A seulement 50 kilomètres de Madrid, cette basilique nichée au cœur de la Sierra de Guadarrama est repérable de loin, avec sa croix de granit de 150 mètres. Inaugurée en 1959, le site constitue le testament architectural du dictateur légué à l’Espagne.
Rendez-vous est donné à San Lorenzo del Escorial. Depuis la gare routière part le car pour la vallée de Los Caidos. Ici, le guichetier semble avoir disparu. Je ne peux acheter mon billet et me résigne à patienter en attendant l’arrivée du bus 660. C’est le seul départ quotidien, alors pas question de le louper. La destination ne semble guère avoir de succès, je suis seul dans le bus. A peine quelques minutes après le départ, nous voilà au pied de cette imposante montagne. Descente obligatoire pour prendre son billet, car le domaine est clos. L’ascension peut débuter, je suis un peu inquiet par ce voyage, tandis que le conducteur me distille quelques explications. La route semble interminable, en contrebas on aperçoit un village encore habité. Après 20 minutes de trajet et avoir failli écraser un chevreuil, nous voilà au pied de la basilique. « Le retour est à 17h30 » me lance le chauffeur. Un petit chemin nous sépare de la basilique, je croise beaucoup de familles, drôle de sortie pour un dimanche après-midi.
Une lente évolution vers un lieu de pèlerinage à la mémoire des républicains
Le monument fait polémique et pour cause, il a été construit par des prisonniers républicains lors de la guerre civile. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que nous ne sommes qu’aux balbutiements de la mue de cette basilique à la gloire du « caudillo » vers un lieu de mémoire. Vous ne verrez pas de plaques commémoratives, ou toute forme de parcours racontant les conditions de construction de cette grotte, creusée dans la montagne durant vingt ans. Une commission d’experts préconisa pourtant l’installation en 2011 d’une exposition permanente sur l’histoire du site, mais son rapport fut enterré quelques mois plus tard avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement conservateur de Mariano Rajoy.
Une immense esplanade de 30000 mètres carrés offre une vue brumeuse sur les montagnes. Elle est faite d’immenses dalles qui ne contrastent guère avec le gris du ciel. Dominante, la croix érigée sur le rocher supérieur intimide le visiteur, il parait que c’est la plus grande au monde. A l’intérieur du cratère, une longue nef de 280 mètres nous conduit jusqu’au chœur. L’eau semble s’infiltrer, les gouttes tombent dans des seaux venant rompre un silence de plomb. De part et d’autre, deux anges en position de surplomb nous épient du regard avec leur épée, nous rappelant les valeurs guerrières exaltées par l’art officiel de l’Allemagne nazie. Terrifiant. Cette architecture en dit long sur les obsessions du maître d’ouvrage. Les grands mythes catholiques sont omniprésents : les croisades, l’Apocalypse, qu’on tente d’examiner les yeux écarquillés tant l’ambiance est sombre. On continue de s’enfoncer vers l’immense coupole de 42 mètres de circonférence. La fresque en mosaïque représente les morts de l’Espagne montant vers Dieu. Parcouru d’un frisson, je prends conscience qu’ils reposent à nos pieds. Environ 27000 nationalistes et 10000 républicains, côtes à côtes.
Un site « expurgé » de sa symbolique franquiste ?
Jusqu’en 2019 trônait dans l’autel central la pierre tombale de leur bourreau, Fransisco Franco. Depuis, le gouvernement socialiste de Pedro Sanchez a exigé l’exhumation de sa dépouille vers le cimetière de Mingorubbio, en banlieue de Madrid. Le Premier Ministre soulignait alors que « l’Espagne ne peut pas se permettre, en tant que démocratie consolidée et européenne, des symboles qui divisent les Espagnols ». Suffisant pour en faire un lieu de mémoire de la répression ? A l’origine, El valle de los Caídos (la vallée de ceux qui sont tombés) devait rendre hommage aux “héros et martyrs de la croisade”, avant que le dictateur ne décide d’exhumer ici toutes les victimes de la guerre civile, parfois sans même que leurs familles n’en soient informées. La loi de mémoire démocratique adopté en 2022 par le gouvernement Sanchez aura permis de rendre plusieurs centaines de dépouilles des victimes de la répression à leurs familles. Le lieu est également renommé à cette occasion Vallée de los Cuelgamuros, pour rompre avec la sémantique franquiste. En 2023, c’est au tour de la dépouille de Primo de Riveira, fondateur de la Phalange d’être exhumé, suscitant l’ire de l’extrême droite.
En repartant, je croise quelques personnes âgées, assises sur des fauteuils roulants. Peut-être ont-ils une partie de leur famille enterrée ici ? Dans un lieu aussi intimidant, difficile d’imaginer une quelconque forme de recueillement. Il manque des noms, des visages, une perspective historique pour que ce site ne se transforme pas en un lieu touristique aseptisé où l’on vient « pour la belle vue sur les montagnes »