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Le Dom Juan de David Bobée

Le Crépuscule des idoles : la formule de Nietzsche aurait pu, tout aussi bien, vouloir désigner le Dom Juan de David Bobée.

Deux membres de La Manufacture ont pu voir la pièce fin novembre, grâce à l’amabilité du Théâtre du Nord. Celle-ci a repris, il y a quelques jours, son parcours entre des villes de France ; vous trouverez les dates assez aisément, qui s’étendent jusqu’à avril. Ci-dessous donc, les retours de deux spectateurs lillois, gageant que leurs regards amateurs pourront aguicher les vôtres.

 

Souvent, on a fait de Dom Juan le modèle du libre penseur, un rebelle admirable — ou alors, on l’a dit premier ‘grand’ séducteur, transformé son insistance en performance avec une admiration certaine. Mais, dans toutes ses incarnations, Don Juan tue, viole, trompe, manipule : en 2023 plus que jamais, il est de ceux qu’on condamne, ou qu’on feint d’oublier. Ainsi, au collège, on préfère enseigner le texte de Molière comme une sorte de conte, ou une fable de moraliste ; mais c’est encore une fois écarter un aspect essentiel du texte, et ce qu’il a à tous temps de très actuel : Dom Juan n’est pas un génie du mal, pas un fourbe ni tout à fait un bandit : il n’est, comme le disait Jarry à propos d’Ubu, qu’un “parfait anarchiste” : un homme qui, puisqu’il a oublié ses leçons de morale, ne se laisse guider que par des pulsions du reste très communes. Ici, on le sait, il s’agit d’en faire une sorte de prototype MeToo. S’agira-t-il, alors, d’une relecture, ou bien d’un retour au propos originel du texte ? Nul ne sait jamais le dire, même si tout le monde semble avoir un avis sur la question ; mais, même si Molière n’avait pas dit tout ça, n’est-ce pas la preuve d’une admirable maîtrise, que de faire croire à certains qu’il l’a écrit ?

Dans le dossier de presse, David Bobée dit avoir voulu montrer, dans Dom Juan, « quelque chose contre lequel [il] lutte depuis toujours ». Cependant, avec subtilité : « le salaud peut aussi être un héros ». C’est cet aspect-là qui, dans la première partie de la pièce, surprend et frappe le plus : s’il est rarement vraiment un héros, le personnage de Radouan Leflahi exhale tant la prestance, la maîtrise, qu’il parvient à rendre Don Juan, même pour un public plus qu’averti, extrêmement séduisant. Le jeu des autres acteurs, de leur côté, semble souvent vouloir souligner la naïveté, la fragilité des autres personnages, qui par ailleurs sont souvent les victimes de Dom Juan : quand on voit ce dernier ridiculiser en débat Sganarelle, partisan de la religion mais joué à la façon d’un rôle comique, on se dit qu’il est, sur la scène, le plus raisonné et peut-être le plus raisonnable — quand on le voit, pour s’amuser, manipuler aisément Elvire ou Pierrot, on ne peut s’empêcher de sourire et d’admirer ses talents d’improvisation et de séduction. La pièce, ainsi, nous entraîne assez vite nous-même dans la toile de Dom Juan ; ce faisant, elle évite le cliché plaisant mais irréaliste que serait un Dom Juan fragile, faible et peu convaincant.

C’est là, surtout, qu’apparaît chez le spectateur la tension qui fait tout l’intérêt de cette mise en scène. David Bobée nous rappelle que nous, spectateurs du XXIème siècle, nous avons quelque connaissances supplémentaires qui devraient, en tant que victimes potentielles, nous freiner : l’Histoire et peut-être aussi, celle à laquelle on ne met pas de majuscule. Il reprend pour cela l’imaginaire des statues, celles qu’on déboulonne aujourd’hui, celles qui, dit-il, « nous encombrent ». Encombrant, pesant même, tout mot est ici un euphémisme : il est difficile de ne pas ressentir un certain malaise en découvrant, quand le rideau se lève, le corps nu d’Illissos, en forme d’une gigantesque sculpture de marbre qui s’étend tout le long de la scène. Le corps musculeux, au pénis tranché curieusement exhibé, évoque sans le dire, tout le pire des actions de la chair, comme pour mettre en relief l’attrait que peut exercer sur nous la vie de plaisirs de tous les Dom Juan. Par la suite, tout au long de la pièce, les statues s’amoncellent, se morcellent aussi : alors, comme pris en parallèle, Dom Juan se fait de plus en plus pesant, impulsif, ses excès immoraux scandalisent plus franchement (notamment face à une autre statue, celle du commandeur et de sa vertu). Avant sa mort, Dom Juan semble se statufier lui-même, avec une sorte de glaise : tout un symbole..

