L’année 2024 s’est achevée et son identité musicale stabilisée. Aucunement question de dresser ici le classement d’une centaine de sorties marquantes mais plutôt de comprendre, au travers de quelques albums récents, une part du paysage musical de 2024.
The Cure, Fontaines D.C : l’ancien et le nouveau monde
Sur fond d’un retour médiatisé d’Oasis, The Cure et Fontaines D.C sont parvenus à s’affranchir des réputations respectives qui les menaçaient : vieux gothiques poussiéreux et nouveaux « sauveurs du rock ».
1er novembre 2024, la sortie de Songs Of A Lost World sonne le retour de The Cure au terme d’une absence de 16 ans. Une cinquantaine de minutes durant lesquelles la voix toujours aussi juvénile de Robert Smith s’unit à un instrumental ample traversé de zébrures de guitare et pilonné par une batterie autoritaire.
Bien loin des discours de “rockeurs“ septuagénaires qui clament, index et petit doigt dressés, que le rock n’est pas mort, Smith, en convoquant ses souvenirs amers, se fait l’ombre planante d’une époque révolue et réussit l’exploit d’un universalisme transgénérationnel. A l’écoute de Songs of A Lost World, on devient l’orphelin de souvenirs inconnus et l’on est porté à considérer avec nostalgie un chemin parcouru par d’autres que soi. Un album émouvant aux allures de chant du cygne, qui ne sera pourtant pas leur dernier selon Robert Smith.
Pendant que The Cure cultive son obsession pour la fin, beaucoup, en cherchant de nouvelles têtes pour incarner les « sauveurs du rock » (une étiquette galvaudée qui a vu pas mal de front et qui, de fait, colle de moins en moins), avaient jeté leur dévolue sur un groupe émergeant en 2019 : Fontaines D.C. Les dublinois ont sorti leur nouvel album Romance en août. Ils y effectuent un virage esthétique et musical, d’aucuns diraient commercial, loin du courant post-punk dans lequel on les limitait.
Il est vrai que les foules qui abondent désormais à leurs concerts achèvent l’espoir de les revoir dans de petites salles mais cet élargissement de leur audience gratifie le groupe d’une étonnante liberté. Aussi, loin de se résumer à un tournant mainstream, Romance se dote de titres puissants (comme le single “Starbuster“ le laissait augurer) et prouve le cheminement de Fontaines D.C vers un état de maturité artistique dont on ne peut que se réjouir.
Grian Chatten, le chanteur, dont l’album solo Chaos For The Fly demeure l’une des meilleures sorties de l’année 2023, incarne désormais un personnage scénique au charisme fondé sur la fragilité. On a pu également relever la participation de Carlos O’Connell (guitare et claviers) au dernier album de Peter Perrett : The Cleansing.
Quelques jours après Romance, Oasis annonçait sa reformation dans un post Instagram lapidaire, prélude à un torrent médiatique convenu. En un claquement de doigts, les frères Gallagher ont programmé une tournée des stades à guichets fermés, que les prix prohibitifs et la tarification dynamique avaient déjà contribué à ne laisser qu’entrebâillés.
En France, c’est au groupe Bryan’s Magic Tears qu’on donnerait volontiers un stade, un champ ou n’importe quoi, pour y faire danser n’importe qui. Dans Smoke And Mirrors, sorti le 8 novembre, ce quintette convoque les références de la scène mancunienne des années 80 (The Smiths, The Stones Roses, Happy Mondays entre autres) en lui superposant des sonorités acid house. Smoke And Mirrors est d’une efficacité redoutable, il s’écoute très fort.
Kim Deal, Nick Wheeldon, Richard Hawley : voix mélancoliques
Presque un mois après la sortie de l’album des Pixies, leur ancienne bassiste Kim Deal partageait un premier album solo nettement plus convaincant. Le même jour paraissait le deuxième opus de Nick Wheeldon en 2024.
22 novembre : sortie de Nobody Loves You More de Kim Deal. L’ex-membre des Pixies et fondatrice des Breeders, signe ici un premier album solo méticuleux et envoutant, issu de séances d’enregistrement en compagnie de Steve Albini. Personnage singulier, ardent défenseur de l’indépendance musicale et collaborateur de Nirvana et PJ Harvey notamment, Albini est l’un des grands noms de la musique disparus cette année.
Dans Nobody Loves You More, la superbe voix de Kim Deal rayonne parmi des arrangements de cordes subtils, combinés au roulis percussif de la batterie. Certains titres comme « Crystal Breath », « Disobedience » ou « Big Ben Beat », interpellent par leur puissance et, tout en conservant leur pleine cohérence avec le reste de l’album, rappellent l’intensité bruitiste que l’on connait à l’artiste.
