignement de l’histoire du génocide Tutsi au Rwanda et du rôle de la France.
Lucas BERTRAND