On retient particulièrement, dans cet esprit, le moment du dîner : dans la pièce de Molière, l’épisode qui prend place chez Dom Juan est déjà, par rapport à d’autres versions de la légende, excessivement long — ici, il le semble encore plus tant tout, dans les jeux, l’image, le son, semble dramatisé à l’excès, l’ensemble, appuyé par un travail de mise en scène brillamment évocatif et une musique de fond qui, sans qu’on la remarque très particulièrement, appuie bien la tension. Du domicile de Dom Juan, après les innombrables visites, on sort épuisés par le surinvestissement émotionnel induit par l’intrigue : énièmes faux dénouements, retournements de situations, et surtout l’effet génial de tension induit par l’éclatement occasionnel d’effets sonores diffusés à un volume très élevé. Cela pourrait être involontaire, et handicapant, mais ici tout semble servir le propos : à la fin les extravagances de Dom Juan ne peuvent plus amuser et, au moment même où tous ceux qu’il a humiliés ont l’audace de lui faire face, au moment où ils semblent tous se rejoindre en la voix assourdissante du commandeur, ses mensonges et ses stratagèmes sont devenus pour tous des caprices pesants, énervants, scandaleux, alors que la montée de la tension et le temps long ont réussi à rendre le spectateur plus irritable. Alors la fin apparait comme elle le doit : une délivrance, avec une mise en scène qui rappelle celle du prologue, reprenant ainsi un schéma classique — situation initiale-…-dénouement — qui rassure le spectateur.

En réalité, la force de cette version du Dom Juan prend racine dans ce qu’elle fait du « prologue » de Molière. David Bobée choisit, dans le fameux premier monologue de Sganarelle, de remplacer le mot « tabac » par « théâtre », faisant ainsi référence aux travaux d’interprétation de Paul Audi. Celui-ci voulait voir dans le texte une référence à la vision traditionnelle d’un théâtre « catharsis », qui fait vivre le pire pour vouloir l’empêcher. Ici, c’est ce qu’on a, et pas seulement le théâtre moralisateur auquel on pouvait s’attendre : Bobée et son équipe parviennent, sans sembler changer un seul moment du texte, à l’investir d’une vie, d’un impact émotionnel qui lui manque souvent. A l’actualiser aussi, puisque le parallèle avec l’actualité semble omniprésent : on note la symbolique des statues, mais aussi, parmi les victimes de Dom Juan, la référence à plusieurs populations qui sont à de nombreux regards les victimes d’aujourd’hui. S’ajoute ainsi une nouvelle dimension au caractère scandaleux de Dom Juan, quand il se moque gratuitement du surpoids de Monsieur Dimanche — ou, quand il se moque de l’accent de Pierrot et Charlotte, joués par deux étrangers — enfin, quand la figure d’autorité qu’incarne Dom Louis, et à laquelle il manque de respect, devient ici une figure maternelle. A noter aussi, mais c’était bien sûr, que les performances sont excellentes, et que, si le texte original ne donne souvent pas de background suffisant à chaque personnage, le très bon choix des costumes suffit souvent à leur assurer substance, caractère et compassion ; je me souviens notamment d’une nuance admirable entre la simplicité modeste de l’habit blanc des paysans, et celle, à l’air plus noble en accord avec l’histoire du personnage, de la robe blanche d’Elvire — de l’homme pauvre rencontré dans la forêt, habillé comme une sorte de clown triste — de la façon dont Dom Juan entretient son narcissisme en se défaisant rapidement, quand il doit se déguiser, d’un costume qui le rendait ridicule — de la cape rouge qu’il porte à sa propre fin, et qui lui donne l’air tragique d’un seigneur shakespearien.