À cet égard, un titre comme « Crystal Breath » pourrait rappeler, dans son écriture, les compositions de Annie Clark alias St. Vincent dont l’album All Born Screaming paru en avril est remarquable. Son concert à la Gaîté Lyrique est disponible sur Arte, je le recommande vivement.
Le 22 novembre paraissait également Make Art de Nick Wheeldon. Le barde de Sheffield exilé en France, livre donc deux albums en 2024, autant de complaintes épurées dans lesquelles sa voix désertique se fait l’écho de joues couvertes de larmes.
Originaire de Sheffield également, Richard Hawley réalisait en mai In This City They Call You Love, un écrin de chansons country-folk magnifié par sa superbe voix de crooner.
L’Australie et le shoegaze
L’année écoulée a illustré la fougue avec laquelle la scène australienne défend son approche épurée du rock. La résurgence de références à la culture des 90s dans de nombreux domaines s’est incarnée en musique par le retour d’un genre oublié.
Pacific Highway Music de Skeggs sorti en octobre nous donne à entendre une formation surmontée, dans ce dernier album, d’une voix écorchée redoutable. Le duo est originaire d’Australie dont le rayonnement artistique n’est, cette année, pas à prouver : King Gizzard and the Lizard Wizards, Amyl and the Sneefers, Nick Cave et Pond, la scène australienne rayonne au-delà de son autarcie insulaire. Leurs voisins néozélandais, Ha The Unclear, ont également sorti l’excellent A Kingdom In A Cul-De-Sac paré de riches harmonies.
Enfin, le 6 décembre, les Français de Stuffed Foxes présentaient leur nouvel album Standardized. Le 23 novembre, j’avais assisté à leur concert à l’Aéronef et gardé le souvenir d’une forêt de manche de guitare aussi dense que les sonorités qui s’en dégageaient. Le groupe compte en effet 3 guitaristes dont la complémentarité est stupéfiante, d’autant plus sur scène.
L’épaisseur sonore de Stuffed Foxes témoigne du ravivement récent du shoegaze, un genre apparu au milieu des années 80 et caractérisé par le son ample de ses guitares saturées auquel se confondent des mélodies vocales réverbérées. Cette année, les albums de Diiv, Rendez-vous et Mondaze ainsi que le retour des fondateurs du genre2 illustrent ce phénomène de résurgence cyclique, loin de n’être qu’une exception dans l’histoire de la musique.
2Glasgow Eye de The Jesus And Mary Chain, Interplay de Ride ou le retour sur scène de Slowdive.
Les sorties mémorables de 2024
Pour finir, voici une liste personnelle de disques parus en 2024 que je juge les plus marquants, en complément des artistes surlignés dans les lignes précédentes. Bien sûr, il s’agit d’une sélection qui, en plus de comporter d’inévitables oublis, se concentre sur un registre rock au sens (très) large et occulte de fait de nombreux autres genres de musique qui mériteraient d’y figurer.
Voix remarquables
Arooj Aftab, Night Reign
Beth Gibbons, Lives Outgrown
Jessica Pratt, Here In The Pitch
Bill Ryder-Jones, Lechyd Da
Nick Wheeldon, Waiting For The Piano To Fall
Nilüfer Yanya, My Method Actor
Billie Eilish, HIT ME HARD AND SOFT
Rock classique et experimental
Jack White, No Name
Caleb Landry Jones, Hey Gary, Hey Dawn
Wand, Vertigo
Beak, >>>>
The Smile, Wall of Eyes
Bonny Light Horseman, Keep Me In Your Mind/See You Free
The Jesus Lizard, Rack
Tramhaus, The First Exit
Fat Dog, WOOF
Pop Rock
Corridor, Mimi
Cage The Elephant, Neon Pill
Vampire Weekend, Only God Was Above Us
The Lemon Twigs, A Dream Is All We Know
English Teacher, This Could Be Texas
The Waeve, City Lights
Kit Sebastian, New Internationale
Eels, EELS TIME!
Tindersticks, Soft Tissue
Memorials, Memorial Waterslides
Khruangbin, A LA SALA
MGMT, Loss Of Life
Military Genius, Scarred For Life
Scène française
Les Mercuriales, Les Choses M’échappent
Brigitte Fontaine, Pick Up
Mustang, MEGAPHENIX
Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp, Ventre Unique
Justice, Hyperdrama
Aquaserge, La Fin De L’économie
Cyril Cyril, Le futur ça marche pas
KO KO MO, STRIPED
Astral Bakers, The Whole Story
Juniore, Trois, Deux, Un
Sinaïve, Pop Moderne
Enfin une pensée particulière pour les albums de The Smile et The Voidz, on y retrouve Thom Yorke et Johnny Greenwood dans le premier et Julian Casablancas dans le second. N’est-ce pas ces mêmes artistes qui dans leurs formations initiales, respectivement Radiohead et The Strokes, avaient été pressentis comme « sauveurs du rock » ? Chacun son tour !
Carol Coupreau