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La « female rage » ou comment les femmes ont perdu le droit à la colère

Quel est le point commun entre Pearl, Black Swan et Jennifers Body ? Si vous avez pensé à des femmes en colère, vous avez vu juste. Ces trois films mettent en scène des femmes haineuses, assoiffées de vengeance qui sèment le chaos partout où elles passent, et c’est pour cela qu’on les aime. La colère des femmes est si extraordinaire qu’elle en devient le thème principal de multiples œuvres cinématographiques ou littéraires. Et nous voilà à nouveau sur un pur produit signé Patriarcat.  

Ce que l’on nomme communément « female rage » ou « rage féminine » en français, fait référence à une émotion de colère ressentie par des personnages de fiction féminins décrits comme se différant des autres par cette colère, rage ou violence. Des exemples pour cela seraient Pearl (Pearl, 2022), Lisa (Girl interrupted, 1999), Nina (Black Swan, 2010) ou encore Amy (Gone Girl, 2014).

Il y a plusieurs raisons possibles à l’existence de cette rage féminine mais toutes sont reliées de près ou de loin à la manière dont sont socialisées les petites filles. Celles-ci sont en général éduquées (consciemment ou non) de manière à ignorer ou réprimer leur colère, ce qui les mène à la transformer plutôt en tristesse. Etant donné que les femmes sont généralement associées (à tort) aux émotions et à la sensibilité, elles ont plus tendance à retranscrire leur colère par des pleurs tandis que les hommes la montrent par des gestes violents. Lors d’études, une majorité de femmes indique ressentir de la honte après la colère, sentiment moins présent chez les hommes, voir absent. Cette honte est une conséquence directe de la socialisation des jeunes filles qui « n’auraient pas dû s’emporter ». Leslie Jamison l’explique dans son article “I used to insist I didn’t get angry. Not anymore” de la façon suivante: “The notion that female anger is unnatural or destructive is learned young; children report perceiving displays of anger as more acceptable from boys than from girls”[1]. Audre Lorde mentionne également un point similaire avec une perspective davantage centrée sur les femmes noires dont la haine ne vient pas uniquement des violences systémiques faites aux femmes mais aussi de la violence systémique faite aux personnes noires. Elle écrit dans The Uses of Anger : « Women of color in America have grown up within a symphony of anger at being silenced at being unchosen, at knowing that when we survive, it is in spite of a world that takes for granted our lack of humanness, and which hates our very existence outside of its service”[2]

Les médias représentent la rage féminine sous trois grands angles. Le premier d’entre eux est la rage féminine comme déviation à la conformité. L’idée qu’une femme doit être jolie, plaisante, parfaite lui pose un poids considérable sur les épaules qui ne s’allège pas lorsqu’on lui retire le droit de crier ou de s’énerver. Ces stéréotypes ignorent totalement les besoins personnels des femmes (comme le besoin d’exprimer ses émotions ou le besoin de ne pas être constamment en état de performance) et cela entretient le sentiment bouillonnant de rage qui grandit en elles et finit par exploser dans un acte de colère semblablement démesuré. Ce genre de female rage se retrouve dans des œuvres comme Black Swan ou Gone Girl.

Il y a ensuite la female rage comme acte de vengeance. Ce sont les Médée, les Kill Bill et toutes les autres justicières que le système judiciaire n’a pas défendues. Il s’agit de femmes dont les plaintes ont été classées sans suite ou dont leur agresseur n’a échoppé que d’une peine dérisoire comparée à la gravité de ses actes. Elles ressentent le besoin de se faire justice par leurs propres moyens et c’est à ce moment là qu’elles deviennent des meurtrières, des chasseuses, etc. Cependant, même si elles finissent en général par obtenir leur vengeance, elles sont majoritairement dépeintes comme étant blessées durant leur quête, comme si l’idée d’une femme trop forte sur le long terme était impensable.

Le dernier angle sous lequel on pourrait attaquer le concept de la female rage ne se trouve pas dans la rage mais dans le female. Il s’agit de la rage féminine en opposition avec la rage masculine. Rien que le mot « female rage » le sous-entend car il n’existe pas de « male rage ». Là où la rage masculine est perçue comme héroïque, comme rite de passage entre garçon et homme, la rage féminine est vue comme dérisoire, ridicule, voir « hystérique » ou « bunny boiler ».  Elle est également très souvent liée aux hommes, que ce soit par le fait que les directeurs de films soient eux-mêmes des hommes (ce qui est intriguant pour des films dont le sujet principal sont des émotions qu’ils ne connaissent pas) ou le fait que la vengeance des femmes soit toujours liée aux méfaits d’un homme (meurtre d’un enfant, agression sexuelle, etc.) ce qui renforce l’idée qu’une femme est en son essence une créature pure et incapable d’atrocités pareilles.

Bien que le cinéma moderne évolue de plus en plus vers une représentation de femmes en tant qu’antagonistes, et non en tant que victimes ou personnages romantiques, ces dernières restent un produit du regard des hommes, des femmes féroces mais attirantes comme Lara Croft, armée jusqu’aux dents mais en short et débardeur comme si ces fins morceaux de tissus pouvaient la protéger de coups de couteaux et d’armes à feu.

Clémentine Grand-Perrin

Sources :

Balanescu Miriam, Female rage: the brutal new icons of film and TV, 2022, BBC

Blair Iona, Female Rage: too normal to be so rare, 2023, Cherwell Archive

Jamison Leslie, I used to insist I didn’t ger angry. Not anymore., 2018, The New York Times Magazine

Lorde Audre, Sister Outsider, The Uses of Anger: Women responding to racism, 1981, Crossing Press Berkeley

[1]   « L’idée que la colère féminine n’est pas naturelle ou qu’elle est destructrice s’apprend tôt ; les enfants déclarent percevoir les manifestations de colère comme plus acceptables de la part des garçons que de la part des filles »

[2] Les femmes de couleur en Amérique ont grandi dans une symphonie de colère dû le silence, dû au fait de ne pas être choisies, dû au fait de savoir que lorsque nous survivons, c’est en dépit d’un monde qui prend pour acquis notre manque d’humanité, et qui déteste notre existence même en dehors de son service.

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