Mathieu Ortlieb

 

La mise en scène de David Bobée, dans un écrin moderne, revient à la racine du texte de Molière. La postérité a trop souvent ôté à Dom Juan son sens péjoratif originel en faisant de lui l’archétype du grand séducteur et du libre penseur, Bobée a voulu lui rendre ce sens premier. Sur une scène dépouillée, il accumule peu à peu les statues ruinées, vieilles idoles effondrées et démembrées à l’image de celle qu’il cherche à abattre. Là où le théâtre moderne a trop tendance à vider la scène de tout décor dans le but, certes louable, de ne pas détourner le regard du spectateur du jeu des acteurs, les planches ne font ici que s’encombrer et toutes ces sculpture sont intégrées à merveille pour dynamiser le jeu des comédiens (à commencer par Radouan Leflahi, habité en Dom Juan). À cela s’ajoute l’inclusion de musique et une lumière par moment particulièrement travaillée donnant à l’ensemble un aspect très cinématographique (comment ne pas songer à la sublime introduction du Dracula de Coppola en voyant la silhouette noire de Dom Juan se détacher sur le fond rouge de la scène) ou proche de l’opéra dans le grandiose de la longue chute décadente de son protagoniste.

Malgré tout, on peut noter quelques défauts à commencer par une longue et, avouons le quelque peu gonflante, introduction d’analyse vaguement philosophique sur ce qu’est le théâtre, sorte de version condensée de La Poétique d’Aristote à laquelle on aurait amputé le plus intéressant pour endosser la peau d’un chien théoricien qui joue à attraper sa queue drapée d’une réponse définitive. Évidemment, il ne l’attrape jamais et semble donc tourner en rond sans réponse pendant que l’auteur de ces lignes attend qu’on jette au gentil toutou sa baballe afin que celui-ci puisse enfin se tourner vers quelque chose qu’il peut concrètement atteindre. On ajoutera à cela une poignée d’idées de mise en scène parfois peu explicites mais fort heureusement, après la représentation se tient un échange avec le metteur en scène et les acteurs qui offre quelques clefs bienvenues. Enfin, on mentionnera un défaut lié au texte de Molière qui est que quelques personnages sont à peine qualifiables comme tels compte tenu de leur sous développement extrême, surtout si on les compare à leurs équivalents du Don Giovanni de Molière qui était à l’opéra de Lille le mois précédant où ces mêmes personnages avaient le droit à un peu plus d’étoffement.

En conclusion, David Bobée livre ici une mise en scène vivante, marquante, parfois envoûtante même, bien servie par des acteurs impliqués. Sans être exempte de quelques défauts, elle saura captiver le spectateur et remettre avec talent sur le devant de la scène une œuvre au propos d’une étonnante modernité. Bobée ne fait pas ici que mettre en scène une œuvre qualifiée de classique au sens le plus scolaire du terme qu’il aurait choisi pour ce statut. Il connait son vrai sens et ravive son message comme on raviverait la flamme d’une bougie mourante que certains souhaiteraient maintenir inchangée et muséifiée dans le formol sanctifié qui embaume ces classiques intouchables. Il sait ce que raconte le texte et c’est en connaissance de cause et pour ce qu’il raconte qu’il le porte sur les planches, et avec succès.

Hippolyte Andrieu-Rebel

CRÉDIT PHOTO : Arnaud Bertereau

Les prochaines représentations :

  • 16 et 17 janvier 2024 – anthéa, Antipolis Théâtre d’Antibes (06) 
  • 21 au 23 février 2024 – Le Quai, CDN Angers Pays de la Loire (49) 
  • 13 au 15 mars 2024 – Théâtre de Caen (14) 
  • 21 et 22 mars 2024 – Le Manège Maubeuge, Scène Nationale à Maubeuge (59) 
  • 10 et 11 avril 2024 – Les Quinconces-L’espal, Scène Nationale du Mans (72) 
  • 17 et 19 avril 2024 – Théâtre de la Ville de Luxembourg, Luxembourg
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