Peu d’hommes ont été aussi proches que lui d’un Président de la République, et encore moins aussi longtemps. Jacques Attali, 78 ans, a été le conseiller spécial de François Mitterrand de 1981 à 1991, survivant aux défaites électorales, aux remaniments et à la cohabitation “de combat” entre Jacques Chirac et le président socialiste qui en sortira par ailleurs vainqueur. Il a accepté de répondre à nos questions, n’épargnant – presque – aucun sujet : institutions nationales, relations internationales, les septennats de Mitterrand ou encore l’enjeu des GAFAM…
La Manufacture : Cette année furent célébrées les 40 ans de l’élection de François Mitterrand. De quand date votre première rencontre avec l’ancien Président de la République ?
Jacques Attali : C’était dans un restaurant en 1965. Je lui avais demandé comment je pouvais me rendre utile. Il m’a proposé de prendre une circonscription électorale, ce que j’ai refusé. On s’est revu en 1968. J’étais alors stagiaire à l’ENA, dans la Nièvre précisemment. Il m’a demandé de le conseiller dès 1974, j’étais alors son Directeur de Cabinet, extérieur à la mécanique du Parti.
Étiez-vous préparé à assurer les fonctions de “conseiller spécial” ? En quoi cela consistait-il ?
On n’est jamais préparé à de telles fonctions, surtout que ce titre n’existait pas avant moi. Cela consistait à faire beaucoup de choses ! Être dans le bureau d’à côté, filtrer les notes qui arrivaient vers lui pour vérifier si elles étaient dignes d’être reçues par lui, assister à tous les entretiens internationaux, le représenter dans les réunions de négociations au G7 et au Conseil Européen, assister aux Conseils des Ministres, aux Conseils de Défense, et à beaucoup d’autres choses…
Quels sont selon vous les grands moments marquants des deux septennats de François Mitterrand ?
Tout d’abord, les deux premiers mois du premier mandat, durant lesquels on a fait passer toutes les lois prévues dans les programmes antérieurs : les lois de décentralisation, l’abolition de la peine de mort, la libération des ondes, les nationalisations, les grandes lois sociales… C’était des moments charnières. Parmi les autres grands moments : la décision de mars 1983, la première cohabitation de la Vème République lors de laquelle il a fallu fixer des règles qui n’existaient pas avant. C’était un travail de pionnier très dur en termes de combat politique. Autre moment marquant : 1989, le bicentenaire de la Révolution Française, durant lequel on a invité une quarantaine de chefs d’État.
Vous mentionnez la première chohabitation, comment perceviez-vous la relation entre François Mitterrand et Jacques Chirac ?
C’était des relations de combat. Jacques Chirac espérait que François Mitterrand allait démissionner au plus vite, or Mitterrand a tenu.
Le 9 octobre 1981, la peine de mort fût abolie en France. Quels autres ministres, au cours de la Vème République, vous ont autant impressionné par leur courage et la force de leurs convictions, que Robert Badinter ?
Il faut savoir que Robert Badinter, qui a été un très grand avocat et un très grand ministre, n’aurait pas dû être Garde des Sceaux. Maurice Faure l’était, et c’est parce qu’il a démissionné que Robert Badinter l’est devenu. La peine de mort a été abolie avant tout par François Mitterrand, n’importe quel autre ministre l’aurait abolie. Peu de ministres ont eu son charisme et sa liberté.
En plein commencement de la campagne présidentielle, certains candidats appellent déjà à rénover les institutions et à passer à une VIe République. Que leur répondez-vous ?
Je crois au contraire que la Vème République a tout à fait son avenir en France, à condition de l’amender : il faut revenir, entre autres, au mandat à sept ans.
Il y a tout de même une crise de défiance envers le monde politique qui s’est accrue ces dernières décennies. Quelles solutions apporter face à ce défi démocratique ?
Il faut à tout prix rendre aux citoyens davantage de pouvoir. Pour cela, il faudait permettre le vote électronique à toutes les élections et également développer le mécanisme des référendums.
L’Union Européenne a survécu à une décennie de turbulences. Comment percevez-vous l’avenir de la communauté européenne ?
Je redoute les divisions qui peuvent être à craindre, notamment en Hongrie, en Pologne, en Italie et même en Allemagne… tout est malheureusement possible. Et pourtant, nous avons tous intérêt à être en situation d’intégration et de coopération, et je ne pense pas, au fond de moi, que cela se termine comme cela.
La rivalité entre Washington et Pékin domine de plus en plus les esprits. L’Europe a-t-elle intérêt à se rapprocher de Moscou ?
La Russie est Européenne. Nous avons tout intérêt à nous rapprocher d’elle. Mais il faut aider la Russie à devenir davantage démocratique, et ça nous prendra du temps.
Comment jugez-vous le quinquennat d’Emmanuel Macron ? Quelles ont été les réussites et les erreurs réalisées depuis 2017 ?
Ne veut pas se prononcer.
Anne Hidalgo peut-elle devenir la première Présidente de l’Histoire de la République Française ?
Il est bien trop tôt pour le dire !
La candidature d’Éric Zemmour vous inquiète-t-elle ?
Oui, elle m’inquiète. Son discours est fou mais heureusement, sa candidature est extrêmement marginale. Il est raciste, anti-démocratique et ment très souvent ? Il peut être le réceptacle d’une colère de certains Français victimes des évolutions non maîtrisées. Quoi qu’il arrive, une partie de la population française votera toujours contre Éric Zemmour.
Dans votre Histoires des Médias (Éditions Fayard), vous préconisez le démantèlement des réseaux sociaux. Que leur reprochez-vous ?
Je pense que ce sont des services publics… ils sont remarquables je ne leur reproche rien ! Et c’est parce qu’ils sont remarquables qu’ils doivent davantage être sous le contrôle des institutions publiques internationales et qu’ils ne doivent pas prendre le contrôle de toutes les innovations. Je ne propose pas le démantèlement, mais que les puissances publiques sachent en détail ce qu’il se trouve dans leurs algorithmes.
Enfin, une petite touche littéraire : quelles ont été vos lectures préférées lorsque vous étiez étudiant ?
Parmi toutes mes lectures favorites et marquantes, Crime et Châtiment, Don Quichotte, La Tempête de Shakespeare, Le Comte de Monte-Cristo mais aussi et surtout, tout Balzac, tout Flaubert… et même s’il faut se restreindre, j’ajouterais aussi tout Zola et tout Dostoïveski !
Propos recueillis par Enzo Caillaud-Coz